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Exposition,  Histoire

Alphonse Bertillon, un Sherlock Holmes français

Aux Archives nationales, sur le site de Pierrefitte-sur-Seine, en Seine-Saint-Denis, l’exposition « La science à la poursuite du crime – Alphonse Bertillon, pionnier des experts policiers », du 4 septembre 2019 au 18 janvier 2020, décrit les nouvelles méthodes policières d’identification apparues entre la fin du xixe et le début du xxe siècle. 200 objets et documents originaux présentés nous permettent de comprendre ce qu’était le « Bertillonnage ».

 

Quand nous entrons dans l’antichambre de l’exposition, nous sommes accueillis par des portraits judiciaires géants de face et de profil aux mines patibulaires. La photo standardisée policière est ce qui reste aujourd’hui des inventions de Bertillon.

Alphonse Bertillon (1853-1914) fut un homme célèbre en son temps et inspira des auteurs de romans policiers. Arthur Conan Doyle, dans Le Chien des Baskerville (1902), met en scène une conversation entre Sherlock Holmes et le docteur Mortimer qui affirme que le détective anglais est « le second parmi les plus habiles experts de l’Europe ». Celui-ci dépité demande qui est donc le premier : « l’œuvre de Bertillon, répond le docteur Mortimer, doit fort impressionner l’esprit de tout homme amoureux de précision scientifique. » Pourtant dans son dossier administratif que l’on peut voir, il est indiqué que ses résultats au concours d’entrée étaient médiocres et son écriture assez peu lisible…

Bertillon, né dans une famille de statisticiens et de démographes, entra en 1879 à la préfecture de police de Paris par la petite porte, en tant que « commis » chargé du classement des dossiers des prévenus et de la rédaction des fiches d’identification. Il prit du galon, en 1893, en devenant le chef du service parisien de l’identité judiciaire. Entre ces deux dates, il mit au point un système d’identification novateur. En effet, si Bertillon fut repéré favorablement par sa hiérarchie c’est qu’il arrivait à une époque où la lutte contre les récidivistes était obsessionnelle (loi de 1885). Il fallait distinguer les délinquants primaires, capables de s’amender, des multirécidivistes irrécupérables – des gibiers de potence. Bertillon, en couplant le « sommier judiciaire » (dossiers contenant les condamnations) avec son arsenal de moyens d’identification anthropométrique, était l’homme de la situation.

Mesurer

Sans l’avoir inventée, il mit en place à des fins judiciaires une technique d’identification fondée sur les mensurations et la classification physiques. Chaque individu arrêté, qu’il soit coupable ou non, était « mesuré », selon l’expression en vigueur. Les mensurations osseuses de l’individu, prises avec de grands compas à glissière, tout comme les mensurations de la tête avec un compas de sculpteur, étaient inscrites sur des fiches parisiennes — plus d’un million à la mort de Bertillon en 1914. Dans l’exposition, la salle de mensuration du service de l’identité judiciaire de la préfecture de police de Paris est recréée fidèlement, si l’on en croit une photo de la Belle Époque. Dans cette salle, on trouve du mobilier en bois spécialement conçu (tabouret, escabeau, toise…) pour la prise des mesures. Des tableaux statistiques sont suspendus : le tableau des nuances de l’iris humain plus ou moins foncé selon les départements ; le tableau de la longueur du pied également réparti par département (dans la Creuse, la population a de grands pieds !) ; le tableau de la « particularité de l’oreille » aux formes diverses. Comme ses ancêtres, Bertillon avait manifestement un goût pour les statistiques.

L’autre point de la technique développée par notre Sherlock Holmes national était le descriptif du visage appelé « portrait parlé », annonciateur du portrait-robot. À la manière d’un botaniste qui classe les plantes, Bertillon classait les caractéristiques physiques en recourant à un langage savant et des abréviations homogènes. Le visage était décomposé en isolant les oreilles, l’iris, la bouche, le nez, le front, le système pileux. Les oreilles avaient même la réputation de posséder, comme les empreintes digitales, un caractère unique. Ainsi les hommes étaient qualifiés, selon les traits, de prognathe, d’énergique, de mou, d’épais.

