La marge du temps, un blog culturel et littéraire
Serge Gainsbourg et Jane Birkin. dans la nature. Jane Birkin regarde l'objectif, tandis que Serge Gainsbourg regarde Jane Birkin.
Chanson et music-hall,  Exposition

Serge Gainsbourg, tout ça, c’est de la littérature !

La Bibliothèque publique d’information (BPI), au sein du Centre Pompidou, organise l’exposition « Serge Gainsbourg, le mot exact » du 25 janvier au 8 mai 2023 (prolongation : jusqu’au 3 septembre 2023). L’auteur-compositeur-interprète de plus de cinq cents chansons est mis à l’honneur trente-deux ans après sa disparition. C’est l’homme de culture, l’amoureux de la littérature, l’écrivain, le poète, le moraliste, qui est mis en relief.

 

Que Serge Gainsbourg (1928-1991) soit distingué par le Centre Pompidou, ce n’est pas anodin. D’autres chanteurs et chanteuses ont aussi bénéficié ces dernières années d’une exposition à la Philharmonie de Paris (Georges Brassens, Barbara, Renaud) ou à la Galerie des Bibliothèques (Charles Trenet, en 2013). Pour un homme de music-hall, être l’objet d’une exposition au Centre Pompidou a un sens tout particulier, elle souligne une personnalité qui dépasse le compositeur, le parolier et l’interprète. L’établissement muséal semble avoir approuvé son aphorisme « classieux » : « Je connais mes limites, c’est pourquoi je vais au-delà. »

Le Centre Pompidou, institution pluridisciplinaire qui valorise la création moderne et contemporaine, fait de Gainsbourg – somme toute un chanteur de variété – un artiste qui écrit ou compose avec fermeté, à l’instar d’un peintre qu’il fut d’ailleurs dans sa jeunesse. En effet, dès l’âge de treize ans, il suivit des cours à l’académie Montmartre, puis à dix-huit ans, après avoir été renvoyé du lycée Condorcet, avant le baccalauréat, il s’inscrivit en architecture à l’Académie des beaux-arts. Bien qu’attiré par la rigueur que requiert cette discipline, il abandonna cette formation, faute de connaissance approfondie en mathématique supérieure.

Famille et enfance

Lucien Ginsburg (son prénom et nom de naissance) est issu d’une famille cultivée de Juifs russes ashkénazes venus d’Ukraine, dans l’ancien empire russe. Tandis que la mère, Olga, possédait une jolie voix de mezzo-soprano, le père, Joseph, avait commencé la peinture avant d’y renoncer et d’entreprendre des études de piano au conservatoire de Ekaterinoslav. En 1919, après leur mariage, le couple fuit la guerre civile russe et s’installa à Paris, après être passé par Batoum, sur la mer Noire, Constantinople, Marseille. Joseph devint pianiste de bar autour de Montmartre, dans les boîtes de nuit.

Dès cinq, six ans, Lucien, le cadet, et ses deux sœurs furent initiés au piano par leur père intransigeant, qui n’admettait pas les fausses notes. Chaque séance se terminait par des pleurs, c’est pourquoi un mouchoir était placé à gauche du clavier… Malgré tout, le futur Serge Gainsbourg (un pseudonyme en « hommage » aux instituteurs incapables de prononcer correctement son patronyme, et Serge, parce que cela faisait russe) ne sera pas dégoûté par la musique. À dix ans, il s’intéressait déjà à la chanson et avait une vénération pour Charles Trenet et son succès de 1938 « J’ai ta main dans ma main ». Dans le 9e arrondissement, où habitait la famille Ginsburg, le « petit gars » rencontra deux ans plus tard la chanteuse réaliste Fréhel, une voisine de l’impasse Chaptal, qui lui offrit un diabolo grenadine, tandis qu’elle s’envoyait un ballon de rouge.

Peinture et chanson

Après la guerre, dès dix-huit ans, parallèlement à la peinture, qui ne nourrissait pas son homme, il jouait de la guitare ou du piano dans les bals et les mariages, jusqu’au service militaire. Revenu de l’armée, Lucien s’étant marié, en 1951, avec Élisabeth Levitsky, une fille d’aristocrates russes immigrés, dispensa des cours de dessin dans une institution à Maisons-Laffitte pour les enfants juifs et les jeunes rescapés des camps nazis. Entre 1954 et 1957, parallèlement à ses activités de pianiste de bar et de coloriage de photos de cinéma, il s’essaya à la chanson et s’inscrivit à la Sacem, sous le pseudonyme de Julien Grix (en référence à Stendhal et au peintre Juan Gris), pour déposer six chansons, dont la plus connue fut chantée en 1959 par Juliette Gréco, Les amours perdues.

