La marge du temps, un blog culturel et littéraire
Des garçons et une fille discutent devant une palissade
Fiction et autobiographie,  Jeunesse

« Les Six Compagnons », une lecture d’un adolescent d’autrefois

La série pour la jeunesse « Les Six Compagnons » dans la collection « Bibliothèque verte » de Hachette, écrite par Paul-Jacques Bonzon, a été créée en 1961, il y soixante ans. Les trente-huit romans[1], écrits en près de vingt ans, ont fait la joie d’adolescents et ont permis de lire à ceux qui ne lisaient pas. Revenons sur cette aventure éditoriale exceptionnelle.

 

C’était l’époque, autour de 1973-1974, où je m’intéressais aux titres qui comportaient le mot « mystère », car j’essayais de lever le voile d’un secret. Ainsi je lus l’illustré Bibi Fricotin en plein mystère, de Maric et Pierre Lacroix, Le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux et L’Île mystérieuse de Jules Verne. Toujours à la recherche, d’une nouveauté, je découvris chez le buraliste, Les Six Compagnons et le mystère du parc (1966), l’histoire de l’enlèvement d’un enfant, libéré par les « six ». Ce fut le premier que je lus, avant de poursuivre la série. Près de cinquante ans après, je relis leurs aventures.

Biographie de l’auteur

Paul-Jacques Bonzon (1908-1978) est un auteur pour la jeunesse particulièrement prolifique. En dehors de la série des Six Compagnons, déjà monumentale, il a créé deux autres séries pour les plus jeunes dans la « Bibliothèque rose » (Diabolo le petit chat et La Famille HLM) ainsi que des romans hors-séries, des pièces de théâtre, des ouvrages scolaires de lecture suivie publiés chez Delagrave. Et pourtant, il a commencé à écrire seulement à l’âge de 37 ans, en 1945. En une trentaine d’années, il a écrit 120 ouvrages, ce qui représente quatre livres par an ! Une production digne de San Antonio ou de Georges Simenon !

Né dans la Manche, à Sainte-Marie-du-Mont, Paul-Jacques Bonzon entra à l’École normale d’instituteurs de Saint-Lô en 1924 et en sortit en 1927. Atteint par la tuberculose, après un long séjour dans un sanatorium, où il rencontra sa femme, il obtint tardivement un poste en 1933, à vingt-cinq ans, à Barenton (Manche). En 1935, il demanda sa mutation pour la Drôme, sa femme en étant originaire. Sa carrière se déroula dans ce département et il la termina à Valence, en 1961. À cette date, à 53 ans, il quitta l’Éducation nationale pour se consacrer entièrement à son œuvre. L’année 1961 correspond à la sortie du premier volume de la série, Les Compagnons de la Croix-Rousse. Au fil des années, les livres de cette série s’enchaînèrent et, au plus fort du succès, ils se vendaient à 450 000 exemplaires par an, sans compter ceux traduits dans seize pays dont le Japon.

Des détectives adolescents

Dans cette série de 38 ouvrages, la chronologie est au ralenti, les héros vieillissent peu, le temps est quasiment immobile. De 1961 à 1978 (date du décès de l’auteur), en 17 ans, les compagnons ont grandi de trois ou quatre ans. Lors du premier volume (Les Compagnons de la Croix-Rousse), ils ont 12 ans et à la dernière, entre 15 et 16 ans. Une fois qu’ils ont quitté le CM2 et ont intégré le secondaire, à chaque début d’une nouvelle aventure, ils semblent être dans la même classe comme s’ils redoublaient à l’infini leur scolarité, même si certains, comme Tidou ou Mady, sont d’excellents élèves. Comme ses maîtres, le « chien loup » Kafi n’est pas soumis à la loi du temps, ce qui explique sa vivacité du premier au dernier volume.

