La marge du temps, un blog culturel et littéraire
Carte postale : Atlantic Coast Line Railroad. Un dialogue transatlantique.
Arts plastiques,  Exposition

L’Art déco, un dialogue transatlantique

La Cité de l’architecture et du patrimoine, place du Trocadéro, à Paris, nous propose l’exposition « Art déco. France-Amérique du Nord » du 21 octobre 2022 au 6 mars 2023. D’une grande richesse, l’Art décoratif a touché tous les domaines : l’architecture, le design d’intérieur, la sculpture, la peinture, l’illustration, l’ébénisterie, l’art de la table, et il a exercé une influence sur le mode de vie de la population la plus aisée à travers la mode vestimentaire, la cosmétique, les parfums.

 

Entre les années dix et les années trente, autour de l’Art déco, il y eut une relation forte entre la France et les pays de l’Amérique du Nord, en particulier avec les États-Unis. Les liens d’amitié entre la France et ceux-ci ne datent pas de cette période. Nous pouvons les faire remonter au xviiie siècle quand La Fayette participait activement à la guerre d’indépendance américaine. Un autre moment important fut quand les Américains vinrent en France combattre aux côtés des Alliés lors de la Première Guerre mondiale, en 1917. Un an auparavant, le sergent Norman Prince, dont la famille était francophile, créa une escadrille américaine (« La Fayette Flying Corps ») au sein de la Légion étrangère et sous commandement français.

Les soldats de la Légion étrangère, à leur tour, traversèrent l’Atlantique et effectuèrent une tournée américaine, de septembre à décembre 1918, afin d’inciter la population locale à acheter des obligations « de liberté », les « Liberty Bonds », pour soutenir l’effort de guerre. Une affiche célèbre de 1917 « Over There » (« là-bas ») fut dessinée par Albert Sterner : la Marianne républicaine montrant la direction de l’Europe à un marin de l’« US Navy ».

Les couturiers

Né en France, l’Art déco se définit par « des lignes simples, épurées, des formes géométriques et classiques, ainsi que par une stylisation dynamique des motifs décoratifs ». Il se forma, progressivement, au cours des années 1910 dans l’architecture et la décoration. Les couturiers parisiens furent des pionniers, ils s’implantèrent aux États-Unis, afin de promouvoir leurs productions. Jeanne Paquin, de la « maison Paquin », en 1912, installa une succursale sur la Cinquième Avenue, à New York, pour présenter ses fourrures ; Paul Poiret, qui voyait grand, effectua, en 1913, une tournée promotionnelle à travers les États-Unis ; Lucien Lelong fut considéré comme « le plus Américain des couturiers français » ; Jean Patou, en 1924, recruta six mannequins américains pour sa maison de couture parisienne : les riches clientes américaines, pensait-il, seraient en confiance. Les grands couturiers diversifièrent aussi leurs activités en créant leurs propres parfums. Les fragrances « complexes et compliquées » importaient, bien sûr, mais les flacons et les emballages étaient déterminants dans l’achat des clients. C’est pourquoi ils firent appel au grand maître verrier René Lalique qui fabriqua des flacons Art déco pour les parfumeurs François Coty, Lucien Lelong, la maison d’Orsay, dirigée par Jacques Guérin…

L’exposition des arts décoratifs et industriels modernes de 1925

Mais ce fut lors de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, en 1925 qui se déroula à Paris, que le style se cristallisa et se diffusa en Amérique du Nord. Tous les artistes qui travailleront bientôt en Amérique y étaient présents. Vingt et un pays étaient représentés, surtout européens et aussi quelques pays asiatiques et africains appartenant aux colonies françaises. Les États-Unis n’eurent pas de pavillon, en raison d’une absence de réalisations notables, reconnue comme telle par les Américains eux-mêmes, car le principe des expositions d’arts décoratifs était de présenter les dernières tendances esthétiques d’un pays et de montrer le renouvellement des formes.

Si les États-Unis n’eurent pas de pavillon, en revanche, le secrétaire d’État au commerce Herbert Hoover envoya une délégation d’observateurs représentant une trentaine de corporations : des entrepreneurs de textile, de mobilier, de papier peint, d’éclairage, de joailleries, de couture. Des journalistes des magazines de mode (Vogue, House and Garden) furent aussi du voyage pour rendre compte de cet événement so Modern and so French à leurs lecteurs. Un rapport, commandé par Herbert Hoover, était attendu. Un chroniqueur du New York Times écrivit qu’il en attendait des idées inspirantes venues « de l’aptitude française à saisir le temps ». Les États-Unis sentaient bien que de l’autre côté de l’Atlantique frémissait une nouvelle orientation qu’il fallait rapporter at home. Comme bien souvent dans l’histoire industrielle, les Français avaient des idées et les Américains, plus pragmatiques, les réalisaient avec succès. Par conséquent, les États-Unis jouèrent un grand rôle dans la diffusion de l’Art déco en Amérique du Nord, puisque, dès la fin du xixe siècle, de nombreux architectes étasuniens et canadiens furent formés à l’École des beaux-arts de Paris. En retournant dans leurs pays, ces architectes construisirent des gratte-ciels dans le style « Beaux-Arts », puis « néoclassique » et « néogothique ».

