La marge du temps, un blog culturel et littéraire
Emmanuel Berl et Patrick Modiano, photo d'Edouard Boubat
Essai

Emmanuel Berl, un pacifiste entre gauche et droite

Emmanuel Berl, né le 2 août 1892, aurait eu, l’année dernière, 130 ans. L’excellente biographie d’Olivier Philipponat et de Patrick Lienhardt Emmanuel Berl – Cavalier seul, parue en septembre 2017, nous offre l’occasion de rendre hommage à un homme de plume aux talents multiples. Il fut à la fois romancier, essayiste, journaliste, philosophe, historien, mémorialiste, homme de radio et de télévision. N’en jetez plus !

 

Le nom d’Emmanuel Berl m’est apparu au travers d’un ouvrage de Patrick Modiano. En 1976, celui-ci avait conduit un entretien[1] avec l’homme qui avait rencontré les personnalités les plus attractives de son temps, notamment celles des années trente et quarante, période qui exerçait une fascination sur Modiano. L’entretien pastichait un interrogatoire policier serré auquel Berl s’était volontiers prêté. À la suite de cet ouvrage, je me mis à la recherche de livres de Berl : Méditation sur un amour défunt (1925), Mort de la morale bourgeoise (1930), Sylvia (1952), Présence des morts (1956), Rachel et autres grâces (1965), Regain au pays d’Auge (1975). Ouvrages au charme indéfinissable fait de gravité et de désinvolture, car si la mort est omniprésente, la vie a aussi toujours raison.

Enfance et adolescence

Emmanuel Berl (1892-1976) est né dans une famille juive, bourgeoise et industrielle. La religion n’avait aucune importance pour son entourage familial. Ce furent ses camarades d’école qui lui firent comprendre qu’il était Juif. Les usines fondées par son grand-père Achille et gérées par son père Albert ne l’intéressaient en rien. L’homme qui exerça une forte impression auprès de l’enfant fut Alfred Berl, un oncle paternel, à la fois avocat, journaliste, homme de lettres, écrivant dans des revues intellectuelles, et amateur des civilisations grecque et italienne. C’est par l’intermédiaire de cet oncle que Berl approcha très jeune le monde intellectuel et politique : André Berthelot, Victor Basch, Georges Clemenceau. De plus, étant apparenté à Henri Bergson, Emmanuel, lycéen, lui faisait relire ses dissertations. Son enfance se passa entre Neuilly, Passy, La Muette, l’Étoile,Trocadéro, quartiers de la grande bourgeoisie.

Son cousin du côté maternel, Henri Franck, un prodige, disait-on de lui, doué génialement pour la philosophie et la poésie, qui devint normalien à 18 ans, suscita l’admiration d’Emmanuel. Celui-ci le côtoya dès l’âge de 13 ans et fut initié par son aîné à la musique et à la philosophie. À partir de 1908, tous les deux furent confrontés à l’antisémitisme qui sévissait à la Sorbonne, pour Henri, et au lycée Condorcet, pour Emmanuel. Ce sont les Camelots du roi, des vendeurs du journal L’Action française et membres du service d’ordre du mouvement royaliste, qui étaient les plus virulents. Si Henri Franck et Bergson se vouèrent au jeune Emmanuel, c’est que l’adolescent était orphelin de père depuis 1908. Henri Franck, en mourant de la tuberculose, en 1912, à l’âge de 23 ans, renforça son sentiment d’absence.

Études et tendance politique

Berl après la mort de son cousin (et après celle de son oncle, normalien aussi, décédé avant sa naissance de la même maladie) refusa de passer les concours de l’École normale supérieure et de l’agrégation, en ayant le sentiment que les élèves trop brillants étaient destinés à mourir jeunes de la tuberculose. Malgré ses craintes de disparaître, Berl étudia la philosophie à la Sorbonne et suivit des cours à Sciences Po. Son auteur fétiche, à l’époque, était Fénelon et son quiétisme, la « doctrine du repos absolu de l’âme, passive à la grâce de Dieu ».

Dès l’âge de 19 ans, il révéla sa tendance politique en approuvant le président du Conseil Joseph Caillaux de privilégier, lors de la crise marocaine de 1911, la négociation avec l’Allemagne pour rechercher la paix. Berl sera toute sa vie un pacifiste qui prônera le compromis avec l’ennemi plutôt que la guerre. Ce qui lui fut reproché, surtout après la Seconde Guerre mondiale, pour avoir approuvé les accords de Munich en septembre 1938 et l’armistice du 22 juin 1940. Le pacifisme qui partait d’un bon sentiment ne fut en réalité que fourvoiement : l’Allemagne avait profité de ce laps de temps pour se renforcer.

