La marge du temps, un blog culturel et littéraire
Une femme nue est allongée sur le ventre sur un sofa.
Arts plastiques,  Exposition

François Boucher, le peintre de l’amour et de la femme

Le musée Cognacq-Jay, dans le IIIe arrondissement de Paris, organise l’exposition « L’empire des sens – de Boucher à Greuze », qui a lieu du 19 mai au 18 juillet 2021, consacrée à la peinture érotique du xviiie siècle. François Boucher et ses contemporains – Antoine Watteau, Jean-Baptiste Pater, Jean-Baptiste Greuze, Jean-Honoré Fragonard, Pierre-Antoine Baudouin, Jean-Baptiste-Marie Pierre – ont magnifié la femme et mis en scène l’amour sensuel dans leurs toiles ou leurs dessins.

 

Si au xviie siècle le libertinage était philosophique[1] et contestait l’autorité de l’Église en affirmant la liberté de penser de l’individu, au xviiie siècle, la notion a évolué en ajoutant à l’indépendance d’esprit la recherche du plaisir des sens, de la sensualité, de la débauche. La littérature de ce siècle (Crébillon fils, Choderlos de Laclos, Sade, Vivant Denon) et les œuvres artistiques ont témoigné de ce libertinage.

Galanterie et libertinage

Pour le 250e anniversaire de la mort de François Boucher (1703-1770), le musée Cognacq-Jay promeut ce peintre, mais indirectement en le nommant uniquement dans le sous-titre (« de Boucher à Greuze »). On peut se demander pourquoi son nom n’est pas inséré dans le titre si on voulait vraiment l’honorer ? De septembre 2015 à janvier 2016, n’avait-on pas appelé une exposition sur le même thème « Fragonard amoureux. Galant et libertin » ? où Boucher, Baudouin et Pater étaient aussi conviés en « vedettes invitées ». (Voir “Fragonard, la fulgurance des sens”)

La raison en est que l’histoire de l’art a minoré son œuvre, la jugeant manquer de profondeur, trop frivole, et a retenu qu’il fut le maître de Fragonard, avant d’être dépassé par son élève. L’autre reproche serait que Boucher se serait conformé aux exigences de son époque, en bridant sa personnalité artistique, pour plaire et bénéficier d’avantages et de charges. En effet, Mme de Pompadour, maîtresse de Louis XV, l’avait pris en amitié et lui commandait des tableaux pour décorer les boudoirs des châteaux, les ermitages, et y accueillir le roi ; tout comme son frère le marquis de Marigny, directeur général des Bâtiments, qui recourait à ses talents. Le roi, lui-même, nomma François Boucher directeur de l’Académie royale de peinture et de sculpture et premier peintre du roi, en 1765.

François Boucher, comme les autres artistes de l’exposition, était le peintre de la femme, de l’amour, de la galanterie (déploiement des sens mêlés à la tendresse), du libertinage et du désir. Beaucoup de ses œuvres décrivent des scènes bucoliques où des bergers content fleurette aux bergères. Entre dans cette perspective l’eau-forte de 1728 le Meunier lutinant une jeune fille, réalisée dans un esprit de bon aloi.

Mythologie

La plupart des toiles de François Boucher ne sont pas inconvenantes, particulièrement quand l’érotisme s’appuie sur la mythologie mettant en scène les dieux et déesses de l’antiquité, prétexte « culturel » qui permet d’aborder les rivages de la nudité et de l’intime. Les Métamorphoses d’Ovide furent une source d’inspiration constante pour les peintres du xviiie siècle. Danaé recevant la pluie d’or (1740) de Boucher montre la déesse nue de dos, allongée dans des draperies, qui lève le bras pour recueillir la pluie d’or. Selon le mythe, Danaé fut séduite par Zeus qui se métamorphosa et s’unit à elle sous la forme d’une pluie d’or qui fera naître Persée. Par l’usage du mythe, les peintres font l’économie d’une union physique entre un homme et une femme.

