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Walter Benjamin, l’amour des livres et de la collection
Essai

Walter Benjamin, l’amour des livres et de la collection

Pour un amoureux des livres, la numérisation de la société inspire une réflexion sur les ouvrages papier et sur les émotions que l’on peut éprouver à leur sujet. Le recueil d’essais de Walter Benjamin, « Je déballe ma bibliothèque » (écrits entre 1926 et 1940) est ainsi d’une grande actualité. Il porte sur l’objet livre et le goût de la collection, car, comme l’écrit l’auteur, les collections privées « seules rendent justice aux objets eux-mêmes », contrairement aux collections publiques qui poursuivent plutôt un objectif d’utilité sociale et scientifique. Walter Benjamin, né le 15 juillet 1892, aurait eu 130 ans cette année.

 

Le problème d’un passionné des livres, c’est le déménagement. Placer des livres dans des cartons, les porter dans le camion, les déplacer une nouvelle fois dans le nouvel appartement et les ranger à l’intérieur de la bibliothèque, toutes ces actions successives sont des efforts que l’on aimerait s’éviter.

Alors, avant le jour J, vient l’idée de se « délivrer » d’une partie en les vendant, les donnant ou les abandonnant sur le trottoir. Mais cette tentation est-elle bien raisonnable ? Ajoutons même, morale ? C’est comme si vous jugiez ces livres indignes de vous, alors qu’ils vous ont apporté en leur temps des satisfactions et vous ont permis de vous élever. Vous vous en débarrassez, car vous jugez qu’ils ne sont plus d’actualité, au sens de ce qui est actuel pour vous-même. Pourtant, lorsque l’on y songe, ces livres ont eu une rémanence dans votre être. Ils vous ont façonné, c’est grâce à eux que vous êtes devenu celui que vous êtes. Pourquoi s’en débarrasser ? Pourquoi se couper de son histoire intellectuelle et émotionnelle ?

Dimension affective

Bien sûr, les livres prennent de la place et de la poussière. Objectivement, peu d’entre eux seront relus, cependant ils sont présents, prêts à être ouverts, et ils vous observent marcher dans l’appartement, en espérant que vous les consulterez, tôt ou tard, comme l’on consulte un avoué pour être conseillé sur une conduite à tenir. Les livres, comme un animal domestique, ne méritent pas d’être abandonnés.

Walter Benjamin (1892-1940), qui a beaucoup voyagé en Europe, lors de ses études ou par plaisir, faisait suivre ses livres ou les confiait à des amis, car l’idée de les perdre lui déplaisait particulièrement. Ils étaient associés à un moment de sa vie, et c’est pourquoi ils avaient une dimension affective. Pour lui, les livres étaient des amis sur qui il pouvait compter, ils étaient des confidents qui habitaient dans sa bibliothèque.

Bibliophile ou bibliomane

Même si Walter Benjamin aimait les livres pour leur existence sensible, il aimait aussi leur substance, c’est pourquoi il passait ses journées dans les bibliothèques, et notamment à la Bibliothèque nationale, quand il vivait à Paris, afin de se documenter pour écrire ses essais. Des photos célèbres de Gisèle Freund[1] le représentent à sa table de travail.

À côté de livres neufs disponibles dans les librairies, Walter Benjamin a une inclination pour les livres anciens, et de ce fait se révèle un bibliophile davantage qu’un bibliomane. Ce dernier accumule les livres sans discernement, compulsivement et sans les lire ; le bibliophile, quant à lui, éprouve l’amour des livres et le manifeste en les collectionnant : il recherche certains types d’ouvrages soit en raison d’une spécificité du texte (sujet, auteur…), soit pour des caractéristiques particulières de l’édition (la beauté du papier, de la typographie, des illustrations), soit pour la rareté du livre sur le marché (édition originale) ou  pour les marques laissées dans l’exemplaire par l’ancien propriétaire, de préférence célèbre (notes autographes). Toujours est-il que le bibliophile peut aussi ne jamais lire les exemplaires possédés, ce qui le rapproche alors du bibliomane.