14-18 et après-guerre

En 1914, officier de réserve, il fut mobilisé et affecté au 256e régiment d’infanterie. Pour Berl, écrivent les auteurs de la biographie, « une guerre que l’on n’a pas voulue, une fois déclarée, doit être gagnée au plus vite, comme on étouffe un incendie. » D’abord nommé dans des postes à l’arrière, en mars 1915, il fut affecté, jusqu’à la fin de l’année 1916, dans le secteur de Pont-à-Mousson, où il prit part, pendant deux mois, aux violents combats livrés dans la boue des tranchées. En mai, il fut affecté en Alsace ; à Thann, commune libérée à trois kilomètres des lignes allemandes, bombardée quotidiennement. Au début de 1917, les médecins découvrirent que Berl était atteint d’une « bronchite suspecte » et fut rendu à la vie civile, car il ne devait pas vivre plus de trois mois. L’expérience de la guerre le renforça dans son pacifisme.

Dès 1923, il se lança dans le journalisme et donna des notes de lecture à L’Europe nouvelle, revue pacifiste, et des chroniques philosophiques à la revue de son cousin par alliance Maurice Martin du Gard, Les Nouvelles littéraires. Par son ami de lycée, Gaston Bergery, il se rapprocha politiquement du mouvement radical d’Édouard Herriot. Dans les années vingt, il fréquenta Drieu La Rochelle, les surréalistes, partagea avec André Breton, à son corps défendant, sa compagne Suzanne Muzard, rencontrée dans une maison close.

Pamphlets

Drieu La Rochelle et Emmanuel Berl, très amis en 1927, créèrent leur brochure, Les Derniers Jours. Cahiers politique et littéraire, qui eurent sept livraisons. C’est Drieu qui résuma cette aventure revuiste : « Capitalisme et communisme se meuvent dans le même plan : ce sont les deux formes jumelées momentanément contradictoires, d’un esprit nouveau qui détruit la civilisation. […] Je doute que le communisme puisse être fait en Europe par d’autres que les capitalistes. » Le productivisme, tant redouté par les deux hommes, avait pour effet de détruire les valeurs spirituelles, tel était leur point de vue.

Stimulé par l’aventure provocatrice des Derniers Jours, Berl écrivit des pamphlets contre la bourgeoisie, classe qu’il connaissait bien pour y appartenir. Mort de la pensée bourgeoise (1929), Mort de la morale bourgeoise (1930). Dans le premier, il reprochait à la bourgeoisie de croire que seule sa culture avait le droit d’existence et remettait en question l’enseignement secondaire, prônait l’abolition du baccalauréat et dénonçait, avant Pierre Bourdieu, la reproduction sociale. Dans le second pamphlet, il contestait les valeurs de cette bourgeoisie. Semblant être devenu un marxiste, Berl fut invité, en 1930, à écrire pour l’hebdomadaire Monde du pacifiste Henri Barbusse, qui cherchait à unifier les socialistes. Berl, dans les colonnes de la revue, faisait part de son amour du peuple et conseillait à celui-ci de ne pas rêver à une vie bourgeoise. Finalement, il fut débarqué de la revue en 1931 en raison d’une absence de ligne doctrinale et d’un anticommunisme forcené.

Marianne et Pavés de Paris

Au printemps 1932, les Éditions Gallimard proposèrent à Berl de devenir le directeur de Marianne, un hebdomadaire politique, littéraire et culturel, créé par Gaston pour contrer Candide et Gringoire, magazines qui publiaient en feuilleton ses auteurs. Berl fit appel aux auteurs Gallimard pour tenir les rubriques. La ligne générale de l’hebdomadaire était une nouvelle fois le pacifisme, qui fit naviguer Berl, de gauche à droite, en donnant même parfois le sentiment de soutenir les fascismes. Avec l’arrivée de Hitler au pouvoir en Allemagne, en janvier 1933, Marianne eut comme principe de pratiquer une « politique étrangère réaliste » : si l’on n’est pas suffisamment fort, il est inutile de menacer l’ennemi. D’un côté, Marianne publiait des auteurs de gauche, de l’autre des extraits de France la doulce de Paul Morand, une satire du milieu du cinéma envahi par les immigrés juifs venus d’Europe centrale. En 1937, Berl démissionna de la direction, Gallimard ayant vendu l’hebdomadaire.