D’origine sociale modeste, ces détectives amateurs vivent à Lyon, dans le quartier populaire de la Croix-Rousse. Leurs parents se révèlent compréhensifs puisqu’ils permettent à leurs rejetons de partir en camping l’été dans le sud ou de participer à un tournage de cinéma dans un village voisin (Les Six Compagnons et la perruque rouge, 1966). Le père de Mady est receveur de bus, celui de Tidou employé dans une filature et sa mère fait des ménages ; le père de Corget est employé de banque ; la mère de Gnafron (Louis), qui élève seule son fils, travaille à l’usine.

Portraits des Compagnons de la Croix-Rousse

Ces adolescents ont, pour la plupart, un surnom en raison d’une particularité géographique ou personnelle : 1) Le Tondu est grand, possède des jambes en « pattes d’araignée », il a un bon coup de pédale, est costaud, bricoleur et chauve à la suite d’une maladie. Portant un béret pour cacher sa calvitie, il le jette en l’air en criant « formidable ! » ; 2) Gnafron, habite au-dessus d’une cordonnerie, c’est pourquoi il porte le nom de la marionnette lyonnaise, le savetier Gnafron. Il est petit, malin, râleur et fait souvent mine de s’arracher les cheveux pour trouver une solution ou pour exprimer son désespoir ; 3) la Guille, appelé ainsi pour avoir habité auparavant le quartier de la Guillotière, est considéré comme l’artiste du groupe : il joue de l’harmonica, lit des livres, déclame le poème Le Lac de Lamartine (Les Six Compagnons et le château maudit, 1965) et est pourvu d’un caractère rêveur ; 4) Bistèque, ayant un père commis boucher, hérite de ce surnom et du talent de cuisinier. En camping, il prépare des plats roboratifs et succulents qui font la joie de ses camarades ; 5) Corget, le chef de la bande, se veut un grand sage, en fait, c’est un rabat-joie, au sens premier du terme, qui cherche à calmer les ardeurs de ses camarades et à relativiser leurs intuitions ; 6) Tidou est le narrateur de la plupart des aventures qui nous sont contées : ce n’est pas étonnant, il a une bonne orthographe ! Originaire du village provençal de Reilhanette (Drôme), lors du premier volume Tidou déménage à Lyon, ville qu’il juge anonyme et froide, mais qu’il finit par adopter.

Mady et Kafi, des compagnons de route

Mady, la seule fille du groupe, bien qu’elle apparaisse lors du premier épisode, n’est pas du nombre des six compagnons. Comme d’Artagnan est le quatrième des Trois Mousquetaires, Mady est le septième compagnon, jusqu’au seizième épisode, Les Six Compagnons et le secret de la calanque (1969), où Corget déménage à Toulouse avec ses parents, laissant ainsi sa place à Mady comme membre à part entière des compagnons et la fonction de chef à Tidou. Mady, volontaire, malgré une santé fragile, est une chic fille qui a des intuitions étonnantes.

Le dernier personnage qui est aussi le premier pour résoudre les énigmes est le chien de Tidou, Kafi, un berger allemand. Selon l’auteur, si la série a connu le succès, c’est parce qu’il y a un chien. Celui de Tidou possède toutes les qualités : ses yeux indiquent une profonde intelligence, il est beau, a un poil soyeux, un flair exceptionnel qui lui permet de retrouver les malfaiteurs ou des personnes disparues rien qu’en reniflant un béret ou une espadrille. Sans Kafi, qui fait office d’ouvre-boîte du mystère, la plupart des aventures seraient au point mort.

Quand les compagnons sont témoins d’une affaire malveillante, leur première réaction est d’avertir la police ou la gendarmerie, hélas les « gones » (les gamins lyonnais) ne sont pas pris au sérieux et se font rabrouer par un képi ou un commissaire. Face aux compagnons, la maréchaussée se montre stupide (Georges Brassens, déjà en 1953, dans Brave Margot les jugeait « par nature si ballots »), même les chiens policiers ont un flair inférieur à celui de Kafi !

