En août 2017 était sorti le roman de Pauline Dreyfus, « Le Déjeuner des barricades ». L’histoire réelle et romancée de la remise à Patrick Modiano du prix littéraire Roger-Nimier dans le contexte insurrectionnel de Mai 1968. Comme le note la quatrième de couverture : « tous les cocktails ne sont pas Molotov ». Une journée de mondanité en trois parties : les préparatifs, le pendant et l’après d’un déjeuner mémorable. De l’humour à toutes les pages et des personnages, connus ou inconnus, hauts en couleur.
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Pauline Dreyfus (née en 1969) est à la fois romancière et auteure de biographies. En 2020, elle en consacrait une à Paul Morand dont son grand-père maternel, Alfred Fabre-Luce, était un ami proche. Paul Morand captive particulièrement l’écrivaine, car en plus de ce texte, elle a également voué un roman à propos de la campagne académique de l’écrivain auprès des Immortels, en 1968, pour se faire élire à l’Académie française.[1] Dans Le Déjeuner des barricades, l’auteur de L’Homme pressé y est aussi un des acteurs.
Le roman repose sur l’idée, éminemment littéraire, de placer un événement mondain, frivole, en l’occurrence un déjeuner de prix littéraire à l’hôtel Meurice, temple du luxe, pendant une révolution, comme si de rien n’était et ne pouvait altérer la tradition, alors que les pavés volent sur les CRS et que le pays est paralysé par la grève générale depuis deux jours. Le concierge de l’hôtel porte sur cette situation un jugement lucide : « […] le déjeuner de Florence Gould est sans doute le baroud d’honneur d’un milieu condamné à se dissoudre dans le monde moderne. » De plus, le jour même du déjeuner, le gouvernement est menacé d’être renversé à la suite de la motion de censure déposée par l’opposition. En somme, c’est un déjeuner sur un volcan !
L’action se déroule sur une journée, celle du mercredi 22 mai 1968, pendant laquelle sera remis la sixième édition du prix Roger-Nimier, un prix printanier et mondain, décerné souvent à un jeune auteur prometteur et dont l’écriture est dans la lignée de Roger Nimier, stylée, brillante et désinvolte. Ce prix, doté d’un chèque de 5 000 francs, est remis au cours d’un déjeuner, une « Meuriciade », qu’offre Florence Gould, une mécène américaine milliardaire qui ne lit jamais les œuvres primées… pas plus que les autres d’ailleurs, mais en revanche distribue à tout-va des billets de 50 francs au personnel du palace qui la nomme « Mme Racine ».
Parmi la vingtaine d’invités, nous retrouvons deux membres du jury (Antoine Blondin, Paul Morand), les autres s’étant désistés comme Bernard Frank en vacances à Saint-Tropez ou Jacques Chardonne malade à La Frette ; des membres de l’édition ou du journalisme (Simone Gallimard, Jacques Brenner) ; des amis de la mécène (son secrétaire Jean Denoël, le milliardaire J. Paul Getty) ou de circonstance (Violette Leduc, Marcel Jouhandeau, Salvador et Gala Dali, Aristide Aubusson, un notaire retraité de Montargis) et le récipiendaire de l’année 1968, Patrick Modiano, pour la publication de son premier roman La Place de l’étoile.
Autogestion
En ce 22 mai, l’hôtel Meurice – 228 rue de Rivoli – un palace parisien fréquenté par les plus hautes personnalités des mondes de l’art, de la politique et des affaires, est en ébullition. Le personnel depuis une semaine a proclamé l’autogestion et le directeur a été invité à renoncer à se croire directeur. Néanmoins, au Meurice on ne se met pas en grève, même quand c’est à la mode. L’autogestion, oui, la chienlit, non !
Parmi le personnel se détache Roland Duteurtre, le maître d’hôtel en chef doublé de représentant syndical. Même s’il organise à l’office, chaque matin, des assemblées générales qui réunissent, à l’exception du directeur, l’ensemble des employés du palace (cuisiniers, pâtissiers, marmitons, sommeliers, chefs de rangs, maîtres d’hôtel, vestiaire, grooms, garçons d’étages, chasseurs, femmes de chambre, concierge, barman), il n’est pas pour autant un dangereux révolutionnaire, même s’il parle de « rendre le pouvoir à la base ». C’est que la conscience professionnelle prime avant la lutte des classes. L’essentiel pour lui, comme pour les autres employés plus ou moins déterminés, est de continuer à servir avec grâce, subtilité et politesse la clientèle, d’autant plus qu’elle se fait rare en ces temps troublés, peu amènes à supporter le luxe, la richesse et le calme.
