La chanteuse réaliste Fréhel – interprète de 180 chansons –, née le 13 juillet 1891 et décédée le 3 février 1951, bénéficie cette année d’un double anniversaire : elle aurait eu 130 ans et elle nous a quittés il y a 70 ans. À l’occasion de la série de six émissions de « Tour de chant » de Martin Pénet sur France Musique[1] et de la lecture de la biographie Fréhel de Nicole et Alain Lacombe (1990), revenons sur cette chanteuse à la forte personnalité qui fascinait le public par sa voix et sa présence, elle qui savait si bien chanter la nostalgie, la tristesse, la misère, mais aussi faire valser les couples sur des airs de musette.
Selon les témoins qui eurent la chance de voir Fréhel sur scène, les enregistrements rendent peu compte de son charisme. Dans la salle de concert, elle s’imposait face au public, il ne fallait pas moufter : « Fermez vos gueules, j’ouvre la mienne ! » C’était une fille de la rue, qui a connu la pauvreté et qui était dépourvue de bonnes manières. Parmi les chanteuses dites « réalistes », Fréhel ne cherchait pas à créer un personnage : elle était spontanée, à la ville comme à la scène. Les histoires de ses chansons – des mélodrames de filles perdues, des complaintes de filles-mères, des amours de fortifs – reflètent sa vie empreinte de misère, d’amours délaissées, d’excès.
L’enfance
Originaires de Primel-Trégastel dans le Finistère, ses parents se débarrassèrent rapidement de leur enfant Marguerite en la confiant à la grand-mère maternelle, plutôt portée sur l’eau-de-vie. Née dans le XVIIe arrondissement de Paris, sur un boulevard de ceinture, Marguerite Boulc’h, après cet exil breton, fut récupérée cinq ans plus tard par ses parents qui s’installèrent à Courbevoie, puis à Levallois. La carrière de la future Fréhel commença dès son arrivée : perchée sur les tables des cafés, elle entonnait des succès de l’époque. Les clients lui envoyaient des pièces, ce qui incitait sa mère à l’envoyer chanter jusqu’à deux ou trois heures du matin. Jolie éducation !
Le père, marin, puis aiguilleur au chemin de fer, profession qui lui coûtera un bras après avoir été happé par une locomotive, comme la mère, concierge de son état, se désintéressèrent de Marguerite. Celle-ci, négligée dans tous les domaines, s’éleva seule : « […] tout ce que je sais, c’est que j’attendais qu’il pleuve pour me frotter la figure avec la pluie et que je me lavais les pieds dans les ruisseaux de la rue », raconte Fréhel en 1937 dans la Complainte de ma vie, une série d’articles pour Points de vue-Images du monde.
L’école n’était pas au programme, puisqu’un enfant se devait, dans ce milieu miséreux, de travailler le plus tôt possible afin de ne pas être une charge. À neuf ans, on la retrouvait au turbin : livreuse de boîtes à sel dans les brasseries ; démarcheuse à domicile de « rénovateurs faciaux », elle rencontra à cette occasion la Belle Otéro, une danseuse espagnole et courtisane, célébrité parisienne, qui l’a prise sous son aile.
Les débuts
À 14 ans, après avoir été exclue du domicile parental, elle obtint une audition à l’Univers, une brasserie de l’avenue de Wagram, sous le nom de scène de la Môme Pervenche. Son interprétation fiévreuse de chansons de Montéhus, un auteur anarchisant, fut concluante. Elle fut engagée par la suite à la Pépinière, une salle dédiée aux revues, spectacles qui associaient la chanson, la danse et la comédie. Avant ou après les numéros, Fréhel entonnait des titres qui ne traversèrent pas le temps. Son entrée dans le métier ne la sortit pas de la précarité : elle se nourrissait de café crème et dormait sur les banquettes, dans les escaliers ou les arrière-salles.
Après un mariage avec un jeune comédien, Robert Hollard dit Roberty, en 1907, à l’âge de 16 ans, elle quitta les banquettes. Mais ce fut de courte durée, étant donné qu’elle éprouvait le besoin de liberté. Pourtant son mari, bon bougre, lui enseignait la diction et lui proposa un nom de scène : Fréhel, qui faisait référence au cap breton. Encore mariée, Fréhel devint en 1910 la maîtresse de Maurice Chevalier, jeune chanteur à la célébrité naissante, pendant que Roberty filait le parfait amour avec Damia, une collègue de sa femme. Tout le monde trouvait son compte ! Cet amour passionnel d’un an fut électrique entre Fréhel et Chevallier. Celui-ci, qui ne supportait pas la vie dissolue que Fréhel lui proposait, finit par la quitter pour Mistinguett.