Le fait que le bibliophile peut acquérir des livres sans les lire peut surprendre. Ne serait-ce pas pour montrer aux visiteurs qu’il a de la culture ? Benjamin n’est pas sévère sur ce point – lui qui pourtant pendant longtemps ne rangeait jamais un livre dans sa bibliothèque avant de l’avoir lu –, il comprend la raison pour laquelle le collectionneur réserve la lecture du livre précieux à une date ultérieure. Pour illustrer son propos, il cite une phrase d’Anatole France : « Et vous avez lu tout ça, Monsieur France ? » – « Pas le dixième. Ou bien est-ce que par hasard vous dîneriez tous les jours dans votre service de Sèvres ? ». Si un ouvrage est acquis pour l’objet même, il l’est aussi pour sa teneur, sans pour autant être lu séance tenante. Le bibliophile retarde parfois sa lecture pour décupler son plaisir né de l’attente. Ne pas lire est alors un acte d’imagination, une forme de lecture que la lecture véritable confirmera ou pas.

Collection

D’où vient l’amour de la collection ? Même si la réponse peut être variable selon les personnalités, Walter Benjamin le place du côté de l’enfance, car, écrit-il dans Je déballe ma bibliothèque : « chez les enfants, l’acte de collectionner n’est qu’un procédé de renouvellement parmi d’autres, tels la peinture des objets, ou le découpage, ou encore le décalque, et, de la sorte, toute la gamme d’acquisitions enfantines, depuis la prise en main jusqu’à la nomination, ce sommet. » Vouloir renouveler, c’est vouloir prolonger la vie de l’objet en le déployant sous diverses formes et matérialités.

L’intérêt de la collection ne se réduit pas à l’objet lui-même, le plaisir vient aussi de l’histoire de l’acquisition que l’on peut se remémorer en tenant le livre dans la main. Walter Benjamin liste les manières de s’en procurer. La plus économique, c’est « l’emprunt non suivi de restitution », ce qui est certes pratique, mais peu honnête. La deuxième manière se réalise au hasard des voyages et des promenades qui permettent au flâneur de mettre la main sur le livre convoité ou de rencontrer un livre dont on ignorait l’existence. La troisième manière est de commander sur catalogue l’ouvrage ou, quatrième manière, de guetter les ventes aux enchères.

Instinct tactique et zones frontalières

Comme l’affirme Walter Benjamin, acheter un livre ancien n’a rien de comparable avec l’achat d’un livre neuf dans une librairie moderne. L’amateur est une sorte de détective qui recherche ce qu’il ne connaît pas encore, et pour cela, il doit être pourvu d’un « instinct tactique » en repérant les librairies dans la ville ou encore en l’arpentant de façon logique : « lorsqu’ils [les bibliophiles] conquièrent une ville étrangère, le magasin de livres anciens le plus minuscule peut signifier un fort, la papeterie la plus éloignée une position clé. Combien de villes ne se sont-elles pas ouvertes devant moi au cours des marches avec lesquelles je partais à la conquête de livres. »

Walter Benjamin raconte avec maints détails, digne d’un stratège militaire à la Clausewitz, comment il réussit à acheter dans une vente aux enchères une édition illustrée somptueuse de La Peau de chagrin de Balzac. Cependant – en vertu du principe qu’« il n’existe pas de vivante bibliothèque qui n’héberge chez elles un certain nombre de créatures livresques venues de zones frontalières » –, il révèle aussi des goûts spécifiques comme la collection de livres pour enfants, dont les premiers exemplaires proviennent de sa propre enfance ; une collection de « livres de malades mentaux » ; une collection d’auteurs méconnus qui mériteraient de sortir de l’ombre : il convient, écrit-il, « de diriger ses yeux vers les premières œuvres des écrivains pas franchement éminents, ou davantage encore vers les petits livres parfois extrêmement intéressants de ces auteurs disparus qui n’allèrent jamais au-delà de deux ou trois volumes : gens qui ne laissèrent pas d’œuvres réunies, qui n’occupèrent jamais plus de quelques centimètres dans les histoires de la littérature, et qui néanmoins ont à dire sur leur époque des choses bien plus notables que beaucoup d’autres écrivains qui sont arrivés. »

