La marge du temps, un blog culturel et littéraire
Essai

Cadenet, un petit village, un vieux clocher

Jean-Pierre Le Goff est un sociologue qui a étudié les mutations de la France des quarante dernières années. Dans sa jeunesse, il était militant maoïste et a conservé un regard critique envers le fonctionnement de la société, mais en homme de science. À travers ses travaux, émerge l’idée que la France, pourtant attachée à son mode vie, s’est convertie, au début des années quatre-vingts, aux valeurs dites modernes, que les États-Unis ont promues en modèle, et au néo-capitalisme triomphant. Que ce soit dans les entreprises et à l’école, dans la société tout entière, la déshumanisation est à l’œuvre.[1] Ce changement s’est fait progressivement grâce à Mai 1968 – un paradoxe – qui, sous couvert de fête anarchisante, a été un moment transitoire pour passer dans le monde moderne, un dernier adieu au modèle traditionnel. Les idées exprimées durant ces événements, qui mettaient l’accent sur l’autonomie, la vie décloisonnée, la transparence, ont été reprises par l’entreprise pour rendre plus efficaces les employés et, de ce fait, les asservir.[2]

Du village à la ville

Avec La fin du village une histoire française, paru en septembre 2012, Le Goff poursuit ses recherches dans la même direction. Néanmoins, il se fait, en apparence, moins critique envers ce changement qu’il a perçu à Cadenet, un village du Vaucluse pour lequel il éprouve de la tendresse. Il observe et commente avec ironie légère le passage du « village » ancestral à la petite ville moderne investie par de nouvelles catégories socioculturelles. Tout cela forme, ce qu’appelle Jean-Pierre Le Goff, un « village bariolé » où l’unité est difficilement repérable.

Passant ses vacances d’été depuis plus de trente ans dans ce village du Luberon, le sociologue, au fur et à mesure du temps, a constaté une évolution et s’est penché sur cette commune en interviewant ses habitants anciens et nouveaux et en consultant les archives de la commune et du département, et en lisant des ouvrages généraux.

Lorsque l’on prononce le mot « village », chacun se représente une image plus ou moins identique où apparaissent des points fixes comme la mairie, l’école, l’église, la place entourée de platanes. C’est un terme affectif. L’administration quant à elle parle plus volontiers de commune qui, selon son importance, est qualifiée par le peuple de ville, de bourg, de village. Il y a donc une dichotomie dans la représentation. Le village est immobile, ancestral, alors que la ville est multiple, mouvante, changeante.

Ancienne collectivité villageoise, spécialiste dans la vannerie et la culture maraîchère, Cadenet s’est métamorphosée véritablement à partir des années soixante-dix avec la venue, dans le sillage de Mai 1968, des hippies et des gauchistes à la recherche d’une vie plus vraie, proche de leur désir ; puis dans les années quatre-vingt par l’arrivée de citadins fuyant le stress des grandes villes et d’une émigration venue du Maghreb. Déjà dans les années cinquante, l’apparition et la généralisation progressives de la télévision et de l’automobile avait ébranlé les fondements de cette collectivité en la rendant davantage individualiste.

Les anciens et les modernes

À travers ce village du Luberon, Le Goff démontre que c’est la société française dans son ensemble qui se transforme. Cette évolution rapide des mœurs rurales, d’abord mise sur le compte de la modernité, puis de la mondialisation, est consécutive à l’apparition de nouvelles couches sociales – des citadins d’origines différentes – venue retrouver une qualité de vie perdue. En s’ancrant dans un lieu peu sensible à l’agitation du monde, cette population vient se régénérer dans une ambiance où le temps semble s’être arrêté. Les premiers néo-Cadenétiens, issus de la région provençale, exerçaient leur profession à Marseille, ou dans les grandes villes environnantes, et rentraient le soir à leur domicile.

