La marge du temps, un blog culturel et littéraire
Patrick Modiano habillé élégamment dans son appartement
Fiction et autobiographie

« Encre sympathique » de Patrick Modiano, une enquête métaphysique

 

Les romans de Patrick Modiano se suivent et se ressemblent, pourtant, depuis cinquante ans, l’écrivain parvient à livrer régulièrement un nouvel opus à partir d’un mince matériel textuel : c’est en cela que réside sa prouesse. Encre sympathique qui vient de paraître le 3 octobre 2019 confirme cette constatation.

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Dès le début de sa carrière, avec ses trois premiers romans (la trilogie de l’Occupation : La Place de l’Étoile [1968], La Ronde de nuit [1969], Les Boulevards de ceinture [1972]), Modiano fut distingué comme un auteur novateur par son univers original, qui le dénotait par rapport à la production de l’époque, ainsi que par son style simple et limpide. Dès son quatrième roman, Villa triste (1975), la critique reconnut dans son écriture non seulement un style séduisant, mais un style personnel et la présence d’une atmosphère singulière. Une expression revenait fréquemment à son endroit : la « petite musique » que l’on attribuait déjà dans les années 1960 à Françoise Sagan. L’expression « petite musique » est à la fois laudative – c’est une marque stylistique – mais aussi dépréciative, elle marque une limite : il ne s’agissait pas d’une « grande » musique. Dans les années 1980, la critique insistait sur le fait que les intrigues des romans de Modiano étaient pauvres, mais que par son talent de magicien, l’auteur parvenait à capter l’attention du lecteur pour des queues de cerise, pour des mystères qui restaient non élucidés. On lâcha le mot : Modiano s’autopastichait. Cette idée fit son chemin de la fin des années 1980 au mitan des années 1990. Pendant cette période, la critique lui était favorable dans son ensemble, néanmoins des coups de griffe jalonnaient les sorties de ses livres : c’est toujours la même chose. Avec Dora Bruder (1997) – ouvrage biographique sur une adolescente fugueuse pendant l’Occupation – et le prix Nobel qui lui fut décerné en 2014, Modiano est devenu pratiquement intouchable. Les journalistes continuent à constater que ses histoires se ressemblent mais plus personne n’ose s’en offusquer.

La forme qui lui convient le mieux est le genre de la « série noire », mais sur le mode « haute littérature » (comme on dit « haute couture »). Même ses romans qui ne se présentent pas directement comme des enquêtes policières sont des recherches sur des disparus : le personnage principal tente de retrouver les traces d’une personne évanouie qu’il a jadis connue, c’est ainsi que l’on pourrait résumer le principe narratif de ses ouvrages. Avec Encre sympathique, Modiano met en scène Jean, un jeune apprenti détective, au mitan des années 1960, œuvrant pour l’agence Hutte. Celle-ci l’engage et lui confie une enquête, qui sera d’ailleurs pour lui sa première et sa dernière, faute de goût pour ce métier. Jean, muni d’un dossier bleu pâle aux informations étiques, se met à rechercher dans le quinzième arrondissement de Paris Noëlle Lefebvre, sans parvenir à retrouver sa trace. Les questions à une concierge, à un garçon de café restent sans réponse, la visite au guichet de la poste restante de la rue de la Convention pour récupérer éventuellement une lettre échoue. Et pourtant, pendant une quarantaine d’années, il poursuivra son enquête – menée par intermittence – en ignorant le motif de cette obsession. Le héros semble ne pas connaître la personne qu’il recherche, mais un sixième sens lui ordonne de persévérer dans son enquête, si ce n’est dans sa quête.

Une enquête psychanalytique

Un des points marquants de ce roman est l’assimilation du détective à la figure du psychanalyste. De nombreuses occurrences en font état : « Bien sûr, j’avais toujours eu le goût de m’introduire dans la vie des autres, par curiosité et aussi par un besoin de mieux les comprendre et de démêler les fils embrouillés de leur vie – ce qu’ils étaient souvent incapables de faire eux-mêmes parce qu’ils vivaient leur vie de trop près alors que j’avais l’avantage d’être un simple spectateur, ou plutôt un témoin, comme on dirait dans le langage judiciaire ». Le personnage-narrateur pratique la psychanalyse sauvage. Il perçoit le sens caché des mots et des discours sous le sens premier, le plus évident. Le détective pose des questions sur un ton neutre pour obtenir des réponses sincères : « J’avais posé cette question d’une voix distraite, comme si je n’attachais aucune importance. C’était une méthode que m’avait indiquée Hutte pour faire parler les gens. » D’ailleurs Hutte, lui-même, se conduit comme un psychanalyste : « […] il savait tout dès le départ, mais il n’a voulu me présenter qu’un dossier incomplet. Il avait peut-être deviné à quel point j’étais impliqué dans cette “affaire”, et il aurait pu en quelques mots m’en révéler les moindres détails et m’éclairer sur moi-même ». Le principe repose sur l’idée que la révélation n’a de valeur thérapeutique ou expérimentale que si le patient parvient à trouver le chemin de la vérité, de sa vérité par ses propres moyens. Le proverbe « l’expérience est une lanterne qui n’éclaire que celui qui la porte » en serait le résumé.