La dernière aventure revuiste d’avant-guerre fut la publication, en 1938, d’un bulletin d’influence hebdomadaire, Pavés de Paris, financé par le Quai d’Orsay, dans lequel il était à la fois le directeur et l’unique rédacteur. Trois mille exemplaires vendus sur abonnement. Son cheval de bataille, comme dans Marianne, était le pacifisme, qui lui fit refuser l’interventionnisme, notamment dans la crise des Sudètes. Il admettait un antisémitisme qui exclurait les Juifs du jeu politique mais pas de la patrie [sic] et prônait l’immigration choisie, favorable à la France. Mais après l’envahissement de la Pologne, le 1er septembre 1940, par l’Allemagne, Berl changea de ton en affirmant : « Nous mourrons s’il le faut pour la Pologne », faisant explicitement référence au refus de « mourir pour Dantzig » de Marcel Déat dans son éditorial du 4 mai 1939 dans L’Œuvre. Une semaine après l’invasion allemande en Belgique, survenue le 10 mai 1940, Pavés de Paris cessa de paraître.

Un fameux résistant de Corrèze

Berl est surtout connu pour avoir retouché les messages aux Français du maréchal Pétain. C’est lui qui en effet, après avoir été contacté à Bordeaux par le premier cercle de Pétain, fit dire, en juin 1940, à ce dernier : « la terre ne ment pas » et « je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal », phrases passées à la postérité. Puis, sentant quand même que les Juifs n’étaient pas en odeur de sainteté à Vichy, Berl et Mireille, la compositrice-interprète de « Couchés dans le foin », devenue sa femme en 1937, se réfugièrent en Corrèze, département dans lequel ils passeront la guerre. Pendant ces quatre années, Berl rendait visite à son ami Jean Jardin, devenu directeur du cabinet de Laval en avril 1942, mais ne se sentait pas pour autant en sécurité, malgré ses accointances, tant du côté des antisémites, toujours prompts à dénoncer les Juifs, que des maquisards qui observaient son manège avec les autorités vichyssoises. Néanmoins, Berl était aussi en contact avec des membres de l’Armée secrète, que Malraux lui présenta, et intervint auprès de ses relations vichystes pour avertir les maquis corréziens qu’en septembre 1943 une opération militaire se préparait contre eux. Ainsi, Berl fut un « fameux résistant de Corrèze », comme l’écrivit ironiquement Paul Morand dans son journal.

Jeunesse

Revenu à Paris à la Libération, Berl se méfiait de l’épuration qui fonctionnait à tout-va. Même s’il avait cru dans le maréchal Pétain, aucun motif sérieux ne lui était reproché. N’ayant pas publié sous l’Occupation, il n’était pas inscrit sur la liste noire du Comité national des écrivains. Tout de même, par prudence, il séjourna avec Mireille à Argentat, en Corrèze, pendant deux ans et le couple partit en voyage en Argentine pendant six mois. Pendant les années cinquante, il publia ses plus beaux ouvrages littéraires : Sylvia et Présence des morts et écrivit dans des revues culturelles de droite comme La Table Ronde, Arts, La Parisienne, par goût de l’hérésie et afin de dénoncer les « mystifications de tous ordres ». Dans les années soixante et soixante-dix, la jeunesse le stimulait et celle-ci lui rendait bien : Pierre Nora, Patrick Modiano, Françoise Hardy et Jacques Dutronc l’entouraient de leur attention. Jusqu’au bout, il est resté de son temps en faisant montre de curiosité artistique et intellectuelle. Modiano, fasciné par ce Janus aux deux visages, proche de ses « héros », un pied dans la résistance, un pied dans la collaboration, écrivait : « Emmanuel Berl est resté l’esprit le plus libre, le plus vivace de sa génération. Et puisque la mode est à la jeunesse : le plus jeune. »

Didier Saillier

(Février 2023)

Olivier Philipponnat et Patrick Lienhardt, Emmanuel Berl – Cavalier seul, Librairie Vuibert, 2017, 498 p., 27 €.

[1] Emmanuel Berl, Interrogatoire, par Patrick Modiano, suivi de Il fait beau, allons au cimetière, Gallimard, coll. « Témoins », 1976.

Photo d’Édouard Bouba, “Emmanuel Berl et Patrick Modiano”, circa 1973. © Gamma-Rapho/Getty Images.

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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