La marge du temps, un blog culturel et littéraire
La gare Saint-Lazare de Dominique Fabre.
Fiction et autobiographie

La gare Saint-Lazare de Dominique Fabre

Le 24 août 2023, est paru le 30e ouvrage de Dominique Fabre Gare Saint-Lazare aux Éditions Fayard. La gare préférée de l’écrivain, qui la fréquente depuis l’enfance, a subi une profonde transformation ces dix dernières années. Celle-ci l’a conduit dans ce roman à se plonger dans ses souvenirs nostalgiques de jeunesse.

 

Selon les éditeurs, les lecteurs ne supporteraient pas de lire des romans qui seraient dépourvus d’« histoire », de préférence une « bonne histoire » dans laquelle se dérouleraient des péripéties multiples et passionnantes pour aboutir à une fin surprenante. Cette façon de considérer la littérature évoque la fameuse phrase de Jean Gabin, le « Dab », à qui l’on demandait les ingrédients nécessaires pour aboutir à une œuvre qui plairait au public : « Pour faire un bon film, il faut trois choses, disait-il : une bonne histoire, une bonne histoire et une bonne histoire ».

Heureusement pour certains écrivains qui ne jouent pas le jeu des éditeurs et des lecteurs communs, un public restreint apprécie davantage l’ambiance, l’atmosphère, qui se dégage d’un roman et la manière de la suggérer par l’écriture. Inutile alors de composer de belles phrases, de choisir un riche vocabulaire, non, c’est un langage oral du quotidien, relâché, qui conviendra le mieux pour exprimer le monde populaire des employés et des chômeurs, mais comme chacun le sait, depuis Céline, imiter l’oral, pour les meilleurs, c’est encore et toujours de la littérature.

Dominique Fabre est l’un de ces écrivains qui ne peuvent ou ne veulent pas raconter des histoires et qui ont néanmoins réussi à imposer leur manière d’écrire et la chance d’avoir rencontré un éditeur qui n’exige pas le succès à tout prix. Depuis ses débuts, chacun de ses ouvrages ne raconte rien en particulier, mais beaucoup en général, par petites touches colorées. Il y a du peintre en lui et du musicien, car son écriture est musicale. On entend la « petite musique » de Dominique Fabre et on reconnaît ses thèmes fétiches : l’enfant négligé par ses parents, l’adolescent en panne d’avenir, la déambulation d’un personnage-narrateur qui essaie de retrouver son passé, l’omniprésence de la mémoire.

Changements et disparitions

Le personnage archétypal de Dominique Fabre est un homme qui flâne dans Paris et la banlieue ouest, faisant la navette entre les deux pôles en prenant un train à la gare Saint-Lazare ou en y arrivant. Il fallait bien qu’un jour il appelle l’un de ses romans Gare Saint-Lazare, lui qui donne, dans la plupart de ses romans, la place centrale à cette gare. Celle-ci a un statut propre par rapport à ses homologues parisiennes (gares de Lyon, de Montparnasse, de l’Est, du Nord, d’Austerlitz) : elle est essentiellement une gare de banlieue, qui dessert l’Ouest parisien, ce qui fait que l’on n’éprouve pas la sensation de partir en voyage, mais de rejoindre une proche localité – le degré zéro du voyage. C’est pourquoi l’usager des lignes de la gare Saint-Lazare se dit le matin pour se rendre à son travail : « Moi aussi un jour, j’irai loin ! », pour reprendre le titre éponyme du premier roman de Dominique Fabre.

Le narrateur recense les lieux qui ont disparu dans et autour de la gare : la pharmacie Bailly à l’angle de la rue de Rome et de la rue du Rocher s’est envolée et posée cent mètres plus loin, rue Saint-Lazare ; le monument aux morts qui était le point de rendez-vous des voyageurs lui aussi a été déplacé et remplacé par une supérette ; la consigne à bagages a été tout bonnement supprimée étant un nid parfait pour les bombes terroristes ; même la grande horloge n’est plus… Bref, tout fout le camp ! Toutes ces disparitions, tous ces changements sont difficiles à supporter par le narrateur (et par l’écrivain) qui ne retrouve plus les lieux de sa jeunesse. L’installation de commerces à foison est prise pour cible : « Du coup, je ne fumerai jamais non plus une cigarette devant le mini-Carrefour City qu’ils ont installé en lieu et place du monument. Je trouverai sans doute de moins en moins de gens prompts à condamner ce mercantilisme sans gêne des employés de cette gare, aucune âme sœur n’acceptera de me laisser déblatérer jusqu’à plus soif à ce sujet. » Mais la marchandisation est-elle vraiment le problème ? Les changements difficilement supportés par le narrateur sont le signe qu’il n’est plus dans le temps présent, mais demeuré dans le temps de sa jeunesse. Peut-on le blâmer ?