Depuis 1910, Fréhel était devenue une vedette, réclamée par les boîtes de Montmartre et des boulevards. Elle fréquentait la haute société qui venait s’encanailler dans ces lieux de plaisir, ses amants étaient des princes, de grands bourgeois européens, un futur président d’Argentine… des boxeurs. Sous l’effet de la cocaïne et de l’éther, elle manquait de respect aux plus hautes personnalités qui s’en amusaient.
A l’étranger
Au début de 1914, Fréhel fut cornaquée par la grande-duchesse russe Anastasia, la cousine de Nicolas II, qui était captivée par cette femme émouvante qui pleurait comme une madeleine avant de lancer des saillies piquantes. Elle accepta de bon cœur un tour de chant à Saint-Pétersbourg. Les nuits blanches pétersbourgeoises l’étonnèrent : « La ribouldingue que j’avais connue à Montmartre faisait figure de bal donné au chef-lieu du canton en l’honneur de la rosière. » La Grande Guerre mit un terme à son séjour et aux bacchanales. Pour une ultime fête, tous les grands-ducs étaient réunis pour écouter Fréhel : Boris, Dimitri, Cyril, Serge, Michel. Quel succès mondain pour une fille de la rue !
Pour Fréhel, la guerre se passa en Roumanie. L’amour pour un bel et jeune officier commença dans la joie et se termina dans le désespoir quand il fut tué sur le front en 1916. Après l’armistice, elle s’installa à Constantinople où elle resta cinq ans. Cette ville était une zone libre où tous les trafics étaient possibles. Comme la « coco » coulait à flots, elle ne s’en priva pas pour anesthésier ses malheurs. Dans les vapes en permanence, elle passait d’amant en amant, des militaires, car elle aimait l’uniforme. En 1923, elle était devenue une épave, vieillie avant l’âge, quand l’ambassade la rapatria en France sur un paquebot.
Retour à Paname
Paris au début des années vingt avait changé. Le cinéma s’imposait dans la culture populaire et devenait attirant depuis que les films américains se répandaient en Europe ; le music-hall s’était transformé aussi avec l’apparition de rythmes dansants venus d’outre-Atlantique ; la TSF nouvellement apparue diffusait la musique dans les intérieurs tout comme les disques 78-tours qui devenaient un objet de consommation ; le microphone soutenait la voix du chanteur lors des récitals : les conditions techniques changeaient et il fallait s’adapter. Elle, Fréhel, n’en avait cure et continua de chanter, sans micro.
Dès son retour à Paname, Fréhel se produisit dans des cabarets et des restaurants pour « se chauffer » avant d’effectuer sa rentrée à l’Olympia, après dix ans d’absence. Son directeur, Paul Franck, créa le slogan resté attaché à l’artiste : « L’inoubliable inoubliée ». Si le public était dans ces années vingt friand de renouvellement, il était aussi curieux de revoir la mythique Fréhel. À l’Olympia, elle replaça ses anciennes chansons, tout en introduisant dans son tour de chant des nouveautés comme Du gris : « Du gris que l’on prend dans ses doigts / Et qu’on roule / C’est fort, c’est âcre comme du bois / ça vous saoule ». Cette chanson avait été créée en 1920 par Berthe Sylva, puis reprise par une pléiade d’artistes. Comme le remarquent Nicole et Alain Lacombe dans leur biographie, « Une chanson dans les années vingt était rarement la propriété d’un seul chanteur. » L’Olympia fut un triomphe et Fréhel revint aux affaires.
Cinéma
À la fin des années vingt, Fréhel renouvela son répertoire et l’étendit avec des chansons aux thèmes traditionnels (Comme un moineau, La zone, La chanson des fortifs), des musettes (La java bleue), des nostalgiques (J’ai l’cafard, Comme une fleur, Où sont mes amants), des autoportraits (La coco, À la dérive, Dans la rue) et humoristiques (La môme caoutchouc, Tel qu’il est, La môme catch-catch). C’est grâce au cinéma que nous conservons l’image de Fréhel en situation. Les mains sur les hanches face à son public, sa gestuelle était réduite, mais l’émotion passait par la voix et les expressions du visage. Dans les années trente, les cinéastes firent appel à ses services pour son physique atypique, loin du glamour ambiant. Les personnages qu’elle incarnait étaient en adéquation avec sa vie de chanteuse de goualante.