Expressions et intrigues

Ces romans, écrits dans les années soixante et soixante-dix se ressentent de leur époque, et c’est tant mieux. Le vocabulaire se charge de rappeler la date d’écriture. Les cinéastes portent des « chandails », terme démodé, mais charmant ; les voitures sont immatriculées dans la « Seine », département disparu en 1968 ; la bise entre Mady et les garçons n’est pas de rigueur, une franche poignée de main suffit. En raison de leur origine populaire, les adolescents usent d’un vocabulaire adéquat : ils parlent de « godasses », de « tambouille », de « barda », de « pieu », de « moulin » (le moteur) et des expressions fleurissent sur le même ton : « flanquer dans un beau pétrin », « cuire comme des lapins dans une casserole », « éternuer à réveiller un banc de sardines », « voyager à l’œil ».

Le récit de chaque épisode fonctionne comme une horloge suisse. Les péripéties s’insèrent les unes dans les autres, même si souvent la chance joue un rôle prépondérant dans la résolution d’un mystère. Malgré la variété des histoires, des invariants demeurent : la police est incrédule ; les malfaiteurs nient mordicus leurs méfaits et accusent les compagnons d’être des voyous, avant d’abdiquer devant les preuves accablantes ; dans l’épilogue, les policiers les plus coriaces ont les yeux humides, étreints par l’émotion d’avoir douté de ces gamins jugés juste bons à jouer aux billes ; les innocents mis en cause sont lavés de tout soupçon.

Une lecture pédagogique et morale

Les histoires sont morales : le mal est toujours vaincu par le bien et les adolescents font montre de politesse, de courage, d’honnêteté et de solidarité. Paul-Jacques Bonzon, en tant qu’instituteur, dispense à travers ses ouvrages non seulement une portée morale, mais aussi pédagogique : ses jeunes lecteurs doivent apprendre le monde et le vocabulaire. Dans Les Six Compagnons au gouffre Marzal (1963), les personnages répètent pour s’imprégner de ces mots difficiles : « les stalactites tombent et les stalagmites montent ».

Et aujourd’hui que deviennent ces Compagnons de la Croix-Rousse ? Eh bien, ils se survivent. Parce que les ouvrages étaient datés, les éditions Hachette, en 2014, ont procédé à une cure de rajeunissement drastique en les modernisant et en les simplifiant. Tout d’abord, la série complète de trente-huit volumes a été largement émondée en n’en retenant que dix ; six de ces rescapés ont perdu leur titre original : Les Six Compagnons et la pile atomique (1963) est devenu Alerte au sabotage et Les Six Compagnons et l’homme au gant (1963), L’étrange trafic ; publiée originellement dans la « Verte », la série est passée dans la « Rose » : trop riche et complexe pour des enfants plus jeunes, le texte a été simplifié ; les illustrations réalistes « sixties » d’Albert Chazelle ont été remplacées par celles de Magali Fournier, une dessinatrice talentueuse, mais qui dénature les personnages d’origine par un rendu de bande dessinée.

Devant ces changements douloureux, pour se consoler, on peut se remémorer la formule du général de Gaulle dans un discours de 1960 : « […] on peut regretter la douceur des lampes à huile, la splendeur de la marine à voile, le charme du temps des équipages. Mais, quoi ? Il n’y a pas de politique qui vaille en dehors des réalités. »

Didier Saillier

(Décembre 2021)

[1] Paul-Jacques Bonzon a écrit trente-huit ouvrages de cette série de 1961 à 1980. Trois autres auteurs ont repris le flambeau à la mort de son créateur. Olivier Séchan (le père du chanteur Renaud) a écrit trois titres (de 1982 à 1984) ; Pierre Dautun, six (de 1984 à 1987) et Maurice Périsset, deux (en 1988 et 1994). Ce qui fait un total de quarante-neuf ouvrages des Six Compagnons.

Série Les Six Compagnons de Paul-Jacques Bonzon, Hachette, coll. « Bibliothèque verte » de 1961 à 1980 (ouvrages disponibles en librairies d’occasion).

Illustration : Albert Chazelle (dessin à l’intérieur des Six Compagnons et l’homme au gant).

