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Chanson et music-hall,  Essai

Gilbert Bécaud, un peu d’amour et d’amitié

Gilbert Bécaud disparaissait il y a vingt ans, le 18 décembre 2001. L’historien de la chanson, Jacques Pessis, et l’un des paroliers de l’artiste, Claude Lemesle, lui consacrent, à quatre mains, l’ouvrage Bécaud. On revient te chercher aux Éditions L’Archipel, paru en novembre 2021, afin de rendre un hommage à ce chanteur français au succès international. L’important c’est Bécaud !

 

Depuis que Gilbert Bécaud (1927-2001) nous a quittés, son œuvre a été passablement oubliée par les nouvelles générations. Ce phénomène est fréquent dans le domaine de la chanson : quand un chanteur n’a plus l’occasion de proposer à son auditoire des nouveautés à date régulière et une fois que son ancien public s’est raréfié, il sombre dans l’indifférence. C’est ce que l’on appelle le purgatoire, un oubli temporaire si l’artiste à la chance de refaire surface après quelques décennies de sommeil.

Les premières chansons

Ce chanteur a bercé mon enfance puisqu’un membre de ma famille était fanatique et l’écoutait en permanence. J’ai donc appris à connaître sa discographie et à l’apprécier moi-même au fil des années. Ce ne sont pas nécessairement ses chansons les plus connues que j’aimais davantage, mais plutôt sa production des débuts, des années cinquante et soixante, car j’ai toujours préféré hier à aujourd’hui. Mes chansons préférées, celles des toutes premières années, étaient souvent les plus rythmées comme Mé qué, mé qué (Charles Aznavour, 1953), Quand tu danses (Pierre Delanoë, 1953) Si, si, si la vie est belle (Roger Pierre, 1954), sans pour autant dédaigner les plus sensibles : Mes mains (1953), Quand tu n’es pas là (Pierre Delanoë, 1959), Les Croix et La Ballade des baladins (Louis Amade, 1953).

L’apparition de Bécaud sur la scène du music-hall s’inscrivait dans le renouveau d’une France de la reconstruction qui désirait vivre intensément et exprimer sa joie. C’est dans ce contexte que le chanteur à la cravate à pois, grâce à son swing, à l’énergie débordante qui émanait de sa personne, devint, en France, la « première idole », dix ans avant Johnny Hallyday et les yéyés.

L’ouvrage que proposent les éditions de L’Archipel est en deux parties. La première, écrite par Jacques Pessis est une biographie synthétique, en 130 pages, évoquant chronologiquement les moments cruciaux du chanteur, autant professionnels que personnels. La seconde partie est un récit de 70 pages, en chapitres de deux à quatre pages, des relations entre Claude Lemesle et le chanteur.

Doué pour la musique

Jacques Pessis explique que Gilbert Bécaud enfant (né François Silly, nom du mari de sa mère, Albert, mais pas de son véritable père, Louis Bécaud) était un surdoué de la musique et que rien d’autre ne l’intéressait. L’école n’était pas son fort ni la discipline, toutefois les cours particuliers, à six ans, lui ouvrirent des perspectives. Son inscription au conservatoire municipal de Nice, en 1936, ne fit qu’affermir son choix de se consacrer à la musique. Ses professeurs étaient ébahis devant ses dons qui le faisaient progresser à la vitesse d’un cheval au galop. En témoignent ses Premiers prix de piano, d’harmonie et de direction d’orchestre.

Lors de l’Occupation, la famille rejoignit, en 1943, Louis Bécaud à Paris, parti dix ans plus tôt, comme sommelier au cabaret le Lido. Les parents inscrivirent l’adolescent au conservatoire de Paris dans la classe de René Guillou, prix de Rome, qui lui prédit une carrière de chef d’orchestre. Mais ses études musicales furent de courte durée, car le mari de sa sœur aînée Odette, ne pouvant échapper au service du travail obligatoire (STO) en Allemagne, le couple s’enfuit en Savoie avec leur fille Jacqueline et Gilbert. À la Libération, les soldats américains firent découvrir à celui-ci le jazz qui le détournera du classique.

Un pianiste de bar

Après avoir connu les emplois précaires depuis son adolescence, Bécaud devint, en 1946, à 19 ans, pianiste de bar dans divers établissements de nuit, activité qui lui permit de faire des rencontres déterminantes pour sa future carrière, comme celle de Maurice Vidalin qui sera un de ses paroliers attitrés, après s’être engagé dans la Légion étrangère. En 1948, étant l’accompagnateur de Marie Bizet, une chanteuse fantaisiste, celle-ci le présenta à son deuxième futur parolier fétiche Pierre Delanoë, à l’époque inspecteur surnuméraire de l’enregistrement aux services fiscaux. Enfin, en 1950, dans un piano-bar, Jacques Pills, qui était alors une vedette internationale, l’approcha et lui proposa, de l’accompagner dans une tournée, en Amérique du Nord et latine, qui dura près de deux ans.

À leur retour, en 1952, le duo apporta à Édith Piaf une chanson de sa composition, qu’elle adopta avec enthousiasme : Je t’ai dans la peau. Alors que Jacques Pills se mariera bientôt avec Piaf, Gilbert entre dans l’entourage de la chanteuse. C’est à cette occasion qu’il rencontra Charles Aznavour avec qui il composa une dizaine de chansons. Même si la chanteuse de La Vie en rose en faisait son souffre-douleur, l’expérience « Piaf » fera passer à Bécaud un cap décisif. Par son intermédiaire, il obtint un rendez-vous avec Louis Amade, préfet le jour et poète le soir, qui fut son troisième parolier favori. Celui-ci, ayant des relations dans le milieu du spectacle, le présenta à la maison de disque Pathé-Marconi.

