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Cinéma,  Histoire

« Reprise » de Hervé Le Roux : Quand la classe ouvrière voulait une autre vie

Reprise est un documentaire de Hervé Le Roux sorti en 1997 qui eut un succès d’estime auprès du public (moins de 40 000 entrées en France), mais un franc succès critique. C’est un film à la fois sur Mai 68, le monde du travail industriel, la condition ouvrière et l’histoire des usines Wonder de Saint-Ouen. Nous pouvons revoir Reprise en DVD (Éditions Montparnasse, 2008). Hervé Le Roux est décédé en juillet 2017, à l’âge de 61 ans, à Poitiers où il venait d’emménager. Ce texte est aussi un hommage.

 

Hervé Le Roux, en 1981, écrivait une thèse, prétexte pour prolonger son statut d’étudiant qui le protégeait du monde extérieur, car il ne sortait guère de sa chambre du 6e arrondissement de Paris, rue Saint-André-des-Arts, sauf pour se ravitailler en cigarettes et en périodiques[1]. Tout a commencé pour lui en cette année, lorsqu’il remarqua dans un numéro des Cahiers du cinéma un photogramme d’un court métrage militant de neuf minutes La Reprise du travail aux usines Wonder[2], filmé le 10 juin 1968 par des étudiants de l’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC).

Cette photographie, issue d’un film documentaire, dans laquelle on voyait une ouvrière en blouse blanche, les bras croisés en signe de refus de reprendre le travail, eut une forte répercussion sur Hervé Le Roux, jeune homme de 25 ans. Elle décida de son orientation professionnelle et plus largement existentielle. Il écrira d’abord dans la revue les Cahiers du cinéma de 1984 à 1989, puis réalisera quatre longs métrages : deux comédies Grand Bonheur (1993) et On appelle ça… le printemps (2001) ; et deux documentaires Reprise (1997) et À quoi pense Madame Manet (sur son canapé bleu) (2017).

Elle ne rentrera pas dans cette taule

Dans La Reprise du travail aux usines Wonder, la femme qui crie son désespoir de reprendre le travail « dans cette taule » aux conditions de travail indignes symbolise la colère ouvrière et son désir d’accéder à une vie plus enviable. Cette image persista durablement dans la conscience du futur cinéaste. Quand une image devient iconique c’est qu’elle condense les obsessions d’une époque et plus particulièrement d’une génération sociale qui est le produit à la fois d’une classe d’âge et d’un contexte historique.

Si la « génération de 68 » a fait génération, c’est que l’événement a profondément agi sur les représentations et les mentalités des individus, il a modelé leurs valeurs. Pour certains sociologues, l’appartenance à la génération de 68 est conditionnée par la date de naissance comprise entre 1945 et 1954. Hervé Le Roux, né en 1956, avait douze ans en 1968, par conséquent trop jeune pour être un insurgé, cependant son horizon fut entièrement tourné vers cet événement fondateur, scintillant dans le lointain. Ceci s’explique dans le fait que la comète 68 fut un événement puissant et durable, qui a produit des effets politiques et esthétiques sur les individus, bien au-delà des cohortes directement concernées par cette révolution culturelle.

Hervé Le Roux, en marge

Alors que le cinéaste était nostalgique d’une époque qu’il n’avait pas connu au premier chef, il fut influencé par la culture soixante-huitarde de manière rêveuse et diffuse ; il milita à l’extrême-gauche, sans excès, et il intégra l’idée situationniste qu’il fallait éviter de travailler – du moins de manière sérieuse – afin de se situer en marge de la société pour ne pas entrer dans le « système » ; et c’est pourquoi il traîna de longues années avec un statut d’étudiant. Ce qui est paradoxal, c’est qu’il fit, parmi ses études nombreuses et diverses (à part médecine, disait-il, j’ai tout fait), une école économique et de commerce prestigieuse, l’Essec, qui aurait dû le mener vers une carrière et une réussite sociale assurée. En effet, préférant le monde du spectacle, l’art, le cinéma et la rêverie, il en paya les conséquences au prix fort. Ses films, commercialement parlant, furent des échecs malgré d’excellentes critiques. Ce qui explique ses conditions d’existence spartiates. Ce refus de s’« installer » (« bourgeoisement » dirait Philippe Garrel) est une attitude que l’on retrouve parmi les membres de cette (large) génération qui préférait « l’être au paraître » ; « la sincérité, à l’imposture » ; « l’exigence, à la complaisance ».

La Reprise du travail aux usines Wonder fut enfin visionné par Hervé Le Roux qui éprouva une émotion en assistant à cette « reprise du travail », écrit-il dans son ouvrage évoquant la genèse de son film[3]. Les ouvriers et les ouvrières, têtes baissées, passaient devant le chef du personnel, par une petite porte, comme s’ils étaient engouffrés dans la gueule de l’usine. Cette image n’est pas sans rappeler Metropolis (1927) de Fritz Lang où l’on voit des travailleurs, asservis par la classe dominante, marcher de manière mécanique, la tête penchée, pour rejoindre leurs postes de travail situés dans la ville basse. Le futur cinéaste assiste à la défaite de la classe ouvrière, qui voulait une existence plus encline à satisfaire son rêve d’émancipation, dont l’emblème est représenté par la jeune femme – à l’allure d’une actrice de la Nouvelle Vague – refusant d’être exploitée.

Une enquête chez Wonder

Reprise est une enquête quasi policière menée par Hervé Le Roux pour retrouver les protagonistes présents dans le film La Reprise du travail aux usines Wonder et surtout pour savoir ce que cette femme est devenue. Pour cela, le cinéaste rencontre les anciens de l’usine (ouvrières, techniciens, contremaîtres) et les anciens militants syndicaux et politiques de Saint-Ouen afin de leur présenter ce court métrage de 1968. Tout l’intérêt est d’écouter les témoins raconter cette époque où les conditions de travail chez Wonder étaient déplorables, surtout pour les femmes (80 % des salariés et la plupart sans instruction) qui étaient affectées sur les postes les plus difficiles et, pour certaines, dans l’atelier le plus sale et le plus pénible : la « charbonnerie ».

En visionnant le reportage, certains de ces témoins apportent des renseignements précieux sur les « acteurs » présents dans l’image : deux militants communistes et cégétistes expliquent à l’ouvrière récalcitrante que la grève est une victoire partielle et qu’il faut savoir l’arrêter ; un lycéen maoïste, au contraire, affirme qu’aucune avancée notable n’a été obtenue et qu’il faut continuer le combat. Seule l’ouvrière outragée qui vocifère dans une rue de Saint-Ouen est une « Wonder » – car les autres n’y sont pas employés – sait ce que signifie travailler dans des conditions « dégueulasses », comme elle le répète à l’envi. Ce court métrage de neuf minutes est un condensé de l’opposition qui eut lieu en Mai 68 entre la tendance CGT-PCF et la jeunesse politisée qui recherchait davantage qu’une augmentation de salaire, une autre vie. Au cours de son enquête, Hervé Le Roux parvient à retrouver tous les personnages, sauf la jeune femme qui restera à jamais une énigme. Peut-être que c’est mieux ainsi, la passionaria aurait-elle gardé sa force d’indignation ? Ne serait-elle pas rentrée dans le rang en épousant un cadre ? Le spectateur comme le cinéaste auraient été probablement déçus.

De Wonder au Village des Rosiers

Les usines Wonder de Saint-Ouen, dont on voyait dans le film les décombres encore en 1995 – année du tournage –, ont été rasées et sont devenues un grand terrain vague sur lequel le projet immobilier « Le Village des Rosiers » est en cours de construction. Alors que pendant près de 70 ans (de 1918 à 1986) des ouvriers fabriquèrent des piles « qui ne s’usaient que si l’on s’en servait », une population gentrifiée va investir l’emplacement, futur quartier en vogue du Grand Paris. Tandis que je voyais en 1997 le film Reprise, qui était une enquête sur une fille exprimant sa colère dans la rue des Rosiers à Saint-Ouen (pas encore devenue Saint-Ouen-sur-Seine), j’ignorais que j’habiterais, probablement, 26 ans plus tard, à l’emplacement exact où se situaient les usines Wonder.

Hervé Le Roux était à l’écoute de son époque et sentait que l’ancien monde, au basculement du siècle, vivait ses derniers feux. Ses films – les fictions comme le documentaire Reprise – étaient une tentative de retenir encore un peu cette époque révolue et de témoigner de ce passage irrémédiable. Alain Bergala, critique et cinéaste, résume avec clarté cette ambition : « Ses deux fictions […] nous parlent d’un état de nos sentiments et de nos relations juste avant la radicale perte d’innocence et de croyance qui se produit après les années 2000, mais qui était bien sûr déjà commencée. Les films d’Hervé sont au bord de quelque chose qui va affecter profondément nos vies, et je pense qu’il ressentait, avec la plus élégante discrétion, sa responsabilité de cinéaste devant la représentation de ce moment de bascule[4]. » Analyse juste et bel hommage à un ami et confrère.

Didier Saillier

(Janvier 2021)

Photogramme du film La Reprise du travail aux usines Wonder de Jacques Willemont (réalisation) et Pierre Bonneau (cadre), 1968.


[1] Hervé Le Roux, Reprise, récit, Calmann-Lévy, 1998, pp. 7-9.

[2] Ce court métrage est accessible sur Internet : https://www.youtube.com/watch?v=ht1RkTMY0h4

[3] Hervé Le Roux, Reprise, récit, Calmann-Lévy, 1998, p. 11.

[4] Alain Bergala, « Hommage à Hervé Le Roux du 15 au 17 décembre 2017 », site de la Cinémathèque française : https://www.cinematheque.fr/cycle/herve-le-roux-432.html

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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