Lectures

Si l’on en croit l’appendice « Liste des écrits lus », Walter Benjamin n’était pas un bibliophile qui se contentait de « stocker », il lisait bel et bien les ouvrages de sa bibliothèque. Il a même l’honnêteté d’indiquer, lorsque c’est le cas, quelle partie de l’ouvrage il a lue : « sauf les deux dernières nouvelles ». La liste est impressionnante, même si elle ne comporte pas les 461 premières mentions d’ouvrages non conservées, en revanche du 462 au 1 712 nous connaissons ses lectures d’honnête homme, au sens du xviie siècle. Sa culture allemande est large, intégrant la philosophie (Schlegel, Kant, Freud), la sociologie (Simmel), la littérature (Henrich Mann, E. T. A. Hoffman, Goethe, Kleist), la poésie (Novalis), mais aussi des classiques européens (Kierkegaard, Dostoïevski, Calderón, Tourgueniev, Pétrarque, Cervantès). En littérature étrangère, c’est le français – dans le texte – qui se taille la part du lion (Balzac, Rimbaud, Baudelaire, Bergson, Jules Verne, Verlaine, Stendhal, Gaston Leroux…).

Walter Benjamin était un collectionneur, mais aussi un lecteur sérieux, avisé et bigarré.

Didier Saillier

(Novembre 2022)

 

Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque – Une pratique de la collection, Rivages poche, coll. « Petite Bibliothèque », 2015, 213 p., 9 €.

 

[1] Gisèle Freund (1908-2000) était une photographe essentiellement portraitiste allemande naturalisée française. Juive, elle s’enfuit de l’Allemagne nazie en 1933 et vint vivre à Paris. Ayant commencé une thèse sur la commercialisation du portrait photographique en France au xixe siècle, elle fréquentait la Bibliothèque nationale ainsi que la librairie d’Adrienne Monnier, rue de l’Odéon. C’est dans ce contexte qu’elle rencontra des écrivains français et des expatriés, dont Walter Benjamin. Gisèle Freund, en 1981, fit le portrait officiel du président de la République François Mitterrand – devant une bibliothèque et tenant en mains les Essais de Montaigne –, ce qui la fit connaître au-delà des cercles spécialisés.

Illustration : Georges Croegaert (Anvers, 1948 – Paris, 1923), The Reader (Circa 1890), huile sur toile.

 

Biographie

Walter Benjamin (1892-1940), d’origine juive, a étudié la philosophie, la philologie allemande et l’histoire de l’art. Durant sa vie, il a été traducteur, journaliste, critique d’art et est l’auteur de nombreux essais dont les plus célèbres sont L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique et Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des passages. Bien que titulaire d’une thèse (Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand) soutenue à Berne en 1919, son habilitation (Origine du drame baroque allemand) trop pluridisciplinaire au goût de l’université de Francfort, est refusée en 1923, ce qui lui ferme la porte de l’Université. Avec la crise économique allemande des années 1920, Benjamin survit grâce à des traductions du français vers l’allemand. Au cours des dix années avant la prise du pouvoir par les nazis, il fait de nombreux voyages à Paris et dans des villes européennes. Dès 1933, pour éviter d’être arrêté par les nazis, il s’installe à Paris, ville qui le fascinait. En 1939, devenu apatride, étant déchu de sa nationalité allemande, il est interné au camp de Vernuche, près de Nevers, mais est libéré grâce aux interventions de certains de ses amis intellectuels. Mais le 13 mai 1940, devant la percée allemande, l’ordre est donné d’arrêter tous les réfugiés allemands, toutefois Benjamin échappe au sort de ses compatriotes. Le 13 juin, la veille de l’arrivée des Allemands à Paris, il quitte la capitale pour passer en Espagne. À la frontière, craignant d’être remis par les douaniers espagnols aux autorités allemandes, il se suicide avec une forte dose de morphine.

 

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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