La marge du temps, un blog culturel et littéraire
Jo, Zette et Jocko de Hergé.
Arts plastiques,  Jeunesse

« Jo, Zette et Jocko », l’autre série de Hergé

À l’occasion de l’anniversaire de la disparition de l’auteur de bande dessinée Hergé, il y a quarante ans, le 3 mars 1983, étudions la série Les Aventures de Jo, Zette et Jocko, apparue pour la première fois en 1936 dans les colonnes de Cœurs vaillants, et qui a été réunie dans une intégrale sortie le 15 mars 2023. Hergé fait encore et toujours l’actualité !

 

Georges Remi, dit Hergé (1907-1983) fut un travailleur acharné. Outre sa série emblématique Tintin et Milou – l’arbre qui cache la forêt –, il fut également illustrateur publicitaire ; auteur des Exploits de Quick et Flupke (1930), deux garnements bruxellois ; de l’album unique Popol et Virginie aux pays des Lapinos (1934), un couple d’oursons chez les lapins ; enfin Jo, Zette et Jocko.

Coeurs vaillants

L’abbé Gaston Courtois (1897-1970), membre de l’Union des œuvres catholiques de France (UOCF) et de la congrégation des Fils de la Charité – qui visait l’évangélisation des classes populaires – créa en 1929 Cœurs vaillants et en décembre 1937 la version féminine Âmes vaillantes. Tintin avait la porte ouverte dans les colonnes du magazine dédié aux garçons de onze à quatorze ans, toutefois le prêtre lui reprochait de ne pas être parfaitement un modèle pour la jeunesse chrétienne. C’est un comble ! s’écrie le lecteur de 7 à 77 ans, alors que l’objectif de Tintin est de sauver la veuve et l’orphelin. En fait, l’abbé condamnait le mode de vie relâché du reporter à la houppe : il ne travaille pas – même si dans les premiers épisodes il écrit vaguement dans un calepin – ; il voyage seul, comme un vagabond, accompagné du fidèle fox-terrier Milou ; et surtout, il n’a pas de parents, ne mange pas à heures fixes, ne dort pas et ne fréquente pas l’école. Belle éducation !

Georges Remi, venant du scoutisme catholique, était fortement influencé par les prêtres. On sait que l’abbé Norbert Wallez, le directeur du quotidien belge Le Vingtième Siècle, fut son mentor et lui confia les rênes du supplément Le Petit Vingtième destiné aux enfants et lui présenta même sa secrétaire Germaine, la future Mme « Hergée ». Si l’abbé Wallez était un ultra catholique, admirateur de Mussolini, en revanche l’abbé Courtois était un prêtre de gauche, qui œuvrait pour les classes laborieuses et les enfants à travers les patronages.

Famille ordinaire

Ce qui serait judicieux, dit en substance l’abbé Courtois à Hergé, c’est que vous présentiez des personnages qui auraient une vie familiale ordinaire et seraient un modèle pour nos enfants. Contrairement aux BD Tintin et Quick et Flupke, celle de Jo, Zette et Jocko parut d’abord, en prépublication, dans l’hebdomadaire français avant d’être présentée dans le Petit Vingtième. Comme c’était l’idée de l’abbé Courtois, il voulait l’exclusivité… La première aventure fut publiée du 19 janvier 1936, au 20 juin 1937, sous le titre Le Rayon du mystère ou les aventures de Jo, Zette et Jocko. Dans ces pages de journal, les couleurs se limitaient au rouge et au noir.

L’abbé Courtois, toujours l’esprit pratique et adepte du recyclage, eut l’idée de publier, du 8 décembre 1938, au 2 mai 1940, la même histoire dans le magazine Âmes vaillantes, sous l’appellation Le Rayon invisible. Mais avec l’invasion de la Belgique, le 10 mai 1940 commençait la campagne de France qui mit un terme au projet de publication en album. Il faudra attendre 1952 pour que Le Rayon du mystère – avant d’être publié de nouveau dans le journal Tintin en 1947-1948 – devienne un diptyque aux Éditions Casterman : Le Manitoba ne répond plus et L’Éruption de Karamako.

