La marge du temps, un blog culturel et littéraire
Manifestation en 1968. Les manifestants se tiennent par les épaules.
Cinéma,  Histoire

« Mourir à trente ans » de Romain Goupil : politique et désillusion

Mourir à trente ans est un documentaire qui a obtenu la Caméra d’or et le prix de la jeunesse au Festival de Cannes 1982, ainsi que le César de la première œuvre en 1983. Premier long métrage de Romain Goupil, constitué d’archives personnelles et de bandes d’actualité ainsi que d’entretiens, il évoque l’engagement politique à l’extrême gauche de la jeunesse des années 1960 et 1970. Ce film nous permet de comprendre comment certains soixante-huitards les plus célèbres ont pu verser dans le libéralisme.

 

Romain Goupil (né en 1951) avec Mourir à trente ans avait pour projet de retourner, en 1981, sur les traces de son passé récent et de celui de son ami Michel Récanati, suicidé en 1978. Ce documentaire narre la période entre 1965 et 1973, années où la politique était au centre des préoccupations de la jeunesse qui, pour certains de ses membres, se perdit à force de croire aux lendemains qui chantent.

Politisé très tôt Romain Goupil était affilié à la Jeunesse communiste, cependant des relations d’extrême gauche finirent par le convaincre que le Parti communiste était inactif et que ses seules actions consistaient à vendre L’Humanité et des vignettes d’adhésion… Le capitalisme et le gaullisme avaient de beaux jours devant eux… Alors il se rangea sous la bannière trotskyste de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR). Ce n’était plus par raison qu’il militait, comme autrefois, mais par enthousiasme, car à l’extrême gauche on ne s’endormait pas !

Opérations coups de poing

Toujours à la pointe du combat, entre les actions coup de poing, comme l’attaque de l’American Express, les manifestations violentes dans lesquelles les militants se confrontaient à la « police bourgeoise » ou à ses ennemis. C’est en militant à la JCR qu’il rencontra Michel Récanati un garçon de son âge possédant des qualités d’orateur, une culture politique étendue et une autorité de chef. Michel était au lycée Jacques-Decour et Romain au lycée Condorcet. Pour s’être livré à des activités politiques interdites dans son enceinte, Romain fut exclu de son lycée, en janvier 1968. Les Comités d’action lycéen (CAL), créés récemment, le soutinrent. Les mois suivants, l’activité battait son plein : propagande contre les lycées-casernes, fondation des comités Vietnam, lutte antifasciste, les deux amis étaient sur tous les fronts pour déstabiliser le pouvoir en place et faire advenir la justice.

Puis, le joli mois de mai survint. Pour ces jeunes militants, ce n’était pas le début d’une aventure mais la continuité d’un combat commencé plusieurs années auparavant. Pour Michel Récanati, la révolution était sérieuse, alors que pour Romain Goupil, s’il croyait lui aussi à la révolution, celle-ci prenait une apparence festive où les expériences amoureuses n’étaient pas absentes. Le premier n’éprouvait aucun doute sur ses missions, ce qui faisait de lui un moine-soldat, tandis que le second vivait cette période sur le mode du jeu.

Si la politique happait Romain, le cinéma n’était pas oublié pour autant, lui qui avait pour père un chef opérateur qui l’aidait naguère à tourner des courts métrages muets en huit millimètres qui rappellent les productions burlesques de Mack Sennet avec cavalcades, courses-poursuites et bagarres. Tous ces films « maison » sont devenus des archives qui forment la matière même de Mourir à trente ans. Pierre Goupil, le père, était également politisé, lui l’adhérent de la CGT et l’animateur de grèves des techniciens du cinéma pendant 1968. Néanmoins, en raison d’un tempérament trop indépendant, il fut à la fois exclu par la CGT et par le milieu du cinéma. Au bout de 25 ans de métier, il préféra se reconvertir dans l’élevage des faisans. Son fils, enfant de la balle et cinéaste amateur, filmait l’activité politique qui bouillonnait autour de lui : réunions, débats, discussions, manifestations, actions diverses et surtout lorsque son ami prenait la parole, car il éprouvait pour Michel une amitié sans faille. Toutes ces archives politiques sont également au cœur même de Mourir à trente ans, film essentiellement de montage, en dehors des entretiens récemment filmés de proches.

Le sens des limites

Le film s’ouvre par le Requiem de Mozart. Le cinéaste en voix off égrène les prénoms de ses camarades qui sont morts autour de trente ans : Anne Sylvie (suicidée), Dominique (accident), Pierre Louis (suicidé), Michel (suicidé). C’est une ouverture à la fois qui se veut une dédicace et un moyen de faire revivre ces militants disparus en prononçant leurs prénoms et en les inscrivant sur l’écran. Le questionnement principal du film est de comprendre pourquoi ces militants furent nombreux, après le reflux de la vague, à tomber dans la dépression ou à se suicider.

