La marge du temps, un blog culturel et littéraire
Une journée au musée Hergé
Arts plastiques,  Exposition,  Jeunesse

Une journée au musée Hergé

Le petit reporter de « Culture et Liberté » s’est rendu, le 26 mai 2022, au musée Hergé, en Belgique (Rue du Labrador 26 – 1348 Louvain-la-Neuve). Quelle émotion ! Mais attention, pour les visiteurs qui recherchent un aspect ludique, ils seront déçus ! Pas de téléphone qui sonne dans la salle à manger de Moulinsart : « Allo, c’est la boucherie Sanzot ? », pas de penderie de Tintin, comme on peut le voir à l’exposition permanente au château de Cheverny. Au musée Hergé, véritable caverne d’Ali Baba, c’est l’artiste qui est valorisé, d’où les nombreux croquis, crayonnés, les 80 planches originales, sans compter les 800 photos, objets et documents.

 

Depuis la création, en 2009, du musée Hergé situé à Louvain-la-Neuve, en Belgique, j’avais projeté plusieurs fois de m’y rendre, mais l’inertie de la vie et la covid retardèrent de treize ans la réalisation de ce rêve (https://didiersaillier.com/tintin-et-milou-au-musee/). Et pourtant qu’y a-t-il de plus urgent que de revenir au pays de son enfance ? Antoine de Saint-Exupéry n’écrivait-il pas que l’« on vient de son enfance comme on vient d’un pays » ? Ce voyage belge fut l’occasion de renouer avec les émotions de ces moments d’après-midi enchanteurs où rien d’autre n’importait que de savoir si Tintin et Milou, enfermés dans le tombeau de Kih-Oskh (Les Cigares du pharaon, 1934), allaient être à leur tour momifiés, comme les savants alignés les uns à côté des autres dans leur sarcophage. Tintin fut le héros de mon enfance, qui me donna le goût de la littérature, me permit de découvrir le monde et de me consoler (https://didiersaillier.com/tintin-et-moi/).

De bon matin, il faut se rendre à la gare de Paris-Nord, monter dans le Thalys, qui dessert la Belgique, l’Allemagne et les Pays-Bas. Mais il n’est pas nécessaire d’aller au-delà de Bruxelles. À la gare de Bruxelles-Midi, vous montez dans un Regionalzug de la SNCB. Si Louvain-la-Neuve est distante de trente kilomètres, il faut néanmoins une heure pour les parcourir. Le musée Hergé mérite de s’y consacrer tout un après-midi.

Louvain-la-Neuve

Louvain-la-Neuve est, comme son nom l’indique, nouvelle. C’est en 1971 que la première pierre fut posée par le roi Baudouin, après un conflit linguistique entre les Wallons et les Flamands (« les Wallons dehors ! »), survenu entre novembre 1967 et février 1968. Cette ville fut créée ex nihilo dans le Brabant wallon pour accueillir la communauté francophone rejetée par les nationalistes flamands de l’université catholique de Louvain.

C’est une jolie et agréable ville, essentiellement habitée par des étudiants : le centre a tout l’air d’un labyrinthe avec ses rues piétonnes commerçantes et résidentielles ; ses placettes sont entourées de restaurants bio et de cafés charmants ; les bâtiments sont bas, construits en brique rouge, et les toits en ardoise. De la gare, le musée est à cinq minutes : atteindre un tel objectif, ce n’est pas demander la lune ! Le musée est placé dans le verdoyant parc de la Source que l’on traverse au rythme du professeur Tournesol ; sur les bancs devisent les étudiants sérieux, avec des cours à la main, tout le contraire de ces farceurs de Quick et Flupke.

Boum !

Soudain, nous voyons apparaître, derrière les frondaisons, le bâtiment – un prisme allongé – conçu par l’architecte Christian de Portzamparc. Sur une partie latérale, en forme de case blanche, est représenté Tintin se hissant, par la chaîne de l’ancre, à bord du navire Pachacamac (Le Temple du Soleil, 1949). Nous empruntons la passerelle qui nous mène au bâtiment qui ressemble à un navire à quai, en partance pour le bout du monde. À travers les baies, telles des cases de BD, nous apercevons des parois aux couleurs pastel qui évoquent l’ambiance hergéenne. Sur la porte d’entrée, Tintin invite le capitaine Haddock à le suivre : « Venez vite… La porte était ouverte ; je suis entré par là… » Alors, le visiteur obtempère. Dans un grand atrium, presque vide, une magnifique voiture des années vingt nous fait face : une bien réelle Citroën 5 CV « Tréfle » Torpédo, conduite par les Dupond(t) dans l’album Tintin au pays de l’or noir (1950). Souvenez-vous : « Boum, quand votre moteur fait boum ! »