Rocambolesque

Les personnages sont un frère et une sœur accompagnés de leur animal domestique, le chimpanzé Jocko, toujours prêt à faire des pitreries, mais aussi capable de sauver ses maîtres grâce à son flair digne d’un chien policier, de son agilité et de son intelligence, car le lecteur est témoin de ses riches réflexions intérieures. Jo, âgé d’une douzaine d’années, et Zette, de onze ans, portent, dans les quatre premiers tomes, la même tenue vestimentaire : pour le garçon, un bermuda noir et un polo rouge, pour la fille, une robe bleue courte à bretelles sur un chemisier blanc. Leur tenue est celle d’enfants sages de la moyenne bourgeoisie d’alors.

Les péripéties, qui se déroulent dans les années trente, sont de nature rocambolesque. Dans Le Rayon du mystère, il est question de pirates qui endorment par un gaz soporifique les passagers de transatlantiques pour les piller ; de base sous-marine dans laquelle un savant fou, qui veut être le maître du monde, fabrique un robot et rêve de transférer l’âme de Jo dans le corps de celui-ci ; de char amphibie qui permet aux enfants de fuir la base et de se réfugier dans une île habitée par des anthropophages… Le principe hergéen est de faire en sorte que Jo et Zette tombent de Charybde en Scylla pour inquiéter le lecteur et produire des rebondissements permanents.

Inquiétude

Alors que l’abbé Courtois souhaitait voir une famille unie, Hergé se plaît à séparer M. et Mme Legrand de leurs enfants. Tout le long des récits, dans des vignettes expressives, les parents se rongent les sangs (et des gouttelettes autour de leur visage expriment le stress éprouvé) à l’idée que leurs enfants sont entre les mains de malfaiteurs. Parallèlement, Jo et Zette, pour les rassurer, tentent de signaler leur présence aux autorités en lançant des messages de postes radiorécepteurs. Si Hergé n’a pu satisfaire les exigences de l’ecclésiastique, c’est en raison du genre de la BD destinée à la jeunesse, qui implique l’exposition de l’exceptionnel, l’enchaînement des événements à la vitesse de la lumière et le bannissement du quotidien qui est un frein à la vie intrépide.

Jo et Zette voudraient être des enfants comme les autres, mais la malchance les met en situation d’aventure. Une promenade en barque sur la mer pendant les vacances d’été tourne mal : les pirates qui surgissent de leur sous-marin les kidnappent. Alors qu’ils sont censés être scolarisés, le lecteur ne les voit jamais en situation, sauf la dernière vignette de L’Éruption du Karamako : Jo et Zette, cartable à la main, accompagnés de Jocko, partent sur le chemin de l’école. Fini les « vacances » !

Patins à roulettes

Comme Le Rayon du mystère bénéficia d’un grand succès, Hergé proposa une autre bande dessinée, Le Stratonef H22, publiée du 4 juillet 1937 au 12 février 1939 encore dans les pages de Cœurs vaillants, puis huit mois plus tard dans Le Petit Vingtième. C’est en 1951 que Le Stratonef H22 deviendra lui aussi un double album : Le Testament de M. Pump et Destination New York.

Dans cette aventure, tout commence loin de l’Europe. Un milliardaire new-yorkais excentrique, M. Pump, obsédé par la vitesse recrute des serviteurs en patins à roulettes, remplace les escaliers par des toboggans, déjeune à l’aide d’un tapis roulant sur lequel glissent les plats, scène qui fait référence aux Temps modernes de Charles Chaplin. Logiquement, le milliardaire est victime d’une sortie de route mortelle de son bolide. Le testament de M. Pump stipule que l’inventeur d’un avion qui traversera l’Atlantique entre Paris et New York à la vitesse moyenne de 1 000 km/heure remportera 10 millions de dollars. M. Legrand, ingénieur aéronautique à la SAFCA, propose alors à son employeur de relever le défi en fabriquant un avion stratosphérique. C’est sans compter sur les adversaires qui vont tenter de saboter le Stratonef H22, et c’est pourquoi Jo et Zette s’empareront des commandes de l’avion !