Fauteuils cassés

En ce début de 1953, Bécaud était prêt pour devenir le futur « Monsieur 100 000 volts », toutefois, il convenait de se frotter d’abord au métier dans les cabarets où il obtint, déjà, un fort succès. En février 1954, il fit l’ouverture de la salle de music-hall, l’Olympia, juste créée par Bruno Coquatrix, en première partie de la vedette Lucienne Delyle, l’interprète de L’Amant de Saint-Jean. Douze mois plus, tard, en février, il était en haut de l’affiche avec son nom en lettres rouges sur la façade. En un an, il était passé d’inconnu à vedette que l’on écoute sur les électrophones ou dans les postes de radio. De plus, il possédait à ce moment-là suffisamment de chansons pour assurer un spectacle entier.

Ce premier Olympia en vedette de 1955 – qui dura trois semaines – restera dans les annales. Le jeune public, rongeant son frein, attendra son idole en cassant les fauteuils, tandis que ceux qui n’avaient pas réussi à obtenir des billets brisèrent les vitrines aux alentours. Bécaud, par sa fougue, ses bondissements, sa voix pleine d’allégresse, incitait à l’émeute. Fidèle à l’Olympia, il passera trente-trois fois dans cette salle mythique, jusqu’à son ultime édition, en 1999, où j’étais présent en compagnie de son admiratrice dès ses débuts.

La méthode Bécaud

Jacques Pessis raconte dans l’ouvrage la naissance de certaines chansons. En ce qui concerne « Et maintenant » (1961), c’est le chanteur qui en fut à l’origine. Ayant rencontré dans un avion une actrice allemande, qui lui faisait part de son désespoir, à la suite d’une rupture amoureuse, de guerre lasse, elle lui demanda : « Et maintenant qu’est-ce que je vais faire ? » Ayant compris la puissance d’évocation de cette question, Bécaud en fit part au téléphone à Pierre Delanoë qui en fera un succès international, repris en anglais (What Now My Love) par de nombreuses stars américaines. Sur l’insistance de Delanoë, la phrase devint plus élégante : « Et maintenant que vais-je faire / de tout ce temps que sera ma vie / De tous ces gens qui m’indiffèrent / Maintenant que tu es partie. »

Dans la seconde partie de l’ouvrage, Claude Lemesle – son dernier collaborateur régulier à partir de 1977 – décrit les relations qu’entretenait Bécaud avec ses paroliers. Celui-ci ne se contentait pas d’accepter les textes clé en main, mais au contraire les amendait et discutait chaque mot. Le principe de la collaboration consistait à les inviter à son domicile et de travailler de concert avec eux. Tantôt c’était le parolier qui proposait une phrase, une idée, tantôt c’était le compositeur qui pianotait une mélodie grâce à laquelle l’inspiration de son partenaire surgissait.

Même si Bécaud n’a jamais écrit les paroles d’une chanson, on peut affirmer qu’il eut un rôle déterminant dans le processus créatif et même qu’il orientait les sujets. Ainsi Je reviens te chercher (Pierre Delanoë, 1967) témoigne de ses problèmes, à l’époque, avec sa future troisième femme Kitty, un mannequin américain rencontré à Paris en 1965 : « Je reviens te chercher / Tremblant comme un jeune marié / Mais plus riche qu’aux jours passés / De tendresse et de larmes et de temps / Je reviens te chercher / J’ai l’air bête sur ce palier / Aide-moi et viens m’embrasser / Un taxi est en bas qui attend ».

Le succès en fuite

À partir des années quatre-vingt, la réussite n’était plus au rendez-vous. Claude Lemesle, qui a consulté les agendas de Bécaud, constate que celui-ci notait amèrement que les salles de ses spectacles n’étaient plus « bourrées », selon son expression. Angoissé à l’idée de perdre son public – même si la solitude ça n’existe pas, proclamait-il – son obsession était alors de renouer avec le succès. Malgré les efforts de Claude Lemesle pour lui faire entendre qu’il était une vedette internationale munie d’une kyrielle de standards, comme Nathalie (Pierre Delanoë, 1964), il exigeait un tube. Il viendra en 1983 avec Désiré, qui fit un triomphe de ventes de 45 tours, même si la chanson était médiocre.

Pendant les trente dernières années, il conservera son public des débuts et créera encore de belles réussites, qui certes n’atteindront pas le haut des hit-parades, mais seront dignes de son talent. Parmi elles : L’amour est mort (Maurice Vidalin, 1981), Je me fous de la fin du monde (Claude Lemesle, 1982), Avec vingt ans de moins (Didier Barbelivien, 1989), Faut faire avec (Claude Lemesle, 1999).

Gilbert Bécaud fut un show man infatigable, se produisant 250 fois par an, en France et dans le monde. Dans ses concerts, il mettait en scène un style singulier fait de tutoiements adressés au public, de « ouais » sporadiques, de main collée sur l’oreille pour mieux s’entendre, de déplacements scéniques vivaces, d’une voix puissante, au léger accent méridional entendu dans les marchés de Provence, ajoutant ainsi du charme à l’interprétation.

Jacques Pessis et Claude Lemesle avec leur ouvrage ont accompli un travail honnête qui permet aux fans du chanteur, comme à ceux qui le connaissent peu, de découvrir sa personnalité ainsi que son œuvre, pourvue de plus de 400 titres, qui obtint partout un grand succès. Merci au duo d’être revenu le chercher. Et le spectacle continue !

 

Didier Sailllier

(Mars 2022)

Jacques Pessis et Claude Lemesle, Bécaud. On revient te chercher, Éditions L’Archipel, 2021, 239 p., 18 €.

Photo : Gilbert Bécaud, Studio Harcourt, 1953.

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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