Tout s’accélère, à la fin de l’année 1957, Lucien Ginsburg, à 29 ans, change de pseudonyme et devient Serge Gainsbourg quand il débute au Milord l’Arsouille, d’abord comme accompagnateur de la chanteuse Michèle Arnaud, puis comme chanteur. Le Milord l’Arsouille (5, rue de Beaujolais !) est un cabaret de la rive droite de la Seine, dans l’esprit de la rive gauche de l’époque, une chanson qui se voulait intellectuelle et d’esprit anarchiste. Un an auparavant, Gainsbourg avait découvert dans le café-théâtre de Pierre Prévert, La Fontaine des Quatre-Saisons, Boris Vian chantant ses chansons aux textes agressifs sur un ton qui ne l’était pas moins. Gainsbourg reconnaît en Vian un modèle dans lequel il se sent capable d’évoluer. C’est donc au Milord l’Arsouille que Gainsbourg crée son premier succès, Le poinçonneur des Lilas, puis enregistre l’album 25 cm chez Philips, « Du chant à la une ! », sorti en septembre 1958. Il reçoit les louanges de Boris Vian et de Marcel Aymé. La carrière de Serge était lancée.

Poètes et poésie

L’exposition de la BPI présente une partie de la bibliothèque de Gainsbourg, dans laquelle nous lisons sur la tranche des livres les écrivains et poètes classiques qui avaient son assentiment. Pour le xixe : Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Poe, Flaubert, Benjamin Constant, Huysmans. Pour le xxe siècle : le dadaïsme, le surréalisme, influences qui furent à la source de ses textes. Pourtant, il mit peu en musique ses poètes fétiches. Cinq poèmes entre 1959 et 1961 : Musset, Nerval, Hugo, Félix Arvers et Baudelaire. Car contrairement à ce que l’on pourrait penser, un beau poème ne fait pas nécessairement une bonne chanson. Ce qu’il admettait aisément en 1961 : « ça fait de très mauvaises chansons tout ça. Alors, je les ai remis dans les œuvres et mes chansons sont oubliées. »

Il trouvait préférable de s’inspirer des poèmes en y prélevant certains vers. Ainsi, Je suis venu te dire que je m’en vais (1973) est inspiré de Chanson d’automne (1866) de Paul Verlaine choisissant quelques vers détournés (« Tu t’souviens des jours heureux et tu pleures »), pour les intégrer dans son texte évoquant une rupture amoureuse, alors que chez Verlaine il s’agissait de la nostalgie du passé. Pour Rimbaud, le poème Les chercheuses de poux apparaît de manière cryptée dans Élisa (1969) : « Élisa cherche-moi des poux / Enfonce bien tes ongles / Et tes doigts délicats / Dans la jungle / De mes cheveux Lisa ».

Lolita

Si Élisa met en scène un moment intime entre un homme mûr et une jeune femme (« Élisa rien que toi, moi, nous / Tes 20 ans, mes 40 / Si tu crois que cela / Me tourmente / Ah non vraiment, Lisa »), c’est dans le disque concept Histoire de Melody Nelson (1971) que Gainsbourg reconnaît son attirance pour la femme-enfant, inspirée du roman Lolita (1955) de Vladimir Nabokov. Cette figure reviendra souvent dans son œuvre. Par exemple, dans Poupée de cire poupée de son (1965), composée pour la jeune France Gall ou Lemon Incest (1984) chantée en duo par le père et sa fille, Charlotte, âgée de treize ans – renforçant ainsi l’aspect sulfureux du propos –, ou dans la chanson tirée de son film éponyme Charlotte for Ever (1986).

Même si l’exposition évoque peu l’aspect musical, nous remarquons que Gainsbourg, tout comme dans ses textes, aimait, à l’occasion, emprunter des mélodies démarquées d’œuvres de la musique classique pour laquelle il fut initié par son père. Ainsi, Lemon Incest s’inspire de la 3e Étude en mi majeur, opus 10, de Chopin ; Charlotte for Ever de l’Andantino pour piano du soviétique arménien Aram Katchatourian, tandis que Baby Alone in Babylone (1983), chantée par Jane Birkin, est calquée sur le 3e mouvement de la 3e Symphonie de Brahms, tout comme Jane B. (1969), également chantée par Birkin, du 4e Prélude, opus 28, de Chopin. Ces emprunts qu’ils soient littéraires ou musicaux ne sont pas pour autant de vulgaires plagiats, car Gainsbourg en artiste moderne n’agissait pas autrement que les dadaïstes ou les surréalistes, pour lesquels il avait une passion, qui détournaient par des collages des matériaux préexistants. Faire du neuf avec du vieux n’est pas si aisé, encore faut-il savoir quoi choisir, et comment l’intégrer dans une œuvre personnelle.

