Le musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme (MAHJ) – 71, rue du Temple 75003 Paris – présente l’exposition « Pierre Dac. Le parti d’en rire » du 20 avril au 27 août 2023. Une longue carrière, de chansonnier, d’acteur, de journaliste, d’homme de presse, de radio, de télévision et de loufoquerie généralisée. Il fut un modèle pour les humoristes des générations suivantes. Plus de 250 documents nous sont proposés dont d’innombrables photos et des archives sonores et filmiques.
Nous traversons la cour de l’hôtel de Saint-Aignan, poussons la porte d’entrée sur laquelle est notée une maxime de Pierre Dac (1893-1975) : « Ce n’est pas parce qu’en hiver on dit “Fermez la porte, il fait froid dehors !”, qu’il fait moins froid dehors quand la porte est fermée. » Alors, nous refermons la porte, dans le doute… Tout le long du parcours, nous lirons sur les cimaises des aphorismes placés en fonction des thèmes et des salles.
Pierre Dac, de son vrai nom André Isaac (en hébreu : « Il rira »), était d’origine juive alsacienne par la branche maternelle, Kahn. Mais avec l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine par l’Allemagne, en 1871, les grands-parents du futur humoriste décidèrent de rester Français et ouvrirent un magasin de chaussures à Châlons-sur-Marne (devenue Châlons-en-Champagne en 1997). Bertha Kahn (1857-1935) rencontra Salomon Isaac (1856-1939), un boucher venu d’Épernay, dont la famille était aussi alsacienne et juive. Le couple se maria en 1887 et eut deux enfants : Marcel (1887-1915) et André.
Louchebem
En 1896, la famille s’installa à Paris et Salomon s’embaucha aux abattoirs de La Villette. Pendant son enfance, les talents artistiques du petit André se révélèrent et ce dernier bénéficia de leçons de violon. Il parlait trois langues : le judéo-alsacien, le français et le louchebem (ou loucherbem) le jargon de bouchers, comme papa ! Celui-ci, Salomon, avait beaucoup d’humour et sa femme Bertha disait : « J’ai trois enfants dont le plus petit est votre papa ! » La profession du père ne sera pas sans conséquence sur la carrière du fils cadet, dans la mesure où le louchebem participa de sa verve poétique. Pour rappel, le louchebem fonctionne ainsi : vous remplacez la première lettre d’un mot par un L, puis vous replacez la lettre supprimée à la fin du mot, enfin vous accolez des suffixes en -è, -em, -oc, -uche, -ic. Exemple pour « boucher » : « loucherbem » ! Ce n’est pas plus compliqué que cela !
Après la Première Guerre mondiale, il exerça plusieurs petits métiers comme représentant en biscuits, employé dans un bureau d’export-import et chauffeur de taxi, activités brèves eu égard à son manque de disposition pour la vie active. C’est en 1922, se sentant l’âme d’un amuseur qu’il débuta sa carrière de chansonnier à La Vache enragée, un nouveau cabaret de Montmartre, fondé l’année précédente, nom qui ne manque pas de sel pour celui qui larlerpem le louchebem ! Le chansonnier est celui qui propose des sketchs autour d’un thème et caricature l’actualité. C’est le directeur de La Vache enragée, Roger Toziny, qui, trouvant que le nom André Isaac ne faisait pas suffisamment artiste, lui proposa le pseudonyme de Pierre Dac : deux syllabes qui claquent au vent. Ses sketchs et chansons obtinrent un succès immédiat.
De Montmartre à Pigalle
Pendant l’entre-deux-guerres, les théâtres et les cabarets des quartiers de Montmartre, de Pigalle et autres se l’arrachaient. Dans une même soirée, il passait dans divers lieux : Les Deux Ânes, Le Coucou, Le Caveau de la République, La Lune rousse. Ce va-et-vient vespéral était permis à la condition que la distance entre deux cabarets fît moins de trois kilomètres, tel était le règlement officieux.
Une série de programmes de salles de spectacles des années trente nous sont présentés dans des vitrines. Au Moulin-Rouge, il est qualifié de « chansonnier fantaisiste » et partage, en 1935, l’affiche avec Raimu ; l’ABC, le théâtre du rire et de la chanson » annonce : « Pierre Dac dans un sketch loufoque dont il est l’auteur et l’unique interprète » ; en 1936, toujours à l’ABC, il est programmé avec la chanteuse réaliste Damia et « le rossignol corse », Tino Rossi ; au cabaret Le Coucou, il est entouré d’André Gabriello et de Raymond Souplex. Tous ces noms restent encore dans les mémoires des anciennes générations, mais bientôt ils tomberont dans l’oubli.