L’autre personnage familier, tiré de la mythologie, est le satyre, le démon de la nature, mi-homme, mi-bouc. Dans le sillage de Dionysos, le satyre est lubrique, avide de vin, de danse et de musique. Dans Jupiter et Antiope (1740), Boucher présente dans un dessin à la pierre noire Zeus (ou Jupiter pour les Romains), une nouvelle fois en embuscade, métamorphosé en satyre pour abuser d’Antiope qui dort nue, sous les yeux d’un angelot. Les déesses grecques – encore plus les dieux – étaient souvent figurées nues, notamment Aphrodite (Vénus), déesse de l’amour, ce qui permettait aux peintres de justifier, sans choquer, la nudité féminine et de l’exalter.

Satyre, nymphe, déesse

La figure du satyre se retrouve pareillement dans une étude préparatoire d’Antoine Watteau dans son Homme nu, agenouillé, soulevant une draperie (1715-1716). Ces peintres de l’érotisme se plaisent à décrire le geste du dévoilement ou du soulèvement de la « chemise » – le sous-vêtement de l’époque – dont l’usage est conçu pour protéger l’intimité des regards, et c’est pourquoi le passage à la nudité provoque une attractivité physique. Un autre dessin de Watteau illustre ce geste de dévêtement : Femme nue ôtant sa chemise, assise sur un lit de repos, tournée vers la gauche, la tête vue de face (1717-1719). Ici, le geste de la femme qui se dévêtit est une invite à venir la rejoindre si l’on en croit son sourire et son regard tourné vers le spectateur.

Les nymphes, de jeunes divinités associées à la nature, sont souvent représentées par ces peintres. La toile de Boucher Pan et Syrinx, met en scène la nymphe Syrinx qui se transforme en herbe pour échapper au dieu Pan qui, pour se consoler, se fabrique une flûte (de Pan).

À travers ces représentations, la femme (la déesse, la nymphe) est sous le regard des dieux, anthropomorphiques, qui l’épient ou l’agressent. Gabriel-Jacques de Saint-Aubin renverse ce principe dans sa toile Le cas de conscience, d’après un conte de La Fontaine, où une jeune paysanne surprend un pêcheur nu qui traverse une rivière et l’observe, dissimulée derrière un arbre, avec grande attention. Ainsi ce peintre met l’accent sur le désir éprouvé aussi par les femmes.

Odalisques

Même si une grande part des toiles de l’exposition sont sous le sceau de la mythologie, une autre part se révèle moins métaphorique. La salle « Le nu offert. “Jambes deçà, jambes delà” » est consacrée aux odalisques voluptueuses de François Boucher. L’odalisque était en Turquie une femme appartenant à un harem. La première odalisque que peint Boucher est la plus connue : L’Odalisque brune (1743) dont le modèle était l’épouse du peintre. Une femme nue sur un sofa est allongée sur le ventre, les jambes écartées, mettant ainsi en valeur son fessier. Autant dire que Boucher n’avait jamais vu de près ou de loin un harem, mais l’imaginaire occidental de son temps se portait sur les femmes orientales, toujours à moitié nues, prêtes à satisfaire le sultan…

Ce genre de peintures licencieuses avec effets de drapés sensuels et incarnat de la chair n’était pas l’ordinaire de la production du peintre, mais le résultat de commandes de riches collectionneurs. Ainsi cette odalisque brune, à la pose abandonnée, était destinée au fermier général monsieur Le Riche de la Popelinière – le bien nommé ! – qui éprouvait une attirance infinie pour l’art érotique. Cette production d’art de femmes dénudées n’avait pas besoin de prétexte – culturel ou mythologique – ni d’un contexte narratif pour justifier la pose. Elle circulait sous le manteau, si l’on peut dire.

