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Essai

Proust contre Cocteau : une course littéraire haletante

En septembre 2013, était sorti l’essai de Claude Arnaud Proust contre Cocteau. En cette période de semi-confinement, les lieux de culture étant fermés ainsi que les salles de sport, un compte rendu culturel à l’accent sportif. S’il y eut le duel cycliste Anquetil-Poulidor, le duel littéraire Proust-Cocteau ne fut pas moins mémorable.

 

Claude Arnaud, né en 1955, est un spécialiste de Jean Cocteau (1889-1963) à qui il a consacré une biographie.[1] Son essai Proust contre Cocteau – titre qui évoque une affiche de rencontre de boxe ou le légendaire duel cycliste sur la rampe du Puy-de-Dôme – indique en pointillé quel est son champion. Cocteau a sa préférence, certes, mais il éprouve une admiration pour Marcel Proust (1871-1922) et admet la victoire de ce dernier, plus résistant, qui s’est amplifiée au cours des décennies. L’histoire littéraire a effectivement consacré Proust « grand écrivain », alors que Cocteau est encore vu aujourd’hui comme un écrivain précoce, un jeune champion talentueux, mais superficiel, un habile jongleur, un-touche-à-tout de génie qui a déployé ses talents dans de nombreuses directions : poésie, roman, récit, dessin, céramique, tapisserie, théâtre, cinéma.

Si Cocteau n’a pas le même palmarès que Proust, c’est en raison de sa « dispersion », alors que le « grand créateur » envisage son travail dans la durée, comme un sacerdoce. C’est pour s’être consacré pleinement à son art que l’auteur de cette cathédrale de papier qu’est la Recherche du temps perdu a été sanctifié au lendemain de sa disparition. En revanche Cocteau, multipliant les résidences secondaires, ne s’est jamais fixé dans une demeure. Pourtant, sa bibliographie établie par ses soins révèle un fil rouge : « poésie », « poésie de roman », « poésie critique », « poésie de théâtre », « poésie graphique », « poésie cinématographique ».

Le sprinter et le rouleur

En 1910, les deux hommes se rencontrèrent dans un salon, probablement celui de Mme Strauss, la veuve de Georges Bizet, le compositeur de Carmen. Le « petit Marcel », comme on l’appelle dans son milieu, a encore peu écrit : Les Plaisirs et les Jours (1896) – des portraits et des nouvelles – et deux traductions d’ouvrages du critique d’art John Ruskin (La Bible d’Amiens [1904] et Sésame et les lys [1906]), bien que sa connaissance sommaire de l’anglais fît que, en réalité, c’était sa mère et des amis qui traduisirent pour lui… Mais son ambition était le roman – l’épreuve reine en littérature – c’est pourquoi il s’était lancé dès 1895 dans Jean Santeuil, une autobiographie déguisée, qu’il abandonnera quatre ans plus tard sur crevaison : pas de chance ! Par conséquent, Proust, à cette époque, était davantage un mondain et un esthète qu’un écrivain, bien que ses proches amis le considérassent déjà comme un génie sans œuvre, un champion sans victoire.

À l’inverse de son ainé, Cocteau arriva sur la scène littéraire, à 20 ans, particulièrement énergique et véloce, avec des recueils de poésie symboliste : La Lampe d’Aladin (1909) et Le Prince frivole (1910) qui le posèrent comme une jeune pousse plein de promesses. Lui aussi fréquentait les mêmes lieux et rencontra Lucien Daudet (le fils d’Alphonse), un cher ami de Marcel. Très vite Proust éprouva une admiration pour son cadet de dix-huit ans et se revit comme il était à son âge, avide de mondanité, de brillance et de bouquets de fleurs. D’ailleurs, ils avaient d’autres points communs : l’amour excessif pour leur mère et une homosexualité libérée chez Cocteau et bridée chez Proust. Cocteau impressionnait tous ceux qui le rencontraient, comme une sèche attaque dans le Galibier qui suffoque ses adversaires : il était drôle, brillant dans ses trouvailles langagières et avait un coup de pédale soyeux. Il avait besoin de réussir, de gagner des courses, de devenir célèbre, d’avoir des admirateurs, c’est pourquoi il en faisait trop : c’était un « véritable diabétique de la gloire », souligne joliment Claude Arnaud. Sa fragilité, depuis que son père s’était suicidé lorsqu’il avait 9 ans, se transformait, quand il était en public, en confiance démesurée : c’était lui le champion et, sur le podium, il le faisait savoir !