Un loufoque amoureux
En ce temps-là, le terme « loufoque » – du louchebem passé dans le langage commun – est souvent accolé à la personne de Pierre Dac. Ce mot vient de fou, « ouf », « louf-oc ». C’était une époque où l’on aimait qualifier ainsi les artistes comme Charles Trenet, « le fou chantant ». Dans une archive filmique de 1972, Pierre Dac explique ce qu’est concrètement son humour loufoque : « C’est une démonstration par l’absurde, c’est-à-dire de partir d’une base extrêmement solide, d’une rigueur cartésienne, et là-dessus dire n’importe quoi, dire des choses insolites. »
En 1934, dans la revue de Jean Boyer Greta Garbo et sa doublure, il fit la rencontre sur scène de l’actrice Dina Gervyl qui devint sa maîtresse, car il était marié depuis cinq ans avec une Espagnole au sang chaud, Marie-Thérèse Lopez, qui lui menait la vie dure. Dix ans plus tard, il épousera Dina et, jusqu’à la fin de sa vie, il remercia le ciel de l’avoir mis sur son chemin. Un audio nous permet d’écouter la lettre qu’il lui adressa en 1934. Un tantinet timide, entre deux considérations professionnelles, il lui glisse en douce une demande en mariage.
Radio loufoque
Depuis la fin des années vingt, la radio était en plein boum, une trentaine de stations publiques ou privées étaient apparues. Dans les foyers, la T.S.F. se généralisait, alors il fallait alimenter les émissions de divertissement. Pierre Dac lança les premières émissions humoristiques, L’Académie des travailleurs du chapeau, Le Club des loufoques (1937), diffusées sur Radio Cité, dont le propriétaire était Marcel Bleustein, le magnat de la « réclame ». Puis, sur la radio privée Le Poste parisien, il forma un trio gagnant, avec Fernand Rauzena et Lionel Cazaux, qui animait La Société des loufoques (SDL) et La Course au trésor (1938), un jeu radiophonique qui mit en émoi les Champs-Élysées : « Pierre Dac Ier, le roi des loufoques » proposa aux auditeurs d’apporter des objets hétéroclites préalablement désignés. Le succès vira à l’émeute : la police dut séparer les membres du Club des branques et ceux des Amis de la bécane à Jules, chacun s’accusant de tricherie…
L’Os à moelle, une drôle de guerre
De la radio, Pierre Dac passa à la presse et créa, le 13 mai 1938, un journal de quatre pages L’Os à moelle, l’« organe officiel des loufoques », qui paraissait tous les vendredis. Sur les murs de l’exposition sont affichés des pages de ce journal parodique, dont le premier numéro déclare en « une » que « “Le Premier ministère loufoque est constitué… mais il ne durera pas”, nous dit Pierre Dac président du Conseil ». Cinq photos nous montrent un canular organisé pour L’Os à moelle. Pierre Dac et son partenaire André Gabriello contrefont un débat politique houleux. Après une gifle feinte, un duel au chapeau oppose les deux hommes dans le parc de Saint-Cloud, en novembre 1938. Heureusement que dans les colonnes du journal, Pierre Dac avait prévenu : « Nous éviterons évidemment toute bifurcation politique, car nous voulons bien être loufoques, mais pas fous. »
Si L’Os à moelle jouait sur le registre de l’absurde, de la moquerie, de la dérision, il est aussi un hebdomadaire qui s’engagea contre les montées des fascismes. Les « unes » évoquent les actualités internationales les plus brûlantes. Celle du 8 septembre 1939 : « Eh Adolph, ce coup-ci y’a un os ». Suit une note : « Avis important / On recherche / Recherchons, mort ou vif / Le dénommé Adolph, / Taille 1 m 47 / Cheveux bruns avec mèche sur le front, / Signe particulier : / Tend toujours la main, comme pour voir s’il pleut. / Signe spécial, le seul le rapprochant un peu d’un être humain : / Moustaches à la Charlot. / Énorme récompense. »
Zone sud
Après 109 numéros, L’Os à moelle, le 7 juin 1940, interrompit sa parution pour des raisons indépendantes de sa volonté… L’équipe prit la poudre d’escampette. Quant à Pierre Dac, ayant brocardé pendant deux ans le régime nazi et « Adolph », il quitta Paris avec retard le 14 juillet. D’abord réfugié en Bourgogne chez son ami Fernand Rauzena, ayant entendu parler de l’appel du 18 Juin d’un général, il partit pour Toulouse avec le projet de rejoindre Londres. Cependant, Jacques Canetti, le directeur artistique de Radio Cité avant la guerre, devint organisateur de tournées et proposa à Pierre Dac de se produire en zone sud et en Afrique du Nord. Le 4 septembre 1941, ayant raillé Mussolini à Nice, devant une foule hilare, il reçut une amende des autorités françaises.