Devant le succès de son odalisque brune, François Boucher en peint de nouvelles, presque à l’identique, et le spectateur peut comparer. Pour varier, il fit deux tableaux de l’Odalisque blonde dit La rêveuse (1751-1752), toujours dans la même position. Le modèle était Marie-Louise O’Murphy, une jeune fille de quatorze ans, qui devint à la suite du second portrait, commandé par le marquis de Marigny, la « petite maîtresse de Louis XV », ce qui fut une réussite sociale inespérée pour une fille promise à la prostitution.

Cette pose qui mettait en valeur le fessier recueillait tous les suffrages, c’est pourquoi le peintre métamorphosa ses odalisques en Vénus ou en naïade pour répondre à la demande croissante d’un public élégant et sensible à l’érotisme grâce à la technique de la gravure. La mythologie faisait décidément passer les choses les plus osées. Dans cette même salle, une Étude de pied au pastel de Boucher ne se révèle pas moins érotique que ses odalisques, en vertu d’une des lois érotiques qui stipule que moins la chose est vue – mais devinée – plus le désir augmente.

Lectures de tableaux

La salle « Des caresses au baiser » met en évidence non pas les corps dénudés, mais les visages féminins qui expriment le plaisir. Pour prendre un seul exemple, Jean-Baptiste Greuze dans son portrait à l’huile La Volupté, et dans une sanguine préparatoire, montre un sein à moitié dénudé, mais surtout le visage du modèle – la femme du peintre – qui exprime le trouble, le plaisir des sens à travers ses yeux, sa bouche entrouverte et la rougeur de ses joues.

Si les tableaux les plus explicites sont destinés aux collectionneurs amateurs d’érotisme, la plupart évoquent les relations sexuelles à travers une symbolique. Par exemple, la scène de La Belle Cuisinière (1735) de Boucher paraît à première vue anodine, mais en observant les détails disséminés dans le tableau, elle se révèle explicite. Un jeune homme agenouillé presse contre lui une jeune cuisinière. Celle-ci tient dans un torchon des œufs et en renverse un qui se casse. Au xviiie siècle, l’œuf cassé était le symbole de la perte de la virginité. D’autres éléments du tableau donnent à penser que la jeune femme a dû céder aux avances empressées du jeune homme comme le laisse présager le chat en bas du tableau qui dévore une volaille ou la marmite qui déborde, exprimant le désir des jeunes gens.

Dans la même perspective, Jean-Baptiste Greuze peint une esquisse de La Cruche cassée qui montre une jeune fille qui a été probablement violée : la cruche est cassée (encore le symbole de la perte de la virginité), la robe tombe sur ses épaules, laissant entrevoir le début d’un sein, le regard est plein de désarroi et elle se tient le bas ventre. Ces peintres, pour éviter de se confronter à la représentation de l’acte sexuel, choisirent de privilégier l’avant ou l’après de la scène charnelle afin d’être une œuvre convenable méritant d’être exposée dans une demeure.

La timidité de certains peintres s’explique par le fait que le xviiie siècle était encore au début de l’évolution de la représentation des corps et des mœurs, et que le châtiment pouvait toujours s’abattre sur certains d’entre eux jugés trop lestes. Depuis, il y a eu du chemin accompli, que l’on peut regretter ou apprécier… Le titre de l’exposition « L’empire des sens » évoque irrésistiblement le film de Nagisa Ōshima, qui porte justement ce titre. Ce n’est pas un hasard, car le film franco-japonais (1976) évoquait une relation érotique qui menait à la mort : l’homme finissait par être étranglé par sa partenaire. Cette exposition montre aussi, mais de manière moins crue, que l’érotisme possède aussi un versant sombre, pulsionnel.

Didier Saillier

(Juin 2021)

Illustration : François Boucher, L’Odalisque blonde (1751). Musée de Wallraf Richartz à Cologne (Allemagne).

[1] Le libertin du xviie siècle était aussi nommé : « esprits forts », « libre penseur », « athée ».

 

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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