Le musée Carnavalet – Histoire de Paris (3, rue Madame de Sévigné – 75003 Paris) organise l’exposition « Le Paris d’Agnès Varda, de-ci, de-là », du 9 avril au 24 août 2025. C’est la photographe qui est mise à l’honneur, avec 130 tirages – pour beaucoup inédits – dont l’œuvre est plutôt méconnue, mais la cinéaste n’est pas pour autant négligée, et de nombreux extraits de films, courts ou longs métrages, des documentaires ou des fictions, nous montrent divers aspects de Paris, sous le regard d’Agnès Varda…
Agnès Varda (1928-2019) reste encore et toujours d’actualité ; elle avait déjà bénéficié d’une grande exposition – couvrant l’ensemble de sa carrière et de sa vie – à la Cinémathèque française. Un an après, le musée Carnavalet met l’accent sur le Paris d’Agnès Varda que ce soit dans le domaine de la photographie, du cinéma ou de sa vie personnelle.
École Vaugirard
Même si Varda est née en Belgique, à Ixelles, d’un père grec et d’une mère française, et qu’elle a vécu son enfance à Sète (Hérault), en déménageant avec sa famille à Paris en 1943, à la suite de l’entrée en zone libre des Allemands le 11 novembre 1942, elle est devenue une Parisienne qu’elle restera toute sa vie. Rappelons la définition humoristique et souvent justifiée du Parisien : c’est un provincial ou un étranger qui a décidé de s’installer dans la Ville Lumière et d’y rester. Définition qui convient parfaitement à Varda.
Devenue Parisienne pendant l’Occupation, l’adolescente, attirée par l’art, suivit des cours à l’École du Louvre, et y resta trois ans. Par la suite, elle se dirigea vers la photographie, car l’aspect intellectuel et manuel de cet art mécanique lui plaisait. Alors, elle suivit des cours du soir à l’École technique de photographie et de cinématographie, dite « École Vaugirard ». À l’issue de ses études, en 1949, elle obtint un CAP, et l’année suivante s’inscrivit au registre des métiers sous la catégorie « maître artisan photographe ». Sur une carte de visite, elle se désigne « reporter-photographe », suggérant ainsi qu’elle n’était pas uniquement une photographe de studio, mais qu’elle pouvait également réaliser des reportages pour les magazines ou autres publications.
Agnès et Valentine
Pendant ses études à l’École Vaugirard, elle partageait un appartement avec trois jeunes femmes, Frédérique Bourguet (« Yayou »), Valentine Schlegel (« Linon ») – des artistes sculptrices et céramistes – et une inconnue, « Judith ». Le 20 cité Malesherbes, dans le quartier de Pigalle (IXe arrondissement), était un lieu réunissant des artistes. Pendant cette période, Varda débuta en s’exerçant sur ses camarades en les photographiant à Montmartre ou sur les bords de Seine. Ses sujets, dans un premier temps, se concentraient, comme on le voit, autour de ses proches et des paysages parisiens.
Une planche contact de 1949, alternant des portraits de Valentine et d’elle-même, permet de voir Varda avant Varda, c’est-à-dire, avant sa coupe au bol qui fit l’identité de la photographe-cinéaste-plasticienne. Les deux femmes portent des vêtements masculins (veste, gilet, chemise épaisse, casquette à la gavroche) pour affirmer leur indépendance vis-à-vis des hommes. L’année suivante, Varda réalisa un autoportrait à vingt-deux ans, en se maquillant de manière à accentuer les ombres des yeux et des pommettes, c’est le portrait iconique par excellence de notre photographe : coupe à la Jeanne d’Arc, regard austère. Varda devient Varda.
Jean Vilar
Parallèlement à son métier alimentaire de photographe (albums d’enfants, photos familiales, d’identité…), qu’elle exerçait dans l’appartement-atelier de la cité Malesherbes, Varda commença une œuvre personnelle qui allie l’étrange à la beauté et à la poésie, s’inspirant ainsi des surréalistes et aussi de Valentine Schlegel, sa compagne, qui lui recommandait de « chercher la beauté sous ses formes aussi surprenantes qu’inattendues. » Plusieurs clichés sont dans cet esprit : Noyé (1950) où l’on voit une tête sculptée posée sur la margelle d’un puits, associant ainsi l’eau à la mort ; une série « drôles de gueules » (1952) consiste à repérer dans un objet modifié, ou pas, la forme d’un visage : vieille chaise désarticulée à la forme ovale, bouteille élargie au fin goulot retournée, robinet avec flexible de douche disposé en demi-cercle.