Toutes ces informations morphologiques, chromatiques (cheveux, iris) et marques particulières sur le corps (tatouage, brûlure, blessure…) permettaient de débusquer les malfaiteurs qui pouvaient se dissimuler derrière une fausse identité, mais aussi de faciliter leur reconnaissance dans l’espace public. Un arrêté de 1895 – qui est affiché – du préfet de police de Paris Louis Lépine (le fondateur du célèbre concours) instituait des « cours de signalement et de reconnaissance anthropométrique » pour le corps des inspecteurs afin de repérer aisément dans une foule des individus recherchés. Le « brevet d’études du signalement descriptif » délivré à l’inspecteur Mercier de la 1ere brigade de recherche, nous est présenté.

L’exposition reconstitue également le laboratoire d’identité photographique, fondé par Bertillon, toujours fort actif, qui était installé sous les grandes verrières de la préfecture. Avant Bertillon, les photos étaient prises à la manière de portraits artistiques sans aucune règle standardisée de format ni de cadrage, celui-ci imposa une procédure : chaque photo était fabriquée selon des conditions de pose et d’éclairage identiques. L’autre invention photographique notable de Bertillon fut l’« appareil plongeur » : un appareil photographique de deux mètres de hauteur utilisé sur les scènes de crime afin que l’image géométrique ne soit pas distordue.

Le principe des empreintes digitales à des fins judiciaires naquit, à la fin du xixe siècle, dans le monde anglo-saxon. Même si l’identification par les empreintes digitales était d’une grande fiabilité, Bertillon, en raison de celle-ci, se méfiait de cette technique qui concurrençait dangereusement l’anthropométrie judiciaire qui l’avait rendue célèbre. Cependant devant le succès grandissant de la dactyloscopie, il finit par inclure cet apport dans ses fiches signalétiques.

Un inquisiteur

Si Bertillon obtint des résultats dans la recherche des malfaiteurs et même dans les morgues pour identifier des inconnus, la « méthode Bertillon » anthropométrique ne garantissait pas rigoureusement l’identité de l’individu, ce qui pouvait conduire à des méprises. En raison de sa manie à tout mesurer, le criminologue était pris à partie par la presse pour ses méthodes symboliquement violentes. Le journal L’Aurore de juillet 1898 considérait que les investigations des prévenus étaient « humiliantes » ; Le Gaulois de décembre 1903 jugeait que ses portraits parlés étaient « indiscrets », tandis que La Justice de juillet 1903 accusait Bertillon d’être un « inquisiteur ». Dans une interview, celui-ci jouait de l’humour pour désamorcer les attaques. À la question : « Dans vos mensurations vous allez tout de même un peu loin… », il répondit : « Que voulez-vous ! Je suis un radical en mon genre, moi : je n’aime pas les demi-mesures. » Mais les attaques persistèrent, d’autant plus au lendemain de l’affaire Dreyfus. En effet, Bertillon, insatiable, qui avait créé le laboratoire d’identification graphique, participa en tant qu’« expert » aux deux procès de Dreyfus de 1894 et de 1899. Selon lui, Dreyfus, le fourbe, aurait falsifié sa propre écriture pour se disculper. Quelques années plus tard, la théorie d’autoforgerie de Bertillon fut rejetée par trois experts qui montrèrent l’absence de sérieux de son étude graphologique sous couvert de scientificité. De nombreuses caricatures, comme celles de Cesare Annibale Musacchio dans L’Assiette au beurre, vinrent compléter les attaques plumitives de la presse populaire qui le ridiculisait, voire le déclarait « fou » ou l’accusait d’être un « expert dangereux ».

L’exposition qui est organisée en huit étapes permet de comprendre en détail le « système Bertillon », exporté internationalement, qui considérait que n’importe quel membre de la population (surtout étrangère) était potentiellement un délinquant. Il suffisait d’être arrêté pour un motif véniel et vous étiez « mesuré » et fiché en compagnie de bagnards. L’autre intérêt est d’observer les fiches face-profil de « célébrités » de l’époque comme l’anarchiste Ravachol (1892), « l’homme à la dynamite », les membres de la bande à Bonnot (1911) et « Casque d’or » (Amélie Elie), la prostituée, sans grâce, du début du xxe siècle que Simone Signoret incarna avantageusement au cinéma.

Didier Saillier

(Octobre 2019)

Photo : Portraits d’Alphonse Bertillon de profil et de face (1912).

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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