Selon Julie Pagis, une sociologue qui a étudié dans sa thèse « Les incidences biographiques du militantisme en Mai 68 », les difficultés ultérieures de certains acteurs seraient dues à la « dérégulation sociale propre à la crise et la libération des aspirations qui s’en [suivait], d’où le bouleversement du sens des limites[1] ». Un des slogans de Mai résume bien cette crise des « limites » où l’on croyait tout possible. N’affirmait-on pas sur les murs de la faculté de Censier : « Soyez réalistes, demandez l’impossible » ? Finalement ces militants se sont heurtés au réel pour avoir cru que tout était possible, au premier chef le renversement de l’ordre social. Pour Michel Récanati, tout s’est arrêté – lui qui siégeait au bureau politique de la Ligue communiste et était devenu un révolutionnaire professionnel – à la suite de la manifestation du 21 juin 1973 qui tourna mal, faisant une centaine de blessés chez les CRS par jets de cocktails Molotov. Après avoir fui en Belgique, Michel Récanati se livra à la justice et écopa de plus d’un mois de prison.

En ressortant, il avait perdu son bel enthousiasme et se demandait si se livrer corps et âme à la révolution, en animant des réunions à foison, n’était pas un leurre qui l’éloignait de lui-même, des autres et de la réalité la plus modeste. Cette volonté de chercher l’absolu – par définition inatteignable –, avait l’apparence d’une autodestruction romantique qui lui avait fait manquer l’essentiel : la rencontre effective et affective avec son prochain. Le second problème lié au premier est que – révèle Romain Goupil en lisant une lettre de son ami – Michel s’engagea de manière absolue dans la politique en raison d’une froideur, d’une inhibition, d’une impuissance à aimer les femmes. On perçoit chez lui une dichotomie entre l’identité sociale, montrant une aisance à travers le discours et l’action politique, et l’identité personnelle, réelle, qui ressent une absence d’être, une incapacité à se livrer à l’amour et à l’intimité. Ainsi une plongée en apnée dans le militantisme (quelles que soient les causes défendues : le Prolétariat, Dieu, l’Amour de l’humanité) est souvent le symptôme de souffrances dont on refuse de reconnaître les contours. Militer est alors une fuite hors de soi-même, une carapace, un masque conçu pour oblitérer sa propre misère.

Une révolution culturelle

Mourir à trente ans est un documentaire historique – même si seulement treize ans se sont écoulés entre les événements susdits et l’année de l’élaboration du film – qui a permis à son auteur et aux spectateurs de son âge de se remémorer leur folle et récente jeunesse et, pour les plus jeunes, de comprendre ces années pleines de bruit et de fureur, de violence et de sectarisme.

Romain Goupil, cinéphile autant que cinéaste, fait résonner dans son film la musique de Maurice Jaubert, « La chanson des écoliers », de Zéro de conduite (1933) de Jean Vigo qui décrivait une révolte de collégiens. Plusieurs scènes font référence à ce film modèle en présentant des lycéens courant dans les couloirs et grimpant sur les toits. Mourir à trente ans suggère que la révolution que l’on croyait politique était, en définitive culturelle, c’est-à-dire un refus du mode de vie traditionnel où le style décontracté remplaçait le guindé que ce soit dans l’aspect vestimentaire, dans les comportements individuels et dans les mœurs. Ainsi, il y eut un renversement des codes et des valeurs : le désordre (la diversité) était dorénavant valorisé, alors que tout ce qui évoquait l’ordre (l’honneur, le maintien physique et moral, l’uniformité, l’uniforme, la discipline…) fut abandonné pendant une dizaine d’années dans tous les domaines de la société (famille, école, université, entreprise…) pour laisser place à un relâchement plus enclin à satisfaire les individus qui se sentirent alors plus libres. Une erreur d’appréciation a mené une certaine frange de militants à voir en Mai 68 une défaite alors qu’il s’agissait d’une victoire.

La jeunesse s’était rebellée contre les interdictions qui n’étaient plus supportables dans une époque où la société de consommation permettait tout. Mai fut, sur le mode gauchisant, une adaptation au capitalisme en introduisant dans les comportements une attitude ludique plus à même de favoriser la consommation. C’est pourquoi certains anciens soixante-huitards renommés, tels que Romain Goupil ou Daniel Cohn-Bendit, qui se proclament aujourd’hui libertaires-libérales, et proches du président Emmanuel Macron, sont finalement restés fidèles à leurs idéaux de jeunesse qui soutenaient la « dérégulation » de la société…

Didier Saillier

(Mai 2021)

[1] Julie Pagis, Mai 68. Un pavé dans leur histoire, Les Presses de Sciences Po, coll. « Sociétés en mouvement », 2014.

Photo : De gauche à droite : Michel Récanati, Alain Gesmar, Jacques Sauvageot et Daniel Cohn-Bendit dans Mourir à 30 ans, de Romain Goupil. Prod DB-MK 2 Production.

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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