Sur sa vingtaine de films, demeure Pépé le Moko (1936) de Julien Duvivier avec Jean Gabin et Mireille Balin. Fréhel joue le rôle de Tania, une chanteuse oubliée exilée dans la casbah d’Alger : « Quand j’ai trop le cafard, je change d’époque », dit-elle à « Pépé » en écoutant sur un phonogramme Où est-il donc ? de 1926, une de ses chansons les plus célèbres et émouvantes qui exprime la nostalgie du Paris de sa jeunesse. Autant dire que Fréhel et cette chanson font corps : « Où est-il mon moulin de la place Blanche ? / Mon tabac et mon bistro du coin ? / Tous les jours étaient pour moi dimanche ! / Où sont-ils les amis, les copains ? / Où sont-ils tous mes vieux bals musette ? / Leurs javas au son de l’accordéon ? / Où sont-ils tous mes repas sans galette ? / Avec un cornet de frites à dix ronds / Où sont-ils donc ? »
Dans les années quarante, Fréhel continua son métier en France occupée et fit des tournées en Allemagne pour les prisonniers et les travailleurs STO. À la Libération, elle aura quelques ennuis, sans gravité. L’après-guerre fut son chant du cygne, dans la mesure où elle était passée de mode, même si elle ne l’avait jamais été. La consommation constante d’alcool ne l’aida pas à renouer avec le succès. Les dernières années, le corps fatigué, elle subsista en chantant, en attraction, dans les cinémas de quartier. En 1951, elle meurt dans un hôtel de Pigalle à l’âge de cinquante-neuf ans. Bien que Fréhel n’ait pas eu la carrière internationale d’Édith Piaf, elle est restée dans les mémoires une chanteuse sincère et naturelle.
Didier Sailllier
(Octobre 2021)
Nicole et Alain Lacombe, Fréhel, Éditions Belfond, coll. « Voix », 1990, 309 p.
[1] L’émission « Tour de chant », consacrée à la chanson, est diffusée le dimanche de 12 h 30 à 13 heures. Les six émissions sur Fréhel, qui ont été diffusées du 9 mai au 20 juin 2021, sont à réécouter sur le site de France Musique. Lien du premier volet : https://www.francemusique.fr/emissions/tour-de-chant/frehel-94678.
Photo : Fréhel, années 1930. Gamma-Keystone © GettyImages.
Anecdotes racontées par Fréhel
Fréhel, à 16 ans, est invitée à dîner chez Mollard (Brasserie célèbre de la rue Saint-Lazare) par le baron Camille de Lillers :
« Après [avoir mangé des huitres] on nous a donné un bol avec un rond de citron qui faisait la planche. Moi qui toussais, j’ai jugé l’attention délicate de la part du baron. J’ai bien trouvé que mon grog manquait d’alcool, mais pour ne pas faire de peine au baron, je l’ai bu jusqu’au bout. Il a eu l’air gêné et je ne l’ai jamais revu. Il a dû retourner aux poseuses qu’il avait l’habitude de fréquenter. Où avais-je appris, moi, l’usage d’un rince-bouche ? »
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À 19 ans, Fréhel chante à l’Abbaye et Albert Volterra son directeur la prévient de chanter des chansons correctes car le prince Antonio de Monténégro allait venir incognito. Fréhel – qui ne connaît pas le sens du mot incognito – s’attend à voir venir un prince « de haute stature en manteau d’hermine avec une couronne sur la tête ». Elle ne voit personne de ce genre, alors elle chante La Petite Bonne Femme aux paroles salaces. Albert Volterra est furieux :
« — Tu es virée, me dit-il entre ses dents, tu peux faire tes paquets, c’est le dernier soir que tu chantes ici.
« — De quoi, de quoi, je lui dis. Qu’est-ce qui te prend ?
« — Parle moins fort. Tu sais ce que tu m’avais promis pour le prince. Tu t’es foutue de moi.
« — Un prince : où vois-tu un prince ? Où qu’il est ton prince ?
« — C’est moi, mademoiselle, dit quelqu’un non loin de moi.
« Je regarde avec stupéfaction un gros bonhomme qui avait une tache de vin sur la figure, en veston, le col couvert de pellicules.
« La colère m’a prise d’un coup. Virée pour virée, il m’en fallait pour mon argent. Et puis, quand j’ai quelque chose à dire, il faut que ça parte ; on ne me changera pas.
