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Arts plastiques,  Exposition

Giorgio de Chirico, un surréaliste avant l’heure

Au musée de l’Orangerie a lieu l’exposition « Giorgio de Chirico. La peinture métaphysique » du 16 septembre au 14 décembre 2020. Une période d’une dizaine d’années (1910-1920) pendant laquelle le peintre italien connut la gloire avant de voir son étoile pâlir auprès du monde de l’art.

 

Giorgio de Chirico (1888-1978) est un peintre italien, né en Grèce, à Volo, dans la région de Thessalie, car son père, ingénieur ferroviaire, était chargé de la construction des chemins de fer grecs. Celui-ci, décédé en 1905, eut une influence importante sur son fils, que l’on perçoit à travers les hommes à moustache et les nombreuses locomotives à vapeur qui parsèment son œuvre. Avec le décès de son mari, la mère de Giorgio et d’Alberto décida que Munich, fort à la mode à l’époque chez les artistes et les intellectuels, serait le lieu idéal afin que ses enfants devinssent des artistes. Et c’est ce qu’il advint. Aux dires de Chirico, l’enseignement qu’il reçut à l’Académie des beaux-arts de Munich eut peu d’influence sur son travail ultérieur. C’est davantage la lecture de philosophes allemands, notamment Nietzsche et Schopenhauer, et son intérêt pour les œuvres des peintres symbolistes Arnold Böcklin (1827-1901) et Max Klinger (1857-1920) qui lui donnèrent son orientation artistique.

Un peintre pour réussir se devait de vivre dans la capitale française. Giorgio, alors, partit en juillet 1911 à Paris avec sa mère et son frère. Ce fut bien dans cette ville que Chirico acquit la célébrité, car de ses tableaux émanait une atmosphère d’étrangeté inconnue jusqu’alors. Guillaume Apollinaire, le poète et le découvreur d’artistes novateurs nomma cette peinture « métaphysique ». Chirico accepta cette appellation, qui auréolait sa peinture d’une portée intellectuelle. En philosophie, métaphysique signifie au-delà de la nature, du monde qui nous est donné, des apparences. Chirico exprimait les visions oniriques, mystérieuses et poétiques, qu’il portait en lui en les fixant sur les toiles. « Il ne faut jamais oublier qu’un tableau doit toujours être le reflet d’une sensation profonde et que profond veut dire étrange et qu’étrange veut dire peu commun ou tout à fait inconnu », écrit-il. Pour Chirico, l’art comme la poésie révèle la vérité du monde, mais comment l’interpréter ?

Les places d’Italie

Les figures qui composent ses toiles sont énigmatiques, incongrues, et semblent n’avoir aucun lien logique. Nous pouvons voir dans l’exposition L’incertitude du poète (1913) : une statue acéphale sans membres à côté d’un régime de bananes posé sur une place. Dans le fond, un train, derrière un mur, laisse échapper une fumée. Dans Mélancolie d’un après-midi (1913), des artichauts en gros plans remplissent la moitié de l’espace du cadre et un train, encore un, passe dans le lointain. Le trivial côtoie le sublime ; les biens de consommation, l’architecture ; le moderne, l’antique ; le quotidien, le mythe. Ces toiles nous évoquent la célèbre phrase du comte de Lautréamont : « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. » De ses toiles émanent un sentiment de mystère, mais aussi de nostalgie, de solitude, de mélancolie, que suscitent les places vides estivales, accablées de soleil, car, comme l’écrit Patrick Modiano, l’été où « tout est en suspens » est la « saison métaphysique » par excellence.

Peints dans les années 1910, ces tableaux sont, dans l’imaginaire du public, les plus représentatifs de l’univers du peintre, ils appartiennent à la série dite des « places d’Italie » où sont juxtaposées, dans un espace urbain pétrifié, des éléments hétéroclites qui produisent une étrange étrangeté propre au rêve et au fantastique. Ces places vides constellées d’ombres allongées semblent figées dans l’éternité. Elles mettent en scène des arcades, des tours, des façades, des horloges, des sculptures, des personnages immobiles, aux dimensions minuscules, des trains qui semblent être des jouets pour enfants et renvoient à la fois au père ingénieur et à l’enfance grecque de Giorgio.

En 1915, Chirico fut incorporé dans l’armée italienne, à Ferrare, lui qui s’était enfui à Paris pour ne pas accomplir son service militaire. Dans cette ville, le déserteur repenti est affecté à des tâches administratives, car il est jugé « inapte aux fatigues de la guerre », tout comme son frère Alberto Savinio. À Ferrare, il orienta sa peinture vers les natures mortes métaphysiques, des « vues d’intérieur ». Durant cette période les êtres humains disparaissent complètement et sont remplacés par des mannequins – peut-être pour indiquer que l’homme, en cette période de guerre, n’était plus qu’un être dépourvu de liberté – et par les objets observés dans les vitrines, les boutiques et les intérieurs des appartements, comme les biscuits torsadés, la spécialité de la ville. Ces natures mortes étaient composées de bouchon et de fil de pêche, d’équerres, de règles de géomètre, tout un bric-à-brac qu’il plaçait dans ses tableaux (« Composition métaphysique » [1917]). L’autre aspect remarquable de cette période ferraraise est le procédé de la mise en abyme, du tableau dans le tableau, qui ouvre sur l’extérieur (« Intérieur métaphysique avec arbre et cascade » [1918]).

