La marge du temps, un blog culturel et littéraire
Nouvelle Vague de Jean-Luc Godard. Alain Delon et Domiziana Giordano
Cinéma

« Nouvelle Vague », l’unique rencontre Godard-Delon

Le 13 septembre 2022 mourait Jean-Luc Godard, à 91 ans, en recourant, en Suisse, au suicide assisté. Pour lui rendre hommage, visionnons de nouveau « Nouvelle Vague » sorti en 1990, un film élégiaque où se mêle poésie et économie. Une citation de Rainer Maria Rilke prononcée en voix hors champ fait figure de prémonition : « Qui attache encore du prix à une mort bien exécutée ? Personne. Même les riches, qui pourraient cependant s’offrir ce luxe, ont cessé de s’en soucier ; le désir d’avoir sa mort à soi devient de plus en plus rare. »

 

Alain Delon comme Jean-Luc Godard, deux monstres sacrés du cinéma dans des genres différents, désiraient tourner ensemble depuis longtemps. Mais méfiants l’un envers l’autre, il fallait trouver un terrain d’entente. Godard promet à l’acteur un film relativement romanesque et Delon promet au metteur en scène d’être malléable : « Je serai votre instrument si vous êtes mon Karajan ». Le scénario original de Nouvelle Vague a été conçu afin que la rencontre entre Godard et Delon puisse se concrétiser. Il valorise l’acteur en lui attribuant un double rôle qui lui permet d’être omniprésent à l’écran, mais aussi estompe intentionnellement l’image fortement connotée de la star intouchable. Dans la première partie, nous assistons à un Delon mélancolique qui « fait pitié », selon l’expression du personnage Roger Lennox joué par l’acteur. Delon, au cours de sa carrière, a déjà joué des héros désabusés comme dans Le Professeur (1972) de Valerio Zurlini et Notre histoire (1984) de Bertrand Blier.

Roseaux et Maserati

Dès le générique, on comprend que le film illustrera une opposition entre la nature et le monde financier. Des plans viennent le trouer : parc ensoleillé paisible, roseaux au bord de l’eau agités par le vent. Mais face à cette nature où règne la sérénité, le monde financier fait irruption. Elena Torlato-Favrini (Domiziana Giordano), belle jeune femme racée, entre vivement dans sa Maserati blanche garée devant une splendide villa administrée par une armée de serviteurs. La gouvernante Cécile (Laurence Côte) lance : « C’est New York, maître Dorfman ! » Deux plans plus loin, elle mentionne le journal économique britannique le Financial Times. Le film se passera dans le milieu de la grande bourgeoisie. Une servante demande : « Mais les gens riches sont donc si différents de nous. – Oui, ils ont plus d’argent ! », répond une femme majordome.

Roger Lennox apparaît dans le lointain sur une petite route qui traverse une campagne vallonnée. Il porte une valise légère et est vêtu d’un tee-shirt blanc. Cet homme est étranger au monde des affaires. En quelques minutes, le spectateur possède déjà les éléments utiles à la compréhension du film, si ce n’est de l’histoire, absente au sens classique du terme.

Lennox, double personnage

Le double personnage de Lennox est opaque et possède une psychologie sommaire. Roger Lennox est un être passif, mélancolique. On ne sait rien de son passé. C’est un vagabond qui sort d’une route de campagne, lesté d’une valise contenant le roman La Clé de verre de Dashiell Hammett. C’est un personnage énigmatique qui porte en lui un héritage du passé littéraire de genre. Hammett, écrivain américain de romans noirs, aurait pu être adapté par des scénaristes à l’usage de Delon, producteur et acteur.

Richard Lennox, le frère de la seconde partie, est un être froid, cynique, déterminé, qui dirige à la cosaque une des sociétés d’Elena. On reconnaît dans ce personnage le Delon que l’on a l’habitude de voir. Tout comme Roger Lennox, il n’est qu’une apparence sans histoire et sans passé, la face inversée de son double. Cette figure du double que l’on rencontre dans la littérature ou le cinéma fantastique génère un malaise, a fortiori lorsqu’il s’agit de la gémellité. Traditionnellement, les deux éléments du double se ressemblent, mais possèdent deux personnalités antinomiques. Après le bain forcé d’Elena qui frôle la tragédie, Lennox se stabilise à mi-chemin des deux caractères décrits précédemment (le passif et l’actif), de ce double un troisième Lennox se fait jour. Il devient un être humain sensible, sans pour autant perdre son ardeur.

Elena forte, Elena faible

Elena dans la première partie est une belle femme d’affaires, énergique, qui ne supporte pas la passivité de Lennox première manière. Non seulement elle ne lui prête pas secours, mais est à l’origine de sa chute dans le lac. Alors qu’Elena est forte dans le premier acte, dans le second elle devient faible, selon le principe des vases communicants. Richard Lennox, lors de la deuxième promenade en barque, après avoir poussé Elena dans le lac, accomplit son devoir d’humanité en lui tendant la main. L’épilogue nous montre qu’Elena et Lennox, après ce baptême, découvrent un sens à leur vie. Un équilibre s’établit entre eux. Ils quittent en Maserati (tout de même !) le milieu de la grande bourgeoisie. Demi-surprise : Roger et Richard ne faisaient qu’un.

Deux moments forts ponctuent le film. La première noyade modifie le rapport de force entre les deux personnages. Elena, privée de son autorité par le nouveau Lennox devient faible (« En me délivrant de mon existence, vous me l’avez volée »), tandis que le premier Lennox, être mélancolique, se transforme en homme d’affaires impitoyable. Sa conception du rôle du chef ? « Agir en primitif, rêver en stratège ! » La seconde noyade évitée permet au couple de s’aimer véritablement.

