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Arts plastiques,  Exposition

Walter Sickert, l’artiste caméléon

Le Petit Palais – avec le Grand Palais et le pont Alexandre III – a été conçu pour l’exposition universelle de 1900. Depuis 1902, il abrite le musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris. Du 14 octobre 2022 au 3 janvier 2023, ce musée et la Tate Britain organisent conjointement l’exposition « Walter Sickert. Peindre et transgresser (1860-1942) ».

 

Le Petit Palais présente ces dernières années des expositions d’artistes – ayant vécu de part et d’autre entre le xixe et le xxe siècle – peu connus, voire inconnus du grand public. Le visiteur est ainsi incité à faire montre de curiosité, cependant la déception peut advenir ou au contraire l’enthousiasme. En ce qui concerne Walter Sickert, visiblement les réactions des visiteurs sont mitigées, si l’on en croit les avis déposés sur les sites culturels. Les critiques qui reviennent régulièrement insistent sur les coloris sombres et la tristesse qui se dégage de ses toiles. Ce qui n’est pas faux, toutefois on peut aussi apprécier cette manière de peindre tout en camaïeu de gris, de brun, de noir.

Caméléon

Dès la première salle, le spectateur est plongé au cœur de la peinture de Sickert et de sa personnalité énigmatique : les autoportraits nous montrent l’artiste, à toutes les époques de sa vie, de 1882 à 1935, sous différentes apparences ; en 1882, un regard mystérieux et séducteur ; en 1896, un profil gauche dont les traits précis évoquent l’énergie, tandis que le profil droit reste dans l’obscurité ; en 1907, dans Autoportrait. Le jeune premier, il porte un chapeau melon, des lunettes de vue cerclées (dont on nous dit que l’artiste n’en avait aucune utilité), ensemble qui évoque un gentleman, un bourgeois installé.

Or, tous ces autoportraits sont des mises en scène, à la manière d’un acteur qui enfilerait un costume de scène en fonction de ses rôles. Sickert aimait changer aussi souvent que possible son aspect extérieur, si ce n’est intérieur. Il portait une barbe, puis se rasait ; porteur d’une chevelure belle et ondulée, soudainement il se rasait le crâne ; il était même capable de modifier sa manière de parler et en 1927, à l’âge de 67 ans, il changea son prénom, pour Richard. C’est probablement par goût du changement, du déguisement, du travestissement et du jeu, qu’il se fit acteur quelque temps, avant d’embrasser la carrière de peintre et de graveur.

Tout changer !

Né à Munich, en 1860, d’un père artiste d’origine danoise et d’une mère anglo-irlandaise, élevée à Dieppe, Walter, pour sa part, passa son enfance en Angleterre. C’est sous le signe du cosmopolitisme qu’il mena son existence. Sans identité solidement affirmée, il n’est personne en particulier, par conséquent il peut être tout et suivre sans modération son désir tout puissant comme changer d’identité, d’opinion, de style, de technique picturale, de femmes : il eut de multiples maîtresses, ce qui provoqua la séparation, en 1896, avec Ellen Cobden, sa première épouse, avec qui il avait vécu onze ans, qui ne supportait plus ses incartades à répétition. Ce qui ne l’empêcha pas de se marier encore deux fois.

Son ami le peintre Jacques-Émile Blanche (le fameux portraitiste de Proust) résume ainsi le personnage : « Si Sickert devait écrire ses mémoires, ceux-ci rempliraient des volumes aussi romantiques que ceux de Casanova. Nous y verrions ce Protée, ce caméléon, traverser différentes scènes en Angleterre, à Dieppe, et à Venise […], modifiant sa tenue vestimentaire et son aspect. Son génie pour le déguisement, dans ses habits, sa façon de porter ses cheveux et son élocution, rivalise avec celui de Fregoli. Il pouvait prendre l’apparence de l’empereur François-Joseph ; il pouvait être aussi élégant que le mannequin d’un tailleur, aussi loqueteux qu’un clochard. On aurait pu le prendre pour un marin à Dieppe, ou un gondolier ; mais par nature, il a toujours été un gentleman distingué. »

Whistler et Degas

C’est en 1882 qu’il rencontra son premier maître, l’Américain James Whistler (1834-1903) et fit ses premières armes dans son atelier. Celui-ci eut une influence déterminante et durable, surtout sur son style et, les premiers temps, sur ses sujets de paysage urbain comme les devantures de boutiques, les rues, sans compter les paysages marins. Whistler comme Sickert employaient la technique picturale venue des États-Unis, le « tonalisme », manière de suggérer une atmosphère brumeuse par des couleurs atones, sourdes, restreintes, des gris, des bleus, couleurs dont les touches exécutées avec rapidité sont visibles. L’exposition met côte à côte des œuvres de chaque peintre pour montrer leur profonde similitude.