En pénétrant dans la première salle, je me revois, enfant, avec mes Tintin sur le tapis. La chanson de Charles Trenet retentit : « Quand votre cœur fait boum / Tout avec lui dit boum / Et c’est l’amour qui s’éveille ». Sur les cimaises, une chronologie illustrée par des planches originales ou des pages de publications pour la jeunesse (Cœurs Vaillants) résume la vie et l’œuvre de Hergé (1907-1983). Une vie consacrée à l’œuvre, à s’en rendre malade.

Un éternel enfant

« Toutes les grandes personnes, écrivait Saint-Exupéry, ont d’abord été des enfants, mais peu d’entre elles s’en souviennent ». Hergé, lui, s’en est souvenu. La liste de ses dix livres préférés nous fait comprendre qu’il n’a jamais vraiment quitté l’enfance. Les quatre premiers (Sans famille, Robinson Crusoé, L’Île au Trésor, Les Trois Mousquetaires) ont une dimension solitaire et aventureuse que l’on retrouve dans les albums. Le motif de l’île déserte, refuge protecteur à l’abri de la civilisation, est présent dans L’Île noire (1938), L’Étoile mystérieuse (1942), Le Trésor de Rackam le Rouge (1943) ; les luttes, les combats singuliers sont omniprésents dans les aventures.

L’expérience du scoutisme catholique eut une influence certaine sur la morale d’Hergé et sur ses intérêts. Ce mouvement de jeunesse prônait la loyauté, la solidarité, l’entraide, la bravoure et apprenait à vivre en plein air. C’est dans ce cadre qu’il commença dans le mensuel associatif Le Boy-Scout belge sa première bande dessinée, en 1926, Les Aventures de Totor. Totor, chef de patrouille, possède certains traits physiques du futur Tintin. Dans cette petite revue, Hergé était chargé de rendre compte du monde scout par le dessin. Le Boy-Scout belge de janvier 1928 avec une couverture représentant un scout à chapeau quatre-bosses, est exposé.

Bande dessinée et illustration

Par la suite, le directeur du quotidien Le Vingtième Siècle, admirateur de Mussolini, l’abbé Norbert Wallez, confia à Hergé un supplément pour la jeunesse, Le Petit Vingtième, et lui proposa de créer une bande dessinée. Comme la télévision n’existait pas et la TSF était encore embryonnaire, dans les années vingt la figure du « grand reporter », moitié journaliste, moitié aventurier, fascinait les foules, alors Hergé, en 1929, créa un « petit reporter », sans famille, nommé Tintin. Pour sa première aventure, son créateur l’envoya au pays des Soviets (anticommunisme de l’abbé Wallez oblige), puis logiquement au Congo, car ce pays était une colonie belge, ensuite en Amérique, par goût pour les Indiens, et en Orient pour les pyramides (Les Cigares du pharaon).

Hergé croyait peu à l’avenir de ce mode d’expression qu’était la bande dessinée. Pourtant, en 1925, un modèle à succès existait pour lui, c’était Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan qui utilisait systématiquement la bulle (le phylactère), ce qui était inhabituel jusqu’alors : on préférait le texte sous le dessin. Parallèlement à ses BD, Hergé s’engagea dans l’illustration publicitaire. Devant l’afflux des commandes, en janvier 1934, il créa l’Atelier Hergé pour satisfaire la clientèle qui cherchait à lancer ou à développer son entreprise par la « réclame ». Déjà dans les années vingt, avant la création de Tintin, Hergé avait le goût pour la gravure, l’illustration, le lettrage, en témoignent ses dessins pour Harker’s Sports et les cigarettes turques Moladavan.

Tryphon, Archibald, Bianca et tutti quanti !