Distanciation

Le film est de facture moderne, notamment dans la discontinuité narrative, la superposition des voix, les bruits (orage, avion, musique intempestive) qui recouvrent un tant soit peu le sens des phrases, qui mériteraient pourtant d’être entendues dans leur intégralité, mais c’est la manière de Godard pour exprimer la rumeur du monde, une certaine incommunicabilité entre les êtres. Sortis du cinéma muet, les intertitres godardiens sont en latin, en italien, en allemand ou en français, non pour communiquer des informations narratives, mais pour donner « vaguement » le thème de la séquence : « Incipit lamentatio », « De rerum natura », « Solo cello and voice », « Ein, zwei, Drei, die Kunst ist Frei », « Je est un autre »…

Reprenant le principe de distanciation qui caractérise Bertold Brecht, Godard ne souhaite pas que le spectateur s’identifie au héros, il ne doit pas oublier qu’il assiste à la projection d’un film, de plus un film de Jean-Luc Godard… Si Brecht voulait un théâtre épique, Godard, lui, propose un cinéma épique en contradiction totale avec une approche naturaliste qui est le lot commun du cinéma fictionnel : des héros, des actions, une intrigue huilée avec des éléments qui s’enchâssent entre eux pour se diriger vers la fin.

Modèle classique, modèle spéculaire

Le film relève à la fois du modèle classique et du modèle spéculaire – qui renvoie à l’histoire du cinéma. Du modèle classique, pour faire plaisir à la star Delon, nous retrouvons la structure temporaire linéaire, la durée moyenne de 1 h 25, ainsi que deux personnages (un homme, une femme) qui sont au centre du film. En revanche, ce qui parasite son aspect classique réside dans l’intrigue qui n’est pas clairement définie comme souvent chez le cinéaste. On peut considérer que le film comporte malgré tout deux intrigues parallèles : la relation amoureuse et le monde politico-financier.

Ces intrigues sont émaillées d’abondantes citations empruntées à la littérature et à la poésie : « Mais c’est un récit que je voulais faire, et je le veux encore. De l’extérieur, rien ne vient distraire ma mémoire. C’est tout juste si j’entends de loin en loin la terre gémir doucement, dont un rayon brûlant déchire la surface. Et l’ombre me suffit, un seul peuplier debout derrière moi dans ce deuil. » (Hölderlin) ; « Les femmes sont amoureuses et les hommes sont solitaires. » (René Char). Ces citations sont soit intégrées dans les dialogues ou bien prononcées en voix hors champ. Ce choix esthétique place ainsi le film sous le signe de la littérature au sens large. Plus que narratrice, la voix hors champ n’apporte pas d’informations indispensables à la compréhension du récit, mais permet au film d’accéder à la poésie élégiaque qui chante les lamentations et les souffrances des êtres humains. Les travellings lents et limpides de la campagne vaudoise, dans les alentours de Rolle, commune où vivait Godard, apportent une incontestable beauté au film.

Histoire du cinéma

Enfin, Nouvelle Vague comprend des éléments qui le rattachent au cinéma réflexif. Des personnages possèdent des noms faisant référence directe à l’histoire du cinéma. Elena annonce aux domestiques que Lennox et elle vont visiter « les De Sica ». Le carton « The Long Goodbye » évoque le roman de Raymond Chandler – dont l’ami du détective Philip Marlowe se nomme Terri Lennox ! – adapté pour le cinéma en 1973 par Robert Altman. Le titre du film lui-même reprend la dénomination qui qualifie le mouvement dit de la « Nouvelle Vague » dont Jean-Luc Godard est issu.

Parmi toutes ces références cinématographiques, le film joue particulièrement avec celui de Joseph L. Mankiewicz La Comtesse aux pieds nus (1954). Dans Nouvelle Vague, Elena Torlato-Favrini est la fille imaginaire du personnage joué par Ava Gardner dans le film de Mankiewicz, qui, alors enceinte d’un domestique, est assassinée par son mari le comte Torlato-Favrini revenu impuissant de la guerre. Dans le film de Godard, le secrétaire d’État interpelle Elena : « Quand j’étais jeune attaché à l’ambassade des États-Unis à Rome, j’ai connu un Torlato-Favrini ». Elena répond : « C’était mon père. Oui, oui, il était très ami avec monsieur l’ambassadeur ». Le secrétaire d’État reprend : « Monsieur Joseph Mankiewicz, oui, ah quel homme ! Il ne faisait pas de cinéma comme les autres, simplement son travail ! » « Cinéma », évidemment, possède un double sens…

Nouvelle Vague est le dernier film important dans lequel joua Delon, il le fit sortir des polars dans lesquels il se cantonnait dans les années 1980. Le film fut sélectionné en compétition au Festival de Cannes, ce qui réjouit l’acteur qui eut l’occasion de prendre un bain de foule. Sans succès public, malgré la présence d’une star de cinéma, le film bénéficia d’une critique contrastée. La rencontre Godard-Delon dans un film se nommant Nouvelle Vague ne manque pas de piquant. En effet, Delon – contrairement à Belmondo qui émergea en 1960 grâce à À bout de souffle de Godard – a raté la Nouvelle Vague, lui qui privilégia l’ancienne. C’est donc trente ans plus tard que la rencontre se réalisa, sans faire de vagues…

Didier Saillier

(Septembre-octobre 2023)

Nouvelle Vague (1990) de Jean-Luc Godard. En ligne sur Archive.org : https://archive.org/details/NouvelleVague1990JeanLucGodard

 

Photogramme de Nouvelle Vague (1990) de Jean-Luc Godard. Avec Alain Delon et Domiziana Giordano.

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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