Piquant fakir

Le troisième volet, Jo, Zette au pays du Maharadjah est prépublié toujours dans Cœurs vaillants du 9 avril au 17 septembre 1939. Avec la mobilisation de la Belgique après l’envahissement de la Pologne par les troupes allemandes, la fiction s’arrête au numéro 38 et ne reprendra que quinze ans plus tard dans le journal de Tintin à partir du 30 décembre 1953. Dans le numéro suivant de Cœurs vaillants, le 24 septembre 1939, un entrefilet s’adresse aux jeunes lecteurs : « Votre ami Hergé qui, lui aussi, est mobilisé nous communique le câblogramme suivant qu’il vient de recevoir de Jo et Zette : “Apprenons mobilisation. Stop. – Papa a demandé instruction au Gouvernement français. Stop. – Ne savons pas quand pourrons vous donner nouvelles. Stop. – Maharadjah Gopal veut s’engager dans l’armée anglaise. Stop. – Télégraphierons à nouveau bientôt.” – Donc, attendons. Les communications avec l’Inde sont assez difficiles, mais Hergé nous a promis qu’il vous tiendrait au courant des aventures de Jo et Zette. – À lui aussi, nous disons bien fort de votre part à tous : UNIS. »

Cette dernière fiction, qui ne sera publiée en album qu’en 1957, ne tend pas vers la science-fiction ni vers la technique aéronautique, comme les précédentes, mais l’accent est mis sur les situations comiques. Dans la première moitié, le lecteur assiste aux sports d’hiver de la famille Legrand au grand complet. Il faudra que le maharadjah du Gopal – principauté fictive entre l’Inde et le Népal – passe également ses vacances dans la station imaginaire de Vargèse, en Haute-Savoie, pour que Jacques Legrand et sa famille rejoignent l’État de Gopal, en vue de construire un pont entre les deux versants de la vallée des cobras. Comme le Premier ministre – secondé par un piquant fakir – voudrait être maharadjah à la place du maharadjah, l’ingénieur et son pont peuvent se faire du souci…

Burlesque

Dans La Vallée des cobras, l’humour est particulièrement soigné, notamment grâce aux caprices du maharadjah qui menace son entourage de bastonnade lorsqu’il n’a pas gain de cause. La scène dans laquelle il proteste quand Jo et Zette le doublent en ski est burlesque. Finalement, le Maharadjah finit par se montrer raisonnable et fait montre de gentillesse envers les enfants Legrand. Hergé définit ce personnage haut en couleur comme un « enfant gâté prolongé, sorte d’Abdallah adulte », cette petite peste qui fait tourner en bourrique « Mille sabords » dans l’univers de Tintin.

Dans Jo, Zette et Jocko, tous les ingrédients de l’aventure sont présents et le lecteur attentif reconnaît l’influence assumée de la littérature de genre et du cinéma. Dans le diptyque Le Rayon du mystère, il retrouve l’ambiance du roman Vingt Mille Lieues sous les mers (1869) de Jules Verne ; des éléments scénaristiques de Metropolis (1927) de Fritz Lang : un savant fou crée un robot pour dominer les hommes. Ce double album, à la lisière de la science-fiction, est probablement le plus captivant pour les jeunes lecteurs. Il réunit l’ensemble des aspects qui fascinent ceux-ci : l’île, l’éruption d’un volcan, les pirates, la base navale, le savant fou, la robotique.

Les aventures de nos trois amis, dessinées selon le style graphique hergéen de la ligne claire, ne sont pas aussi célèbres que celles de Tintin et pourtant elles mériteraient de bénéficier d’un lectorat plus étendu. Cette différence de succès se mesure, en partie, à travers l’indice de la traduction : alors que Tintin a été édité dans plus de cent langues et dialectes, Jo, Zette et Jocko ne l’était, en 1985, qu’en seulement dix langues (allemand, danois, espagnol, finlandais, grec, indonésien, islandais, néerlandais, portugais, suédois). Par la suite, ces langues furent rejointes d’abord par l’anglais britannique, puis le vietnamien et, en 2004, le chinois. Enfin Chang, l’ami de Tintin, pouvait lire dans sa langue l’autre série de Hergé…

Didier Saillier

(Décembre 2023)

Hergé, Jo, Zette & Jocko (édition intégrale), Casterman, 2023, 272 p., 30 €.

Illustration : Montage des cinq albums de Jo, Zette et Jocko de Hergé effectué par Jean Poulain, rédacteur en chef du journal mensuel associatif Culture et Liberté Île-de-France.

 

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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