« — Vous n’êtes qu’un dégueulasse, fais-je au prince. Je ne sais pas au juste de quoi vous êtes roi, mais vous seriez le roi des c… que je n’en serais pas épatée. »
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Entre 1911 et 1914 : « J’engueulais le client et je n’y allais pas de main morte, je vous prie de le croire. Un jour, j’ai collé à un Rothschild, qui m’avait donné quarante ronds à ma quête, sa pièce sur le crâne, en lui disant :
« — Tout ce qui brille n’est pas or, mon petit lapin ! »
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Au printemps 1914, à Saint-Pétersbourg, Fréhel chantait chez les frères Alexandrov à l’Aquarium. La violence scandait la vie de la capitale. Un souvenir de Fréhel :
« Germaine Fabiani, très fêtée en Russie à ce moment-là, avait pour amant un très grand personnage de l’armée et de la cour, que je ne peux nommer. Homme superbe de prestance et de force, il devenait dans l’ivresse d’une violence sauvage. Quand entrait Germaine Fabiani, il voulait que tous les orchestres se taisent pour ne plus jouer, tant qu’elle était là, que les chansons de Fabiani. Une nuit, un chef d’orchestre, un nouveau, refusa d’interrompre son morceau. Je vois encore l’autre se lever dans son uniforme de la Garde, bleu avec un liséré rouge, je revois l’éclair d’un sabre, et le malheureux musicien s’écroulant, la tête tranchée. Il y eut un remous, un ou deux cris ; un autre orchestre attaqua immédiatement, des bouchons de champagne sautèrent. Déjà Nicolas Glass [le chef des maîtres d’hôtel] avait fait enlever le cadavre et sa tête, nettoyer le sang. La fête continuait : Glass s’est sans doute contenté de faire figurer l’infortuné chef d’orchestre sur la note. »
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Fréhel est à Bucarest après la déclaration de guerre de 1914. La future Marie de Roumanie s’amusait de la gouaille de Fréhel. On disait dans les salons de Bucarest qu’elle était si parisienne, si française.
« Après le concert, il y eut bal. La princesse autour de qui on faisait cercle, me fit signe d’approcher.
« — Que puis-je faire pour vous être agréable, mademoiselle ? me dit-elle.
« Quelle belle prestance, quel port vraiment royal elle avait, ainsi debout ! Une croix en brillants était le bijou qu’elle portait.
« — Elle est belle, dis-je en regardant la croix. Quel est le maquereau qui vous a donné cela ?
« Elle sourit, montrant ses dents qui sont belles et fortes.
« — Le prince, mon époux, dit-elle.
« Et regardant malicieusement le petit médaillon qui pendait à mon cou :
« — Je vous la donne, ajouta-t-elle, en échange de votre médaillon [donné par le jeune et bel officier roumain Eugène Diamandescu, amant de Fréhel.]
« — Ah non, fis-je vivement.
« La princesse accentua son sourire :
« — C’est à cause de ce qu’il y a dedans n’est-ce pas ? Je connais votre secret. Je sais que vous aimez la Roumanie et les Roumains. Vous avez en moi une amie. »
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Souvenirs de Maurice Chevalier
« Fréhel était une des plus jolies femmes de Paris. En fait de plaisanteries, elle se permettait tout, et on lui pardonnait. C’est ainsi qu’un soir, s’adressant à une reine :
« — Eh bien, ma vieille, tu ne crois pas que ton collier irait mieux sur mon cou que sur le tien ?
« — Quand vous aurez mon âge, vous en aurez peut-être un, répondit la reine en souriant.
« — Tu as raison, je ne suis pas encore assez moche pour avoir des bijoux. »
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Témoignage d’une danseuse
« Un après-midi de 1938, au métro Anvers, je suis tombé en arrêt devant une grande femme, probablement soûle, affaissée au pied d’un arbre. Un car de police s’est bientôt arrêté pour embarquer cette pocharde. Mais elle a fait face aux fics. Elle leur a hurlé : “Foute-moi la paix, je suis Fréhel, oui Fréhel la chanteuse.” C’était bien elle, en effet, mais les agents refusaient de la reconnaître. Je suis allé les trouver. Je leur ai dit : “Vous ne pouvez pas embarquer notre grande Fréhel.” Ils ont hésité un instant et j’ai pu glisser à l’oreille de la malheureuse : “Chantez, madame, je vous en prie, chantez !”
« Alors, les mains sur les hanches, les jambes écartées, dessoûlée comme par enchantement, elle a entamé La Java bleue avec autant de force, autant de fougue qu’au temps où les foules l’acclamaient.
« Aussitôt, les badauds se sont pressés autour de leur ancienne idole, stupéfaits d’être les témoins de cet authentique miracle. Un brigadier a murmuré : “Comme c’est triste de finir ainsi !” Puis il a rappelé ses hommes et le panier à salade est reparti à vide. »
Anecdotes tirées de la biographie Fréhel de Nicole et Alain Lacombe.