L’année suivante, en 1883, Sickert rencontra, dans le chalet dieppois de son ami Jacques-Émile Blanche (1861-1942), Edgard Degas (1834-1917) qui aura sur lui un ascendant inestimable. Degas lui apprit à dessiner afin de rendre ses toiles mieux construites. Sickert, à partir de 1885, se détacha peu à peu de Whistler et, en 1897, il ne le fréquenta plus, sans pour autant renier ses enseignements. Ainsi, après la rencontre avec Degas, il intégra dans ses tableaux des couleurs, mais toujours sous l’empire d’une tonalité sombre. En 1885-1886, dans La fin de l’acte ou La directrice du théâtre, il colore le canapé en vert pastel. Trois éléments nouveaux apparaissent : la couleur, une composition plus équilibrée et le sujet du spectacle.

Music-hall et café-concert

À la fin des années 1890, Sickert – sous l’influence de Degas qui aimait peindre les danseuses à l’opéra et aussi les thèmes du café-concert et du cirque – s’attacha au music-hall et à ses artifices. Les couleurs plus franches firent alors leur apparition. C’est grâce à ce nouveau sujet que la carrière du peintre fut lancée de l’autre côté de la Manche, car le music-hall en Angleterre était subversif et indécent : dans ce lieu interlope ne régnait-il pas l’alcool et la prostitution ? Tandis qu’à Paris, le thème du café-concert représentait la modernité picturale, grâce notamment à Degas et à Toulouse-Lautrec. Si Sickert possédait, à cette époque, une certaine notoriété, ce n’était pas pour autant que sa situation financière s’améliorait puisque le marché de l’art refusait de l’accueillir.

Dans le music-hall (à Londres) et au café-concert (à Paris), Sickert – qui dans la salle exécute des croquis et les annote parfois pour indiquer la couleur – s’essaya à des expérimentations plastiques, en choisissant des angles inédits et en jouant avec le reflet des miroirs. Dans le tableau intitulé Les coulisses du côté cour dans le miroir côté jardin, les spectateurs semblent regarder dans une direction perpendiculaire à la scène. La raison en est que le peintre reproduit la chanteuse, dans une robe d’un rouge éclatant, à travers le reflet d’un miroir. Dans Gaîté Montparnasse, dernière galerie de gauche, Sickert se livre à des recherches picturales en faisant se croiser des lignes droites et courbes, en contre-plongée, ce qui produit un effet quasiment d’abstraction.

Portraits

Parallèlement aux peintures de spectacles qui ne lui permettaient pas de vivre correctement, Sickert tenta de s’imposer comme portraitiste, au premier abord, un métier plus lucratif. C’est pourquoi l’artiste travailla pour les journaux et les magazines. Afin d’obtenir des commandes, il prétendait « saisir l’âme » de ses modèles, même si le modèle en question refusait de se voir sous des traits peu flatteurs. Paradoxalement, Sickert, qui voulait résoudre ses problèmes financiers, refusait de satisfaire ses commanditaires. En dehors de ses activités pour la presse, le peintre « exécutait » aussi des portraits d’amis (Jacques-Émile Blanche, en manteau et chapeau claque, 1910), de maîtresses (Mrs Swinton, en robe rouge intense et au regard perdu, 1906) ou de sujets divers, comme des prostituées de Venise (La Giuseppina devant une carte de Venise, 1903-1904) ; une coster girl, autrement dit, une vendeuse ambulante de fruits et légumes (L’Américaine, 1908).

Dieppe

Si Sickert voyagea en Europe (Venise, Paris, Londres), Dieppe semble avoir retenu particulièrement son attention. Dans son enfance et jeune adulte, il fréquentait cette station de bains de mer, y fit de longs séjours et s’y installa même, de 1898 à 1905, tout en vivant parallèlement à Paris. Au xixe siècle, Dieppe était la première station balnéaire, prisée par les bourgeoisies britannique et française, ainsi que des artistes et des écrivains des deux côtés de la Manche.

C’est à Dieppe, par l’intermédiaire de Jacques-Émile Blanche, à partir de 1883, que Sickert rencontra le gratin artistique impressionniste (Renoir, Monet, Pissarro, Degas…), qui avait élu cette côte pour sa lumière et sa météo changeantes, ainsi que ses deux futurs marchands de tableaux (Paul Durand-Ruel et Alexandre Bernheim) qui soutenaient ce mouvement.  Les motifs de la ville, du port et du bord de mer étaient ceux des impressionnistes comme ceux du jeune Sickert. Le visiteur peut apprécier les toiles qu’il y fit une vingtaine d’années plus tard : Le Grand Duquesne et Bathers Dieppe, toutes les deux peintes en 1902.

L’exposition du Petit Palais sur James Sickert, à la fois chronologique et mettant l’accent sur les genres et thèmes picturaux (autoportrait, portrait, music-hall, paysage…), pourrait rebuter certaines personnes n’appréciant pas la permanence de ses toiles sombres. Si l’on parvient à accepter cette caractéristique de son œuvre, le visiteur pourra priser néanmoins ses divers styles déployés le long de sa carrière, comme les couleurs distillées parcimonieusement lui donneront satisfaction s’il ne conçoit la peinture qu’en couleur…

Didier Saillier

(Janvier 2023)

Illustration : James Sickert, Bathers Dieppe (1902). © Walker Art Gallery, Liverpool.

 

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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