Plus jamais de Chesterfield

Gare Saint-Lazare fonctionne, comme d’autres ouvrages de l’écrivain, sur le mode du fragment, de la courte séquence, voire de la nouvelle, sans chute. Le narrateur fait remonter ses souvenirs ayant trait à la gare – car c’est la règle du jeu qu’il s’est imposée – et constate sur le mode du « jamais plus » que son passé est bien loin et que plus jamais il ne le revivra : il n’allumera plus une Chesterfield ici, il ne traversera plus le square là-bas, il ne fera plus ceci, il ne regardera plus cela…, car, comme l’indique Héraclite, le monde est en perpétuel changement, principe philosophique résumé dans le proverbe : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Le lecteur du roman entend dans ces « jamais plus » une nostalgie profonde de celui qui regrette son passé même si celui-ci n’était guère flamboyant. La nostalgie, contrairement à ce que l’on pense souvent, n’est pas le regret du pays perdu, mais le regret du pays perdu à un temps donné.

Les lieux ne sont pas les seuls à avoir disparu, les êtres humains que le narrateur côtoyait à l’adolescence se sont aussi volatilisés. Celui-ci revient à la gare de Saint-Lazare, si l’on peut dire, car il ne l’a jamais quittée, mais, en revanche, il a quitté le temps où il était jeune et amoureux d’une fille qui ne venait pas aux rendez-vous ou d’une autre fille surnommée la « Gitane » qui vendait de laides lithographies pour une « assos » à tendance sectaire. Il se souvient de l’« amant » de sa mère, le spécialiste des promesses non tenues, de son ami dessinateur Crobard, le bien nommé, qui finira dans la clochardisation, du repris de justice menotté traversant la salle des pas-perdus entre deux gendarmes.

Populaire

Si tous ces personnages sont importants dans l’économie du roman, le personnage déterminant, c’est la mère incapable d’aimer le narrateur qui recherche son amour en vain, en remplissant le tonneau des Danaïdes : « […] avant même l’époque de la gare Saint-Lazare, j’avais une tâche pour ma vie, qui en un sens résumait toutes les autres, me faire aimer de toi, et ça a beaucoup à voir avec la gare Saint-Lazare. » Cette mère a autre chose à faire que d’aimer son fils, elle est trop occupée à se battre contre la société, contre les déterminismes, contre son milieu d’origine populaire, contre elle-même, afin de faire oublier d’où elle vient et de réussir à se faire une place au soleil, mais le « plafond de verre », selon son expression, l’empêche de devenir autre chose qu’une secrétaire dans le quartier de l’Europe, elle qui aurait aimé briller en devenant une bourgeoise, une « femme des beaux quartiers », au lieu de vivre dans un ILM d’Asnières.

Comme sa mère, le narrateur a parfois des colères envers ses pareils, leur quotidienneté sans perspective, leur aliénation : « Certaines personnes ne peuvent s’empêcher de se mettre à courir sur le quai avant même l’arrêt du train. Mais moi, plus jamais. Je garde la ferme résolution de ralentir parmi la foule des gens, même si au bout j’aperçois les contrôleurs et que je n’ai pas de ticket. Plus jamais je n’aurai pas de ticket. Et sans trop ralentir, je ne ferai plus jamais partie de ces excités de service qui ont l’air de démarrer un marathon à chaque sortie du train de la gare Saint-Lazare pour aller travailler chez leur patron, devant leurs ordis moches comme tout, leurs tableaux Excel à la con et leurs vieux plats du jour, leurs congés mal payés rabougris. Misérables travailleurs, qu’ils ne viennent plus me chercher pour jouer avec eux ! »

Débranché de la vie

Lors d’une présentation-dédicace de l’écrivain à la librairie L’Humeur vagabonde, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, le 22 septembre 2023, il confirmait ce que l’on savait depuis longtemps, que ses romans sont fortement autobiographiques, mais un roman se doit aussi de ne pas coller trop près à la réalité, c’est pourquoi, il s’en joue en changeant des éléments comme le nom de la brasserie historique du quartier L’Oiseau blanc devenu bleu ! et en prolongeant fictivement des situations réellement vécues.

Lors de cette soirée, Dominique Fabre a invité avec humour l’assistance à signer une pétition pour que la gare Saint-Lazare redevienne ce qu’elle était avant les travaux de réhabilitation terminés en 2012. Toutefois, pas dupe de sa nostalgie de sexagénaire, il s’interrogeait s’il n’était pas devenu un « vieux con ». Il l’est probablement, comme quiconque qui a atteint un âge rendant difficile l’acceptation du changement. Le narrateur, lui aussi, se demande quand finalement il est devenu vieux : « Peut-être me faut-il revenir sur mes pas, remonter l’escalator de la cour de Rome pour savoir à quel moment j’ai été débranché de la vie, pourquoi ces trains ne vont nulle part, pourquoi plus personne n’est là, où sont-ils partis, sont-ils restés longtemps eux aussi à attendre près des trains à quai ? »

Didier Saillier

(Novembre 2023)

Dominique Fabre, Gare Saint-Lazare, roman, Éditions Fayard, 2023, 144 p., 17 €.

Photo : La gare Saint-Lazare, de nos jours. Alex Profit.

 

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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