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

5 Comments

  • Audrey

    Merci Didier pour ce voyage dans le passé, c’est un joli cadeau de Noël. Je me suis rendue compte que j’ai esquissé un sourire tout au long de ma lecture, ça fait du bien.

  • Cyrielle Rose

    Je me permet un petit commentaire: non, les Compagnons ne redoublent pas à l’infini leur scolarité.

    Durant les premiers tomes ils sont à l’école primaire, dans les derniers ils sont au lycée. Ce qui leur permet des aventures de plus en plus éloignées de leur cher quartier de la Croix-Rousse, avec un équipement de plus en plus élaboré.

    Ce qui est étonnant en revanche c’est l’extraordinaire longévité de Kafi, et qu’il garde une forme parfaite pour neutraliser des bandits, même à un âge trés avancé pour un chien.

    • didiersaillier

      Bonjour,

      Merci pour votre message et votre intérêt à l’article de mon blog culturel et littéraire sur « Les Six Compagnons ».

      Vous avez raison, lors des premières aventures, les Six Compagnons sont en CM2 et son âgés de 12 ans. J’ai modifié en conséquence.

      Cependant, dans cette série, la chronologie est au ralenti, ils ne vieillissent pratiquement pas. De 1961 à 1978 (date du décès de l’auteur), en 17 ans, les compagnons ont vieilli de deux ans, tout au plus de trois ans, et sont passés du collège au lycée. Ils ont donc entre 15 et 16 ans à la fin de la série.

      Quand je dis qu’ils sont toujours dans la même classe, c’est à la fois une image (le temps est quasiment immobile dans cette série) et une saillie humoristique.

      Comme ses maîtres, le « chien loup » Kafi n’est pas soumis à la loi du temps. Lui aussi aura toujours quasiment le même âge, ce qui explique sa vivacité.

      Pour résumer, cette série est hors du temps. C’est aussi le cas de la deuxième série « La Famille HLM » de Paul-Jacques Bonzon.

      Cordialement,

      Didier Saillier

  • MICHEL SAGNARD

    Bonjour,

    Il me semble que Tidou intégre une école primaire lors de son arrivée à Lyon. La preuve ? Son instituteur, Monsieur Mouret ( un « clône » de l’auteur ?) qu’on retrouvera dans les épisodes suivants… Le jeune garçon est âgé d’une douzaine d’années, niveau CM2.
    La troisième B semble indiquer la classe !…
    Je suis en train de rédiger une « analyse » de ce premier épisode qui sera bientôt publiée sur mon site.
    Si ça vous intéresse, deux épisodes de la série y ont déjà été traités.
    Bravo pour votre présentation très compléte de la série à travers ce « pilote » qui ne mérite assurément pas de sombrer dans l’oubli.
    Bien cordialement.
    MICHEL

    • didiersaillier

      Bonjour,

      Je vous remercie pour votre message. Effectivement, je me suis trompé, Tidou entre bien à l’école primaire à son arrivée. C’est l’expression « Troisième B » qui m’a induit en erreur. Une autre personne précédemment m’avait fait la remarque, mais j’étais resté sur mes positions. Après une ultime vérification, je constate que tous les deux vous aviez raison. J’ai modifié en conséquence mon article mais à la marge, car je continue d’affirmer que le temps est au ralenti dans cette série.

      Je suis allé sur votre site qui m’a beaucoup plu, il est coloré, dynamique, riche, et les informations pertinentes. Il est intéressant pour ceux qui portent un intérêt aux livres de leur enfance. Vos analyses sur les deux aventures des Six Compagnons sont éclairantes (« Les agents secrets » et « L’avion clandestin »). J’attends donc avec impatience « Les Compagnons de la Croix-Rousse » qui devient émouvant quand Maddy reçoit un fauteuil roulant bricolé par les compagnons. Je vous remercie de me signaler quand cette étude sera sur votre site « Ideal-Biblio ».

      Bien cordialement,

      Didier

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