Grand travailleur, Hergé ajoutait aux aventures de Tintin deux autres séries. D’abord, Quick et Flupke (1930), deux gamins du quartier bruxellois des Marolles, toujours à la pointe des bêtises. Ensuite, Jo, Zette et Jocko (1936) publié d’abord dans le journal catholique français Cœurs Vaillants – le commanditaire de cette série familiale – avant de l’être dans Le Petit Vingtième. Contrairement à Tintin, le frère et la sœur (accompagnés d’un chimpanzé), âgés de onze et douze ans, ont des parents, seulement ceux-ci se font en permanence un sang d’encre, en raison de la disparition de leurs enfants engagés par la force des choses dans des aventures qui les dépassent.

Quels sont les personnages qui accompagnent Tintin ? Le professeur Tryphon Tournesol, une « crème d’homme », entre le bricoleur farfelu et l’ingénieur spatial ; Nestor, le serviteur zélé et stylé du château de Moulinsart ; Archibald Haddock, « savant mélange de rugosité et de tendresse » ; Bianca Castafiore, « personnifie, nous dit-on, la diva avec toute l’outrance et l’immodération supposées » ; les policiers Dupond et Dupont, qui élèvent la stupidité au rang des beaux-arts. Séraphin Lampion, le fâcheux par excellence. Et Milou, le fox-terrier fidèle, qui, contrairement à son maître, n’apprécie que le calme et le repos. Le musée montre comment chacun de ces personnages a un rôle particulier dans la construction du récit.

Presse et cinéma

Les sources d’inspiration de Hergé étaient liées à son époque : la presse rendant compte de nouvelles incroyables, comme la traversée de l’Atlantique Nord, en 1927, par Charles Lindbergh, des conflits politiques des années trente. Le cinéma muet où l’aventure et le comique étaient proposés à un public en recherche de distraction. Hergé s’imprégnait de l’esprit du burlesque américain (Laurel et Hardi, Harry Langdon, Buster Keaton) qui stimulait son imagination dans les thèmes et l’esthétique : cadrages, effets de vitesse, profils d’acteurs.

Des extraits de films, des photogrammes et des cases de BD sont mis en parallèle afin de révéler la proximité de Hergé avec le cinéma. Dans son premier album, Tintin au pays des Soviets, celui-ci introduit un scaphandre aperçu dans The Navigator (1924) de Donald Crisp et Buster Keaton, avant d’en revêtir Tintin pour la recherche du trésor de Rackam le Rouge. Le gag du jardinage de Quick et Flupke (Le Petit Vingtième de juillet 1931) est une référence assumée de L’Arroseur arrosé (1896) de Louis Lumière. Tout comme la bagarre généralisée de boules de neige dans Quick et Flupke renvoie au court métrage La Bataille du siècle (1927) de Clyde Bruckman avec Laurel et Hardy, dans lequel une bataille de tartes à la crème conclut le film en apothéose. Le gorille de L’Île noire est une réplique réduite de King Kong (1933) de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack. Nous pourrions multiplier les exemples pour montrer la forte influence que le cinéma eut sur Hergé.

Politiquement sensible

Le musée n’évite pas complètement les sujets politiquement sensibles mais les amoindrit. Parmi ces sujets, on notera un regard colonialiste sur le Congo ; une influence nationaliste exercée sur le jeune Hergé. Sans accabler le dessinateur, le public peut toutefois se demander pourquoi Hergé, qui était passionné par l’actualité et la presse, à l’écoute de son temps, était relativement dépourvu de sens critique vis-à-vis de son époque et de son entourage ? Nous pouvons suggérer une réponse : plutôt que de critiquer frontalement l’actualité de son temps, dont il fit le substrat de son œuvre, il préférait les tourner en dérision et en faire des objets comiques.

L’élément biographique qui a choqué fortement Hergé est passé sous silence. Il s’agit de ses « ennuis » lors de la libération de Bruxelles par les alliés, en septembre 1944, en raison de la publication quotidienne de quatre ou cinq strips de Tintin dans Le Soir, le grand journal belge contrôlé par les Allemands (surnommé « Le Soir volé »). Il est vrai que les reproches étaient si bénins que le dossier fut classé sans suite. Lors du procès des collaborateurs du Soir, un des avocats de la défense demanda pourquoi Hergé n’était pas assis sur le banc des accusés. L’auditeur militaire qui avait été chargé de constituer les dossiers d’accusation répondit : « Mais je me serais couvert de ridicule ! » Sage décision…

Didier Saillier

(Septembre-octobre 2022)

Photo : Musée Hergé (2009) de Christian de Portzamparc. Photo de l’auteur.

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

Leave a Reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *