La pièce de l’historien Jean-Noël Jeanneney, L’un de nous deux. Mandel/Blum est jouée du 16 septembre au 31 décembre 2020 au théâtre du Petit Montparnasse dans le 14e arrondissement de Paris (3, rue de la Gaîté). La pièce L’un de nous deux a été publiée en 2019 aux éditions Portaparole, coll. “Venticinque”, situées à Arles.
L’un de nous deux, une pièce écrite en 2009, avait été mise en lecture dans divers lieux : théâtres, festivals, à la radio sur France Culture, avant d’être mise en scène, pour la première fois, par Jean-Claude Idée en septembre 2019 au Petit Montparnasse. Un an plus tard, devant son succès, la pièce est reprise dans le même théâtre.
Cette pièce en trois actes narre un épisode historique français de la Seconde Guerre mondiale : le compagnonnage de Léon Blum et de Georges Mandel qui furent emprisonnés dans une maison forestière en bordure du camp de Buchenwald, à dix kilomètres de Weimar, dans le but de s’en servir éventuellement comme otages. De leurs fenêtres, les protagonistes, et les spectateurs, voient le camp de Buchenwald qui leur fait face grâce à un système de son et de vidéo. On voit passer des soldats, des avions, on entend des coups de feu, des aboiements de chiens. A chaque début d’acte, cette installation vidéo se transforme en actualités cinématographiques qui nourrissent le propos de la pièce par des informations politiques et militaires.
L’action se déroule les 27 et 28 juin 1944. Ces journées sont cruciales dans la mesure où le 28 juin Philippe Henriot, le ministre de l’Information de Vichy et éditorialiste de Radio-Paris, est abattu à Paris par des résistants. Peu de temps auparavant, Mandel et Blum écoutaient sur la TSF une allocution d’Henriot (« Mitraillette », répète Mandel). Au début de l’acte II, les deux hommes ont le pressentiment que l’un d’entre eux sera abattu en représailles : « Mauvaise impression », dit Mandel. Jean-Noël Jeanneney imagine un dialogue plausible à partir de sa fine connaissance de leurs biographies et de leurs personnalités.
Pendant ces deux jours, Blum, un homme de gauche, ancien président du Conseil du Front populaire, et Mandel, un homme de droite, modéré, ministre de l’Intérieur de Paul Reynaud pendant les hostilités allemandes, échangent vigoureusement sur la politique de la Troisième République et sur l’actualité de Vichy. Ils se demandent s’il faut mettre l’accent sur le collectif (Blum) plutôt que d’accorder la prééminence de la responsabilité de l’individu (Mandel), s’il faut se livrer au refus après avoir murement réfléchi (Blum) ou en répondant à son instinct avant tout (Mandel). Ces conversations se déroulent autour d’un billard, dont les deux hommes jouent à l’occasion ; des fauteuils, répartis en salons, permettent aux personnages d’investir l’ensemble de la scène.
Le normalien et l’autodidacte
Leurs personnalités sont différentes, voire aux antipodes : Blum se veut tolérant, indulgent, il essaie de comprendre les motifs qui font agir un homme, comme son maître Jaurès. Tandis que Mandel est ouvertement intolérant et refuse de transiger, car pour lui la morale est la politique et l’indulgence, de la complaisance. Si Blum est optimiste de nature, (« je le crois parce que je l’espère »), Mandel se revendique pessimiste pour agir avec davantage de vigueur : « Le pessimisme fonde tellement mieux la résolution ! Il fouette l’énergie, pour servir la fierté de contredire le destin. ». On perçoit le caractère sanguin de Mandel qui s’échauffe rapidement, par tempérament, bien sûr, mais aussi, probablement, en raison d’une absence de légitimité scolaire. Alors que Blum fut un étudiant normalien et dans sa jeunesse un talentueux critique littéraire, Mandel, qui quittât l’école à 17 ans, avec le bac en poche, pour embrasser la carrière de journaliste et entrer dans le journal L’Aurore de Clemenceau, était un autodidacte qui apprenait les locutions latines dans les pages roses du Larousse. Pourtant, même si les deux hommes sont de bords politiques distincts, au cours de la pièce nous entrevoyons que leurs divergences ne sont pas aussi significatives. Ce sont avant tout des démocrates avec des sensibilités singulières qui n’empêchent nullement l’échange et l’estime.
Afin de rendre ce dialogue vivant, le metteur en scène Claude Idée utilise les éléments du décor astucieusement comme une statuette de Georges Clemenceau, le mentor de Mandel, que celui-ci prend souvent en main, et une photo de Jean Jaurès, l’idole de Blum, que celui-ci sort de son portefeuille pour la contempler. Un jeu se déroule entre les deux hommes pour mettre en avant leurs grands hommes respectifs : Blum pose la photo devant la statuette de Clemenceau et Mandel s’amuse à ranger la photo de Jaurès dans le tiroir.
Les acteurs sont particulièrement à l’aise dans leur rôle : Emmanuel Dechartre joue un Blum convainquant, un vieux sage essayant de temporiser les accès de fièvre de Mandel, tandis que Christophe Barbier interprète un Mandel plein de fougue, nerveux et parfois angoissé. Un texte intelligent, de haute tenue, brillant même, qui donne aux acteurs l’occasion de se distinguer.
Même si l’on connaît l’histoire, la dernière scène est émouvante. Mandel, accompagné de son gardien, quitte la scène et l’existence : le 7 juillet, il sera abattu par la milice dans la forêt de Fontainebleau.
Didier Saillier
(Octobre 2020)