Par l’intermédiaire de Valentine, qui était la sœur d’Andrée Schlegel, épouse de Jean Vilar l’homme de théâtre, le fondateur du Festival d’Avignon et le directeur emblématique du Théâtre national populaire (TNP), Agnès fut engagée en 1948 par le metteur en scène en qualité de photographe de plateau pour documenter le Festival d’Avignon et, en 1951, l’activité du TNP : la disposition scénique, les maquettes de costumes conçues comme des outils de travail, les répétitions sur scène, les comédiens en civil ou costumés lors des représentations. Ainsi nous pouvons voir Gérard Philipe en Cid dans un couloir du théâtre de Chaillot. Simultanément à son travail au TNP, Agnès s’occupait aussi des trois enfants de Jean Vilar et les photographiait au parc Montsouris (1948) ou dans la rue, sur le chemin de l’école (1951).
Reportages
Cette dernière photo est intégrée au reportage effectué par France-Magazine du 7 octobre 1951 sur la rentrée scolaire vue par des photographes. Varda, qui commençait à publier dans la presse populaire, après s’être fait connaître comme photographe de théâtre, la proposa, car illustrant parfaitement le sujet. Un autre magazine, Notre métier – La vie du rail du 17 décembre 1951 lui commanda une photo adaptée au support : « Le dépôt de Paris-Ivry ».
Le magazine Réalités, en 1959, lui confia pour sa part un sujet abstrait ayant pour titre « La jeunesse influencée par la mode littéraire ». Les photos évoquent le climat des romans de Françoise Sagan : un jeune couple en voiture décapotable, mais aussi l’imagerie du cinéma des années cinquante du type Les Tricheurs (1958) de Marcel Carné : un mauvais garçon, à scooter, et une fille à l’air triste ; ou encore le reflet de la jeunesse existentialiste sans le sou mais vivant des amours : un garçon et une fille sur le palier d’escalier d’un vieil immeuble germanopratin. Ce reportage, bien qu’ayant été réalisé pour le magazine mal nommé Réalités est entièrement fictif, la photographe fit appel à de jeunes actrices et acteurs dont le futur producteur Claude Berry et la chanteuse Jacqueline Danno.
Cléo de 5 à 7
Comme nous le constatons, dans les années cinquante, Varda était fort occupée avec le TNP, ses reportages pour la presse, sans oublier les portraits d’artistes, installés dans des situations et des décors insolites, comme ce fut le cas de Fellini posant dans des éboulis des anciennes fortifications à la porte de Vanves (1956), ou des portraits pris sur le vif comme celui des enfants masqués au jardin du Luxembourg, le jour du Mardi gras de 1953.
Malgré toutes ses activités, en 1954 elle ajouta une corde à son arc en tournant son premier film, La Pointe courte, avec Silvia Montfort et Philippe Noiret, tous deux rencontrés au TNP, dont le tournage se déroula à Sète, ville de son enfance. Toutefois, c’est dans les années soixante que Varda se consacra largement au cinéma, mettant entre parenthèses son travail de photographe. En 1961, Cléo de 5 à 7 lui apporta le succès. L’action se passe à Paris et le personnage (Corinne Marchand) marche à travers six arrondissements en attendant des résultats médicaux pressentis mauvais. La cinéaste ne dissimule pas la caméra, et c’est pourquoi, lors des travellings, les passants bien réels, et non des figurants, la regardent avec insistance, mais le spectateur plongé dans la fiction peut penser que les badauds observent non le tournage, mais Cléo qui dérive comme une somnambule.
Travelling
Le principe cinématographique de Varda repose bien souvent sur le travelling qui sert à dévoiler progressivement le décor. Il peut se faire en voiture ou en bus, comme dans Cléo de 5 à 7, qui fait figure de documentaire sur Paris l’été ; en barque sétoise sur la Seine dans Les Plages d’Agnès (2008) ; sur un rail de travelling qu’elle installe devant son domicile de la rue Daguerre pour suivre l’héroïne du conte Les Trois boutons (2015), une adolescente à la langue bien pendue.
