La marge du temps, un blog culturel et littéraire
Histoire

L’unanimité : une autre tragédie chez Charlie

Le massacre de l’équipe rédactionnelle de Charlie Hebdo nous montre comment l’histoire peut opérer un changement radical dans la perception de l’humour et de la provocation.

Les médias ont insisté sur le fait qu’en attaquant ce journal satirique, c’était la liberté de la presse qui était visée et même la liberté tout court. Le monde médiatique comme celui politique ont rendu un hommage à ces empêcheurs de tourner en rond : « Ils avaient marqué, par leur insolence, leur indépendance des générations de Français. Ce sont aujourd’hui nos héros. » (discours télévisé du président François Hollande, le 7 janvier 2015).

Quel retournement de situation si l’on se souvient que ces hommes, du moins les « historiques » comme Cabu et Wolinski, étaient, dans les années soixante et soixante-dix, des ennemis du pouvoir en place ! N’étaient-ils pas des pestiférés, des délinquants ?

Charlie Hebdo avait été précédé, de 1960 à 1970, par Hara Kiri, « journal bête et méchant », indiquait le sous-titre. Avec le fameux numéro qui serait le dernier : « Bal tragique à Colombey : 1 mort », en écho au décès du général de Gaulle et à l’incendie d’un bal de province qui avait fait 146 victimes, Hara-Kiri se faisait interdire, pour la troisième fois, par le pouvoir pour « pornographie ». Conservant l’irrévérence pour objectif, la même équipe (Cavanna, le professeur Choron, Wolinski, Cabu, etc.), créait dans la foulée Charlie Hebdo en référence à de Gaulle et au pouvoir qu’il représentait. Cette bande d’anti en tout genre, étaient jugés anarchistes, vulgaires, irrespectueux, pourfendeur des hiérarchies, par les plus « installés », tandis que la jeunesse contestataire les adorait. En quelque sorte, ils étaient des soixante-huitards avant l’heure. Avec les Événements, ils furent comme des poissons dans l’eau de la contestation jusqu’à la disparition du journal en 1981 faute de lecteurs période aux mœurs libérales. Le public ne se reconnaissait plus dans cet humour décapant, « bête et méchant ». En revenant aux « affaires » dix ans plus tard, Charlie ciblait cette fois les intégrismes religieux et politiques. Ce qui leur fut fatal, car, pour l’intégrisme (surtout religieux), il est interdit de rire de tout.

Ironie de l’histoire, Charlie, d’une rafale de kalachnikov, est passé du côté du bien, de la civilisation, de la liberté, alors que quarante ans auparavant, les membres de ce journal étaient des ensauvagés, des types qui ne savaient pas se tenir en société.

Pour ma part, je n’ai jamais été un lecteur de Charlie Hebdo, leur humour m’était lointain. Cependant, je reconnais que la présence d’iconoclastes, de bouffons est indispensable dans une société et permet de jauger la tolérance de celle-ci. Cette unanimité faite autour d’eux aurait-elle été approuvée par Wolinski, Cabu, Charb, Tignous, Honoré et les autres (Cavanna décédé en 2013) ? Que le monde entier les congratule leur aurait été probablement suspect. Faire l’unanimité n’est pas dans l’esprit de Charlie.

Didier Saillier

(Janvier 2015)

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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