Gratte-ciels

Paul Iribé, qui fut dessinateur, illustrateur de mode, décorateur d’intérieur, déclara dans le New York Times, en 1920 : « Vous êtes en train de créer quelque chose de nouveau […] je pense que votre ennemi ici pour être franc est le mauvais goût… Vous avez tout créé sauf le goût. Vous vous servez de vos idées modernes avec les goûts de notre Vieux Monde, et ils ne conviennent pas. Une nation aussi neuve et magnifique doit créer son propre goût. » C’est en appliquant l’Art déco à leur spécificité – le gratte-ciel – que les Américains trouvèrent leur forme et firent de ces bâtiments le symbole de la grandeur des États-Unis. Le Chrysler Building (1930) fut le premier gratte-ciel construit avec cette allure, et le plus haut au monde, par l’architecte William Van Alen, formé aux Beaux-Arts de Paris.

Dès l’exposition de 1925, les artistes français qui présentaient leurs œuvres dans les divers pavillons furent invités par les grands magasins d’Amérique du Nord pour agencer leurs vitrines, tout comme par les milliardaires pour décorer leurs demeures. Même les institutions culturelles leur commandèrent des œuvres. Ce fut le cas de Marcel Loyau – le premier prix de sculpture à l’exposition – qui fut repéré par l’architecte-urbaniste en chef de Chicago, Edward H. Bennett. Celui-ci lui l’engagea pour concevoir une fontaine monumentale représentant quatre groupes de chevaux marins crachant puissamment des jets d’eau vers le ciel. La fontaine Buckingham (financée par la famille) fut installée en face du lac Michigan.

Paquebots

Les paquebots transatlantiques jouèrent le rôle d’« ambassadeurs flottants » pour dévoiler le « nouveau style ». Dès 1927, le paquebot l’Île-de-France, le premier à présenter entièrement un décor Art déco, fut lancé sur l’océan Atlantique. La réalisation de programmes de décoration fut confiée aux artistes des métiers d’arts présents à l’exposition internationale. Ferronniers, ébénistes, architectes d’intérieur, sculpteurs, peintres, décorateurs, s’en donnèrent à cœur joie.

Raymond Subes – décorateur spécialisé dans les ferronneries – qui dessina les grilles des portes d’ascenseurs du paquebot l’Île-de-France et la « grande porte entre le hall et l’entrée du vestiaire des premières classes » du paquebot le Normandie, inauguré en 1932. Pierre Patou, architecte et concepteur d’intérieur, aménagea trois paquebots : l’Île-de-France, l’Atlantique et le Normandie ! Nous pouvons admirer l’un de ses fauteuils de la salle à manger de l’Île-de-France, ainsi que quatre études du décorateur de mobilier Louis Süe pour les tapisseries de sièges du « salon de conversation », représentant, entre autres, la cathédrale Notre-Dame de Paris. Luc Lanel, un artisan créateur, pour sa part créa des services à thé et à café en métal argenté, commercialisés en 1936, en se reproduisant ses modèles conçus pour le Normandie.

Cinéma

Tout comme la presse ou les paquebots transatlantiques, le cinéma hollywoodien contribua largement à promouvoir l’Art déco notamment par les décors dessinés par Paul Iribe, qui fut également décorateur de cinéma, pour le compte de la « Famous Players-Lasky » (la future Paramount) et du metteur en scène et producteur Cecil B. DeMille ; tandis que Cedric Gibbons, le directeur artistique de la Metro-Goldwyn-Mayer (MGM), créait des décors Art déco comme dans le film de Harry Beaumont Our Dancing Daughters (1928).

Partir-revenir

Une fois que les productions Art déco eurent conquis le public américain, il devenait logique que les « autochtones » reprennent ce style à leur compte en l’adaptant à leur goût. À partir de la crise économique de 1929, les exilés français n’ayant plus d’engagements retournèrent dans leur mère patrie. Ainsi Jacques Carlu, revenu en 1934, édifia le palais de Chaillot, avec ses collègues Léon Azéma et Louis-Hyppolite Boileau, pour l’Exposition internationale des arts et techniques de 1937, ouvrage qui n’est pas sans rappeler la monumentalité des bâtiments américains. Juste retour des choses, l’Amérique exerçait, à son tour, une influence sur l’architecture française.

L’exposition de la Cité de l’architecture et du patrimoine se révèle exhaustive en évoquant les spécialités nombreuses et diverses qui employèrent le « style nouveau », en plus de l’architecture qui est au centre de ce musée. De plus, cette exposition a dépassé son programme en évoquant la vie culturelle et artistique des Années folles qui débordent souvent par leur vigueur le simple cadre de l’Art déco.

Didier Saillier

(Mars 2023)

Illustration : Carte postale « The Champion. Atlantic Coast Line Railroad », circa 1939. Atlantic Coast Line, Wilmington, NC, Lithograph © The Wolfsonian–Florida International University, Miami Beach, Florida, The Mitchell Wolfson, Jr. Collection – Photo : Lynton Gardiner.

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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