D’autres de ses collègues réprouvent l’autogestion qui a fait tâche d’huile dans les huit autres palaces parisiens que sont le Ritz, le Plaza, le Prince de Galles, le Crillon, le Lutetia, le Georges-V, le Raphaël et le Bristol. Le concierge Lucien Grapier, tout comme la dame du vestiaire, Denise Prévost, dont le mari est gendarme, considèrent que ce mode de fonctionnement sans directeur ne sied pas à un palace. Denise a même un slogan qui n’est définitivement pas dans le vent : « L’autogestion, c’est l’anarchie, conclut-elle. Et les hommes ne sont pas assez intelligents pour vivre dans une société anarchiste. »
Cependant, la hiérarchie n’est pas radicalement abolie, car Roland Duteurtre le chef maître d’hôtel et syndicaliste, donne des directives même s’il réprouve cette démarche. Le personnel ne supporte plus les ordres d’où qu’ils viennent. Le marmiton ose répondre au chef cuisinier qui lui met en retour une gifle. Cette révolution de palace – si ce n’est de palais ! – est un des aspects les plus drôles et savoureux du roman de Pauline Dreyfus qui rappelle comiquement, à trois reprises, que le renversement des rôles a son histoire : « Il y avait au Moyen Âge, à l’approche du nouvel an, une journée des fous. Ce jour-là, dans les abbayes, dans les monastères, dans les églises, la hiérarchie religieuse valse dans la liesse. »…
L’Occupation au Meurice
Le moment du fameux déjeuner survient au mitan du roman. Le jeune romancier primé pénètre dans le palace avec un regard de bête traquée : « Le grand échalas […] a écarquillé les yeux, comme s’il venait de se retrouver pris dans une rafle en pleine nuit. » Pauline Dreyfus se plaît à mettre en scène l’écrivain dans son univers fictionnel – l’Occupation –, qui fut au centre de ses premiers romans, et s’autorise même à pénétrer dans la conscience du lauréat, se faisant ainsi une narratrice omnisciente.
En effet, pendant le déjeuner, Modiano, né en 1945, se « remémore », la veille de la libération de Paris, Dietrich von Choltitz, au Meurice, à la tête de la Kommandantur du Gross-Paris, regarde déjà le jardin des Tuileries avec nostalgie. À ses commensaux, Modiano avoue que l’Occupation fut sa « nuit originelle », ce qui étonne, vu son jeune âge, Florence Gould et ses invités, qui préféreraient ne pas remuer ces temps douloureux ayant eu, pour certains, quelques ennuis à la Libération…
Parmi les convives, Aristide Aubusson, un notaire de Montargis à la retraite, qui semble être un ovni dans cet univers littéraire et mondain, est le plus attachant de tous les personnages. Atteint d’un cancer du pancréas, il veut connaître avant de disparaître le luxe du Meurice et dépenser son argent sans compter, lui qui a toujours vécu raisonnablement à Montargis. Contre toute attente, c’est lui le plus porté sincèrement sur la littérature et la poésie, et il est un des rares à avoir lu La Place de l’étoile, c’est pourquoi il se permet d’avouer à l’auteur que son roman lui a donné le « tournis » : « Et croyez-moi, dans la bouche du provincial que je suis, c’est un compliment. Ce qui m’a manqué à Montargis, c’est cela : le tournis. »
Grand-Guignol
La troisième et dernière partie ressemble à un spectacle de Grand-Guignol, avec des événements burlesques à foison dont nous tairons la teneur pour ne pas divulgâcher les 84 dernières pages. Nous pouvons simplement mentionner quelques faits que l’on trouve dans cet imbroglio boulevardier : un évanouissement de notaire, une paranoïa de milliardaire, la fuite d’un ocelot, la présence d’un agent des Renseignements généraux au bar, un complot de contre-révolutionnaires, la révélation, fantaisiste mais troublante, des raisons pour lesquelles Patrick Modiano s’est intéressé vingt ans plus tard à la disparition d’une jeune fille juive, Dora Bruder, morte à Auschwitz, et a écrit un livre à son sujet, publié en 1997.
Le roman de Delphine Dreyfus est une réussite par son écriture élégante et stylée, et sa manière de créer un univers à la fois réaliste et loufoque. Le personnel qui veut mimer l’agitation révolutionnaire des étudiants et des ouvriers, tout en étant vêtu de queue-de-pie et de gants blancs, est plaisant ; tout comme les portraits humoristiques des écrivains : Morand qui éblouit par son discours ; Blondin qui tend son verre plus souvent qu’à son tour ; Jouhandeau, sarcastique, qui relate son adresse aux étudiants : « Rentrez chez vous, dans quinze ans vous serez tous notaires ! », apostrophe qui, bien évidemment, déplait à maître Aubusson ; Modiano intimidé par ce monde dont il ne fait pas encore partie.
En entremêlant la réalité vérifiable (Mai 1968, les annonces politiques, la remise du prix Roger-Nimier) et l’invention de propos tenus par les protagonistes pendant cette folle journée du Meurice, Pauline Dreyfus réussit à emporter le lecteur qui s’attache à cet univers mi-historique mi-imaginaire.
Didier Saillier
(Mai 2021)
Pauline Dreyfus, Le Déjeuner des barricades, Éditions Grasset, 2017, 232 p., 19 € (Livre de poche, 2020, 216 p, 7,40 €).
[1] Pauline Dreyfus, Paul Morand, Gallimard, coll. « Biographies », 2020 ; Immortel, enfin, Grasset, 2012.
Photo : Patrick Modiano à l’hôtel Meurice recevant le prix Roger-Nimier 1968. Keystone-France/Gamma-Keystone via Getty Images.