Retour au classicisme

Au cours des années 1920, Chirico abandonna la peinture moderne, dénonçant ainsi le fourvoiement du progrès, pour renouer avec le classicisme, celui des maîtres anciens – qui eux savaient peindre contrairement aux modernes, selon lui –, et les pasticha afin d’améliorer sa technique. Cette période ultérieure à la peinture métaphysique, qui dura tout de même plus de cinquante ans, n’est pas monolithique, même si le discours du peintre mettait l’accent sur la grande tradition de la peinture des siècles passés. Au cours de ces années, il passa en revue tous les styles de l’histoire de l’art en pratiquant le néoclassique, le néobaroque, le néoromantisme et même le néo-métaphysique en pastichant ses propres tableaux des années 1910 et, parfois, en les antidatant pour les rendre plus attractifs ! 

L’histoire de l’art scinde l’œuvre de Giorgio de Chirico en deux périodes : la période dite métaphysique (1910-1920) et la période postérieure. La première serait exceptionnelle et la seconde, médiocre. L’exposition du musée de l’Orangerie, ratifie cette conception en dédiant son exposition à la peinture métaphysique en trois étapes : « Munich. La proto-métaphysique », 1906-1911 ; « Paris. La métaphysique », 1912-1915 ; « Ferrare. La grande folie du monde », 1915-1920.

Cette partition entre bonne et mauvaise peinture a pour origine le surréalisme et plus particulièrement André Breton qui, en 1926, se demandait comment Chirico avait pu récemment renier son œuvre, ce qui était à la fois une faute esthétique et morale : « J’ai mis, nous avons mis cinq ans à désespérer de Chirico, à admettre qu’il ait perdu tout sens de ce qu’il faisait. […] Il irait presque jusqu’à nous opposer cette vérité à laquelle ici nous souscrivons tous, à savoir que dans le temps un esprit ne peut que rester parfaitement identique à lui-même[1]. » Nous comprenons le reproche qui est adressé à Chirico : d’avoir tourné casaque, au lieu d’avoir poursuivi sur sa lancée l’œuvre pour laquelle il avait rallié tous les suffrages. Mais Chirico était un homme libre qui n’appartenait à aucune école, à aucun clan, et refusait de se cantonner à un style pour le restant de son existence, dût-il décevoir ses admirateurs. Ainsi, il changea d’orientation pour des raisons propres à son évolution personnelle et artistique.

L’incompréhension entre Chirico et les surréalistes survint du fait que ceux-ci découvrirent celui-là, en 1925, au moment même où il amorçait une nouvelle manière mélangeant l’ancien et le moderne pour abandonner la peinture qui avait fait son succès. André Breton, qui en 1919 avait sauté d’un bus en apercevant Le Revenant – dit aussi Le Cerveau de l’enfant (1914) – dans la vitrine de la galerie de Paul Guillaume, était désappointé de voir s’envoler le Chirico précurseur du surréalisme. En observant les toiles dans l’exposition de l’Orangerie, nous comprenons pourquoi le surréalisme fit de l’œuvre de Chirico des années 1910 le parangon de son art. Le surréalisme refusait les constructions logiques de l’esprit pour laisser place à l’inconscient et à ses productions telles que le rêve, les fantasmes, l’imagination débridée, le désir, l’irrationnel dans toutes ses dimensions. Chirico était bien dans l’esprit de l’époque, mais son époque, jugée par lui décadente, avec ses avant-gardes artistiques qui pratiquait la surenchère permanente, finit par le lasser.

Même si l’exposition, se cantonnant à la période de 1910 à 1920, ne nous permet pas de vérifier si la démarche ultérieure de Chirico était aussi médiocre que l’affirmait les surréalistes, puis la vulgate de l’histoire de l’art, l’internet permet de rectifier un tant soit peu ces affirmations qui restent dans l’ensemble justes : la facture des pastiches de maîtres semble en dessous de celle des modèles. En revanche, la série des Bains mystérieux (des bords de mer peuplés de cabines, d’étranges baigneurs et d’hommes en costume), d’abord gravée en noir et blanc pour l’ouvrage Mythologies (1934) de Jean Cocteau, fut reconduite de toile en toile jusqu’aux années 1970. On y retrouve le Chirico qui retient l’attention par son style à la fois naïf et surréaliste.

Didier Saillier

(Décembre 2020)


[1] André Breton, « Le surréalisme et la peinture », La Révolution surréaliste, 15 juin 1926, p. 4.

Illustration : Giorgio de Chirico, Les Plaisirs du poète (détail), 1912. © Giorgio de Chirico / ADAGP.

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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