Proust était étonné par ce brio mondain et sa précocité poétique, pourtant, il le mit en garde : on ne pouvait à la fois avoir une vie superficielle et écrire une œuvre profonde ou, si l’on préfère, passer ses nuits à boire au lieu de mouiller le maillot. Marcel en savait quelque chose, lui qui était l’ami des princesses et des comtesses… avant de se renfermer, à partir de 1906, dans sa chambre du 102, boulevard Haussmann, tapissée de plaques de liège pour mettre à distance son asthme. Cependant, même si Proust au début des années 1910 continuait encore, à l’occasion, de fréquenter le monde, il avait conscience que sacrifier sa vie (et les plaisirs des jours) était le prix exorbitant que réclamait une œuvre pour devenir immortelle. Seulement, à celle époque-là, le jeune Cocteau n’était pas prêt à se cloîtrer : il voulait à la fois la jouissance de la vie et la mise au jour d’une œuvre accomplie. Incontestablement, Cocteau était en avance sur Proust au même âge, et même en 1910, (ses performances parlaient pour lui), alors les leçons de morale…

Proust éprouvait de l’ambivalence vis-à-vis de Cocteau. Pour se l’attacher, il faisait montre d’une grande générosité en lui offrant, par exemple, une émeraude, que d’ailleurs celui-ci refusa. Puis, un autre jour, changement de décor : Proust faisait une scène pour des queues de cerises et devenait inquisitorial afin de lui faire avouer des fautes imaginaires, car seule l’amitié, ou l’amour, déçue l’exaltait. Alors Cocteau, moins révérencieux que d’autres proches qui se seraient confondus en excuses, négligeait ces comportements dénués de tout fondement. Cependant, ces fâcheries n’empêchaient pas les deux écrivains de se rencontrer ou de visiter ensemble le Louvre. Cocteau, à l’occasion, saluait son aîné qui le recevait dans sa chambre close, à l’odeur de fumigation. Après des circonvolutions d’usage, Proust se livrait à une lecture d’extraits de sa Recherche en gestation dont le premier volume, Du côté de chez Swann ne paraîtrait qu’en 1913. Ces lectures, d’après Cocteau[2], étaient difficilement compréhensibles et ne permettaient pas d’entrevoir la portée de l’œuvre, puisque Proust mélangeait ses feuillets et avait des fous rires qui se terminaient par des « C’est trop bête ! C’est trop bête ! »

Une attaque spectaculaire

Pour aider son aîné qui désespérait d’être édité – car le chronomètre jouait contre lui – Cocteau, grâce à son entregent, fit, en 1913, des démarches qui se révélèrent infructueuses. Proust dut se contenter d’un contrat à compte d’auteur chez Grasset, et encore l’éditeur exigeait des coupes claires de deux cents pages dans Du côté de chez Swann. Les éditeurs, les journalistes littéraires, le public, se heurtèrent à une œuvre trop novatrice ; les phrases sinueuses et complexes lâchaient en rase campagne les lecteurs à bout de souffle. Sur les cinq articles de presse consacrés à Swann, quatre furent écrits par les amis de l’auteur : Lucien Daudet, son amour de jeunesse ; le peintre Jacques-Émile Blanche, le portraitiste de Proust ; Maurice Rostand, un ami de Cocteau ; et Cocteau lui-même qui, dans l’Excelsior, fit une critique remarquée en définissant le premier volume de la Recherche comme étant « une miniature géante, pleines de mirages, de jardins superposés, de jeu entre l’espace et le temps ». Autant dire que le journalisme de complaisance fonctionnait à plein… Grâce à l’article de Cocteau et son insistance dans les coulisses à défendre Swann, la NRF, qui l’avait refusé en 1912, révisa son point de vue deux ans plus tard : Proust n’était plus l’écrivain des « duchesses » et avait à présent sa place dans l’équipe la plus prestigieuse.