Si Varda a filmé Paris avec attention, le lieu emblématique de son œuvre n’est pas à chercher bien loin, mais chez elle, au 86 rue Daguerre, qu’elle habita pendant soixante-huit ans. Ce fut en 1951, à l’âge de vingt-trois ans, que ses parents lui achetèrent deux boutiques (une épicerie et un atelier d’encadrement et de dorure), en état de ruines, dans une cour à ciel ouvert. Au fur et à mesure, elle parvint à les rénover. Dans cette cour-atelier, elle aménagea un studio de prise de vues, tandis que Valentine Schlegel créa son atelier de céramique. Ses voisins et amis du quartier se firent photographier dans la cour, des inconnus, mais aussi des artistes, comme le sculpteur Alexander Calder.
Rue Daguerre
Après plusieurs expositions collectives, Varda organisa dans sa cour de la rue Daguerre sa première exposition personnelle (du 1er au 19 juin 1954), inaugurée dans une ambiance de grande simplicité avec olives et cacahouètes pour les invités. Les tirages – des portraits et des objets du quotidien, dont la série « drôle de gueules » – étaient contrecollés sur de l’isorel (fibres de bois compressées) et accrochés aux murs ou aux fenêtres de la cour. L’exposition temporaire était ô combien artisanale, ce qui démontre que Varda n’attendait pas d’obtenir les conditions idéales pour se lancer dans un projet, marque d’un tempérament de conquérante.
Dans les années soixante, le 86 rue Daguerre fut l’adresse de sa société de production et celle de Jacques Demy (qui entra dans la vie de Varda en 1958), et c’est dans ce lieu qu’elle tourna des scènes pour certains de ses films. En 1974, elle sortit de chez elle pour tourner Daguerréotypes, son « documentaire local ». À l’intérieur des boutiques avec son équipe légère et invisible, elle écoute les interactions des commerçants avec leur clientèle, mais aussi les interroge sur leur vie et leurs rêves. Les commerçants de la rue Daguerre, pour la plupart, étaient venus de différentes régions françaises pourvoyeuses de main-d’œuvre (Auvergne, Normandie et surtout Bretagne) : « les trottoirs sentent la campagne », conclut Varda en voix off.
Nouvelle Vague ?
Souvent, nous pouvons lire, de-ci, de-là, qu’Agnès Varda appartenait au mouvement la Nouvelle Vague, ce qui n’est pas strictement exact dans la mesure où avant Truffaut, Godard, Chabrol, Rohmer, Rivette, en 1954, elle avait filmé en plein air, sur le motif, avec les moyens du bord. Non seulement elle était la première de cette jeune génération à avoir réalisé un film personnel, au budget dérisoire, mais aussi elle était, a fortiori, la seule femme cinéaste.
Les historiens considèrent d’ailleurs que le groupe dit de la « Rive gauche », actif dans les années cinquante, représenté par Varda, Resnais, Marker et Demy, avait pour différence avec le groupe des Cahiers du cinéma, noyau de la Nouvelle Vague (1958-1962), de s’intéresser aux questions sociales, historiques et politiques, alors que les Cahiers étaient plutôt des adeptes de l’art pour l’art. Au-delà de toute catégorisation, affirmons : Varda était une femme et une artiste libre !
Didier Saillier
(Juin 2025)
Photo : Agnès Varda en 1970. Crédits AFP.
2 Comments
BARKIS Frédéric
Merci Didier Saillier pour cette sympathique présentation d’Agnès Varda. Vos références sur sa vie de photographe sont très précises, c’est vraiment bien. Si cela vous intéresse, certaines de ses lettres à François Truffaut se trouvent dans un livre passionnant publié il y a peu, « Correspondance avec des cinéastes 1954-1984 » de Truffaut justement. J’ai eu l’occasion de la voir de près (sans lui
parler) à plusieurs reprises et, à chaque fois que je me rends rue Daguerre, je vais regarder sa maison…
Didier Sailllier
Bonjour,
Je vous remercie pour votre message et conseil de lecture.
Vous semblez être un de ses admirateurs fervents.
Bien cordialement,
Didier Saillier