Ici Londres !
Désabusé par ce comportement pusillanime, au mois de novembre 1941, il décida, une nouvelle fois, d’atteindre Londres en traversant les Pyrénées. Passé la frontière espagnole, il fut arrêté et emprisonné quatre mois. Le 26 mars 1942, il fut remis aux autorités vichyssoises et incarcéré à Perpignan. Ce même jour, interrogé au poste-frontière de Céret, il déclara : « En France, il y avait deux personnes célèbres, le maréchal Pétain et moi. La France a choisi Pétain, je n’avais plus rien à faire ici. » Ce jeu de détention et de libération entre la France et l’Espagne se produisit à plusieurs reprises et lui valut au total douze mois de prison entre 1941 et 1943. Enfin, par l’intermédiaire de la Croix-Rouge, en octobre 1943, il débarqua à Londres par Alger.
C’est avec l’émission Les Français parlent aux Français sur Radio Londres qu’il devint une vedette de la France libre en parodiant les chansons françaises comme celle interprétée par Maurice Chevalier Ça fait d’excellents Français : « Et tout ça, ça fait / De mauvais Français / Pour lesquels il n’est que le porte-monnaie / Pour savoir être opportuniste / Afin de sauvegarder ses petits intérêts / Et ils se sont mis à grands coup de Vichy / Au régime collaborationniste ». En 1945, il revêtit l’uniforme de correspondant de guerre pour la Radiodiffusion française en suivant l’avancée des Français libres jusqu’en Allemagne.
La période Blanche
En 1946, Pierre Dac revint aux affaires et relança L’Os à moelle pendant un an. C’est à cette occasion qu’il rencontra son talentueux « collaborateur » Francis Blanche avec qui il forma un duo de music-hall époustouflant. Leur plus célèbre sketch est certainement Le Sâr Rabindranath Duval (1957) : « Pouvez-vous me dire quel est le numéro du compte en banque de monsieur ? – Oui. – Vous pouvez le dire ? – Oui ! – Vous pouvez le dire ? – Oui !! – Il peut le dire ! Bravo ! Il est extraordinaire, il est vraiment sensationnel. »
Le feuilleton radiophonique au long cours Signé Furax (1951-1960) bénéficia aussi des qualités du duo qui monta dans les sommets du délire. Toujours dans la parodie, les deux amis fondèrent, en 1949, le Parti d’en rire qui avait comme devise : « Contre tout ce qui est pour et pour tout ce qui est contre ». Un programme de haute tenue. En 1964, très déçu par les politiciens de son époque, il décida de présenter sa candidature à l’élection présidentielle de 1965 et créa, à cet effet, le MOU, le Mouvement ondulatoire unifié, car dans une période dure, il faut donner du mou… Le bouffon a pour fonction de mettre au jour le ridicule du pouvoir, ce que Dac réussissait en prononçant des discours aussi vides de substance que ceux des politiques.
L’exposition du MAHJ, d’une grande richesse, permet de suivre toute l’étendue de la carrière de l’humoriste que ce soit sur scène, à la radio, à la télévision, dans la presse et dans la vie. Lui qui était le roi des aphoristes, un d’eux (trois, quatre) ne le concerne pas : « Celui qui dans la vie est parti de zéro pour n’arriver à rien dans l’existence n’a de merci à dire à personne. »
Didier Saillier
(Juin 2023)
Photo : Pierre Dac et Dina Gervyl dans la revue de Jean Boyer Greta Garbo et sa doublure au cabaret La Lune rousse, Paris, 1934 – Archives Jacques Pessis.