Si tout était bien qui finissait bien pour Proust, en revanche Cocteau était toujours persona non grata à la NRF pour être resté sous l’emprise du symbolisme, un modèle périmé, même si, depuis la fin des années 1910, il côtoyait diverses avant-gardes dans le vent comme le cubisme et le futurisme, nonobstant il était devenu une lanterne rouge ! Et l’ainé, manquant de fair play, ne fit rien pour soutenir le cadet qui l’avait pourtant propulsé au-devant de la scène littéraire en l’enjoignant de se placer dans sa roue. Il faudra attendre le décès de Proust, le 18 novembre 1922 pour que Cocteau, s’étant rendu aux obsèques, prenne langue avec Gaston Gallimard qui se demanda alors si lui et ses amis n’avaient pas commis, une fois de plus, une erreur de jugement. Finalement, le premier roman de Cocteau, Thomas l’imposteur, parut à la NRF en 1923, ce qui permit à son auteur de contre-attaquer.

Alors que Cocteau avait jusqu’en 1913 la prédominance en termes de renommée dans le champ littéraire, à partir de 1914 Proust commença à le distancer en impulsant un train d’enfer. Et la mort de Proust ne fit qu’accélérer le mouvement irrémédiable lorsqu’on le considéra comme un saint laïc ayant sacrifié sa vie sur l’autel de l’œuvre, pendant que Cocteau, lui, conservait l’image, jusqu’à sa mort en 1963, d’un « prince frivole » virevoltant comme un lépidoptère. Claude Arnaud se livre à une conclusion en imaginant Proust et Cocteau coureurs cyclistes se livrant à une rude partie de manivelles : « Que Proust […] l’ait dépassé in extremis et continue, après le sprint final de son arrivée à la gloire, de mettre chaque année des kilomètres entre eux, dérange ce coureur d’exception. » Eh oui, Proust s’était échappé dans un raidillon, laissant derrière lui les clochers de Martinville, pour ne plus être rejoint presque cent ans après sa mort. Apercevant au loin la banderole, Marcel tira sur son maillot pour le déplisser et leva les bras au ciel.

Didier Saillier

(Février 2021)

Claude Arnaud, Proust contre Cocteau, Éditions Grasset, 2013, 203 p., 17 € (Arléa poche, 2019, 261 p, 9 €).


[1] Claude Arnaud, Cocteau, Gallimard, coll. « NRF biographies », 2003.

[2] Émission de télévision du 11 janvier 1962 Portrait souvenir de Marcel Proust, que l’on peut visionner sur « Madelen », le site de l’INA. De nombreux témoignages d’écrivains (Paul Morand, François Mauriac, Emmanuel Berl, Jean Cocteau) et de personnalités ayant connu Proust dont la célèbre Céleste Albaret, sa fidèle gouvernante et confidente.

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

2 Comments

  • Christophe Baillat

    L’idée « audaxieuse » d’imaginer Proust et Cocteau en coureurs cyclistes revient à Claude Arnaud mais il ne s’en est servi qu’en conclusion de son étude littéraire. Didier Saillier la reprend, comme on prend un relais, et file la métaphore tout au long de son article. Savoureux.

  • didiersaillier

    Merci Christophe pour avoir apprécié cette métaphore filée cycliste. La littérature et le cyclisme font bon ménage, si l’on en croit Antoine Blondin, Louis Lucéra ou Paul Fournel.

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