Les personnes que Jean contacte, au fur et à mesure du temps, ne lui apportent que des témoignages incomplets, parcellaires. Le lecteur ne sait jamais si les hypothèses avancées sont bien réelles et si les témoignages sont sincères. D’ailleurs le narrateur se pose explicitement cette question : « Peut-on se fier aux témoins ? Que m’avaient appris Gérard Mourade ou Françoise Steur concernant Noëlle Lefebvre qui m’aurait vraiment éclairé sur elle ? Pas grand-chose. Quelques détails décousus et contradictoires qui brouillaient tout, comme des bruits parasites à la radio qui vous empêchent d’écouter une musique ». Une telle remarque pourrait aussi bien être formulée par un historien qui préfère souvent les archives aux témoignages contingents, dans la mesure où les témoins sont sujets à l’oubli, portés éventuellement au mensonge ou à la transformation des souvenirs, processus inhérent à la perception de la mémoire. D’ailleurs la plupart des personnes rencontrées ont oublié ou ne souhaitent plus se souvenir de leur jeunesse comme le garagiste Roger Behavioure, bref compagnon de Noëlle Lefebvre : « il y a des périodes de la vie dont on ne préfère pas se souvenir… Et d’ailleurs, on finit par les oublier… Et c’est très bien comme ça… J’ai eu une jeunesse assez difficile… »

Réminiscences

Au cours du roman, nous apprenons que le personnage, qui est devenu écrivain, écrit ce que nous lisons. Comme le temps a recouvert la mémoire des gens et du narrateur lui-même, la solution, nous dit-il, est de laisser courir sa plume sans réfléchir pour ramener du plus loin de l’oubli les souvenirs enfuis. Les personnages de Modiano s’efforcent toujours de se remémorer leur passé et parvenir à retrouver la chronologie qui se brouille, car le temps parsème sur les souvenirs de fines pellicules d’oubli. L’avantage des témoins, même s’ils ne sont pas toujours fiables, c’est qu’au cours d’une conversation un mot prononcé peut révéler un monde oublié, à la manière d’un révélateur qui laisserait apparaître l’encre invisible. Alors que Jacques B., dit « le marquis », se rappelle l’époque ou lui et Jean vivaient à Annecy, en mentionnant une « voiture décapotable », cette période remonte brusquement à la mémoire du narrateur… Modiano n’est pas si loin de la remémoration proustienne.

Même si les personnages modianesques s’efforcent de convoquer le passé disparu, le narrateur d’Encre sympathique se demande s’il convient d’accéder à toutes les réponses, au risque que « votre vie se referme comme dans un piège, dans le bruit que font les clés des cellules de prison. Ne serait-il pas préférable de laisser autour de soi des terrains vagues où l’on puisse s’échapper ? » Cette remarque s’apparente à la philosophie de Schopenhauer qui affirme que l’obtention de l’objet de ses désirs finit par mener de la complétude à l’ennui et au vide. L’œuvre entière de Modiano répond d’elle-même à la question du narrateur en ne livrant jamais complètement les réponses aux questions que les personnages et les lecteurs se posent, parce que la question est une ouverture, alors que la réponse est une clôture.

La fin du roman se termine à Rome, la ville où « rien ne change jamais », nous dit un personnage féminin exilé depuis longtemps. Rome est ainsi opposée à Paris en perpétuelle évolution. A Paris on ne reconnaît plus la ville de sa jeunesse, ce qui constitue une source de souffrance pour ceux qui sont attachés à leur passé. À la fin du livre, la narration est tenue par une femme française, une libraire, qui n’est autre que la fameuse Noëlle Lefebvre, la fille disparue et jamais réapparue. On ne saura jamais vraiment pourquoi, elle quitta Paris et la France pour s’installer très jeune à Rome. Peut-être parce que Rome ne change pas ? Dans son dernier faux roman policier, l’écrivain nous révèle que ce n’est pas le contenu du mystère qui importe, mais le mystère lui-même : cet axiome fait tout le charme des œuvres de Patrick Modiano.

Didier Saillier

(Novembre 2019)

Patrick Modiano, Encre sympathique, Gallimard, 2019, 137 p., 16 euros.

Illustration : Patrick Modiano par le dessinateur Delius.

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

No Comments

  • JEAN YVES Saez

    En terminant ton excellente critique, et pour rester dans la ” petite musique” , je t’envoie ces paroles de Alain Souchon qui finalement est souvent un peu modianesque il me semble.

    “Mais ce n’est pas tant le monde qui me plaît tant.

    C’est le mystère qui est dedans

    Le mystère dedans”

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