Puis ces habitants ont été rejoints par une nouvelle population plus fortunée provenant de régions plus au nord, voire de l’étranger. Souvent pourvus d’un niveau d’études et des revenus élevés, ingénieurs, cadres supérieurs travaillent en semaine dans les grandes métropoles, puis le vendredi soir prennent le TGV ou l’avion pour se mettre au vert. D’un abord un peu snob, ils s’insèrent difficilement dans l’humus villageois et considèrent les anciens comme des « ploucs » alors qu’eux sont d’une autre trempe, modernes dans leur mode de vie et dans leur pensée. En retour, les anciens jugent ces citadins originaires de Provence et d’ailleurs comme des étrangers qui remettent en cause leur manière d’être. Plus individualistes, les nouvelles couches sociales possèdent leur propre réseau amical issu du même milieu socioculturel. Ce qui ne les empêche pas de s’extasier devant la spontanéité d’un patron de restaurant jouant son rôle de Provençal haut en couleur pour les touristes en forçant l’accent et en les rudoyant.

Recommandations, contraintes et interdictions

En s’installant dans le Luberon, ces habitants des villes ont apporté des valeurs modernes, qui se sont lentement fondues dans les anciennes. Le village immobile est devenu dynamique : une myriade d’associations naît ; des crèches, un office du tourisme, un musée de la vannerie s’ouvrent. Les anciens reprochent à ces « néo-ruraux » de vouloir bénéficier des avantages de la ville tout en en vivant à la campagne. Ainsi le paysage villageois se transforme insensiblement en s’étendant au-delà du centre historique. Des villas flanquées de piscine et protégées de grillages ou de hauts murs de sécurité défigurent le paysage ; un parc national voit le jour dans la région avec ses réglementations, son langage technocratique, complexifiant les évidences, qui détériorent la vie des habitants locaux sous le prétexte de protéger la faune et la flore. Le ramassage des champignons est interdit, la chasse est mal vue par les écologistes, le passage de certains chemins est interdit à la motorisation… ensemble de recommandations, de contraintes et d’interdictions qui donnent à la population le sentiment d’être sous surveillance et d’être interdit de séjour dans leur campagne natale.

La Provence dans son ensemble, et le Luberon particulièrement, est devenue une terre où les personnalités et les hauts salaires élisent domicile, ce qui fait mécaniquement monter les prix de l’immobilier. Conséquence : les surfaces agricoles se transforment en terrains à bâtir vendus une fortune. Seuls quelques agriculteurs irréductibles résistent à l’Eldorado.

Sur plus de cinq cents pages, Jean-Pierre Le Goff nous fait partager l’histoire de ce village de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 2000. Soucieux d’être exhaustif, il entre dans les détails (parfois un peu trop), s’entretient avec des personnalités comme le curé polonais – crise de vocation oblige –, les édiles politiques, les commerçants, les responsables d’associations, les pompiers volontaires, ses voisins et amis, et le légendaire patron du Bar des boules, observateur privilégié de ce petit monde aux réparties pagnolesques. Gros roman narratif, plus qu’étude théorique sociologique, Le Goff constate la perte des repères de cette population en mutation qui tente de raviver l’ancien temps par des fêtes traditionnelles et folkloriques, des festivals destinés aux touristes et aux amateurs de culture en quête d’« authenticité ». L’injonction paradoxale (être moderne et traditionnel à la fois), finit par déstabiliser ces gens qui recourent comme beaucoup aux antidépresseurs et aux consultations chez le psychanalyste et autres psychothérapeutes.

Cependant la France campagnarde reste encore dans l’imaginaire collectif une réalité que la chanson « Que reste-t-il de nos amours » de Charles Trenet illustre au plus haut point : « Un petit village, un vieux clocher / Un paysage si bien caché / Et dans un nuage le cher visage / De mon passé ».

 

Didier Saillier

(Octobre 2014)

Jean-Pierre Le Goff, La fin du village – une histoire française, Gallimard, collection « Hors série Connaissance », 2012, 592 p., 26 €.

 

[1] Jean-Pierre Le Goff, Les Illusions du management. Pour le retour du bon sens, La Découverte, 1996 ; La barbarie douce, La Découverte, 1999.

[2] Jean-Pierre Le Goff, Mai 1968, lhéritage impossible, La Découverte, 1998.

Photo : Cadenet, un village du Luberon.

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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