Méthode

Gainsbourg expliquait sa méthode : « Je pars du titre. Puis, ce titre me donne le poème qui m’apporte, par le découpage de la versification, la structure musicale de la mélodie. En somme, dès que j’ai trouvé le titre, la chanson est pratiquement terminée. » Toutefois, même si le titre était déterminant dans l’élaboration d’une chanson, il fallait tout de même écrire le poème… C’est alors qu’intervenait le dictionnaire de rimes qui le portait vers des rimes rares et difficiles à placer, par exigence. C’est pourquoi, il composa des textes avec des rimes en « ex » comme dans la chanson écrite pour Françoise Hardy Comment te dire adieu (1968) : « Mon cœur de silex / Vite prend feu / Ton cœur de pyrex / Résiste au feu / Je suis bien perplexe / Je ne veux / Me résoudre aux adieux » ; il appréciait aussi les allitérations en « v » comme dans La Javanaise (1963) : « J’avoue j’en ai bavé pas vous mon amour / Avant d’avoir eu vent de vous mon amour / Ne vous déplaise / En dansant la Javanaise / Nous nous aimions / le temps d’une chanson ».

Les mélanges d’onomatopées et de mots anglais étaient aussi les bienvenus pour leurs syllabes brèves, leur sonorité, le tout produisant un rythme saccadé comme dans Comic Strip (1967) : « J’distribue les swings et les uppercuts / Ça fait Vlam ! ça fait Splatch ! et ça / fait Chtuck ! / Ou bien Bomp ! ou Humpf ! parfois même Pfff ! ». À partir de 1968, sur l’album Initials BB, il adopta le « talk-over » (le style parler), afin de prononcer plus aisément ces mots courts et percutants. Ford Mustang (1968) est un bon exemple : « Une bouteille de fluid make-up / Un flash un Browning et un pick-up / Un recueil d’Edgard Poe / Un briquet Zippo ».

Gainsbourg versus Gainsbarre

Gainsbarre est la figure du double médiatique de Gainsbourg qui prend sa source dans les romans fantastiques du xixe siècle comme L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde de Robert Louis Stevenson (1886) et Le Portrait de Dorian Gray (1890) d’Oscar Wilde, ou la nouvelle Le Horla (1886) de Guy de Maupassant. Dans ces œuvres, le principe repose sur un dédoublement de personnalité : le bon se transforme en méchant, le sentimental en homme cynique. Gainsbarre était un alcoolique plein de dérision et dérisoire, qui provoquait des scandales à la télévision pour amuser la galerie. Le double néfaste prit l’ascendant sur le créateur – et le détruisit. En 1983, dans un entretien il confia : « un jour j’ai mis un masque sur mon visage et je n’arrive plus à l’enlever. »

Gainsbourg qui affirmait que la chanson était un art mineur, en comparaison avec les arts majeurs, tels que la peinture, la sculpture, la musique ou l’architecture, requérant une « initiation », selon son propre terme, ne prenait pas en considération que la littérature et la poésie – qui sont aussi des arts majeurs quand ils sont pratiqués au plus haut niveau – ne font pas l’objet d’une initiation au sein d’un conservatoire. Jacques Brel, contrairement à lui, affirmait : « le talent, ça n’existe pas, c’est d’avoir envie de réaliser un rêve, le reste c’est de la transpiration, c’est de la discipline ». Serge Gainsbourg – auteur de la sentence : « Si j’étais Dieu, je serais peut-être le seul à ne pas croire en moi – est un de ceux, dans la seconde partie du xxe siècle, qui ont fait de la chanson un art majeur, qu’il le veuille ou non, en proposant une interprétation de la réalité, certes sarcastique et misogyne (Les femmes, c’est du chinois, 1961), et en procurant des émotions à ses auditeurs.

Didier Saillier

(Avril 2023)

Photo : Jane Birkin et Serge Gainsbourg (mai 1972) © Peter Stephens/Mirrorpix/Getty Images.

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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