La marge du temps, un blog culturel et littéraire
« L’Espiègle Lili », une jeune fille de son temps
Arts plastiques,  Jeunesse

« L’Espiègle Lili », une jeune fille de son temps

L’Espiègle Lili (1909-1998) est une série de bande dessinée qui eut la seconde plus grande longévité derrière Les Pieds nickelés (1908-2015). Destinée aux filles, Lili, au cours de ses 89 ans d’existence passe de fillette à adolescente, avant de devenir jeune adulte. Au centre de la quatrième dimension, la bande dessinée n’a pas la même temporalité que celle de ses lectrices… et de ses lecteurs !

 

J’ai découvert L’Espiègle Lili quand j’avais une dizaine d’années. Une personne de mon entourage possédait deux numéros : L’Espiègle Lili et son nourrisson (1956) et L’Espiègle Lili au théâtre (1958). Fanatique d’illustrés, à la couverture souple, de la collection « Les Beaux Albums de la jeunesse joyeuse », je lisais essentiellement Bibi Fricotin et Les Pieds nickelés, réservés aux garçons. Toutefois, j’eus un coup de foudre pour L’Espiègle Lili au théâtre. Je découvrais à la fois une jeune héroïne, un mythe antique et le milieu du théâtre qui m’était inconnu. Une scène me fascinait : Lili et ses partenaires féminines, en jupette blanche à plis, jouaient en plein air, à travers les bosquets d’un parc, le mythe de Diane et d’Actéon. Lili était une des nymphes du chœur qui désignait du doigt le chasseur Actéon, coupable de les avoir observées à la dérobée : « Il court, il court le chasseur, courrons après lui mes sœurs. » Diane, déesse de la chasse et de la nature, transformait alors le pauvre Actéon en cerf, l’acteur s’étant coiffé d’une couronne de bois.

Société parisienne dédition

Lili commença sa carrière en 1909 dans le premier numéro de Fillette (1909-1964), car en ce temps-là et encore jusqu’à ces dernières décennies, la bande dessinée était « genrée ». Ce magazine pour les filles était la réplique, mais moitié moins cher, de la concurrente La Semaine de Suzette (1905-1960) qui visait la famille bourgeoise, tandis que Fillette visait la famille populaire. Fillette comme L’Épatant (1908-1939), souvent lu par les garçons, appartenaient à la maison éditoriale des frères Offenstadt Juifs et d’origine allemande. En 1919, elle se nommera la Société parisienne d’édition (SPE) – appellation plus neutre qu’un nom à consonance germanique peu appréciée après la guerre – qui créera également dans Le Petit Illustré (1904-1937), un autre héros populaire Bibi Fricotin, en 1924. Parallèlement aux publications dans Fillette, sortirent en albums Les Mille et Un Tours de l’Espiègle Lili.

Notre héroïne a bénéficié de quatre séries. Les deux premières séries couvrent la période qui s’étend de 1909 à l’avant-Première Guerre mondiale, la troisième série de 1917 à 1935 (du n° 1 au n° 8) et la quatrième, la plus connue, car la plus récente, la plus pourvue et la plus vivante, de 1949 à 1988 (du n° 1 au n° 58). C’est le scénariste Jo Valle (1865-1949) et le dessinateur André Vallet (1869-1949) qui créèrent Lilli, une petite fille turbulente, indisciplinée et fantasque, toujours prête à commettre des bêtises. En 1917, André Vallet abandonna Lili et l’orpheline fut confiée à René Giffey (1884-1965) qui redessina les ouvrages de son prédécesseur, avec plus de finesse, et créa de nouvelles aventures jusqu’en 1935.

Al. G. et Bernadette Hiéris

Avec la quatrième série, dont c’est le 75e anniversaire en 2024, Lili se métamorphosa, à partir de 1949, donc, dans la collection de la SPE « Les Beaux Albums de la jeunesse joyeuse » en une jeune fille, puis une jeune femme moderne et élégante, que les lecteurs des années cinquante et soixante conserveront en mémoire. Et ce, d’abord grâce au duo Bernadette Hiéris (1910-?) au scénario, et, au dessin, Gérard Alexandre (1914-1974), dit « Al. G ». Bernadette Hiéris était le pseudonyme d’un professeur, discret, du jardin d’acclimatation, qui signa les scénarios jusqu’en 1962 avec Lili bandit corse.

Bernadette Hiéris, dont on ne connaît pas l’année de disparition, laissera sa place, peut-être pour cette raison, à Paulette Blonay (1912-1999) qui fut rédactrice en chef de Fillette de 1945 à 1968, auteure de près d’une vingtaine de romans pour enfants et scénariste de BD. Celle-ci prendra la relève, dans l’esprit de sa devancière, à partir du n° 25 Lili à Chantalouette (1962) jusqu’au n° 55 Lili et le bateau fantôme (1986). Al. G., qui avant-guerre était dessinateur publicitaire, fera principalement sa carrière de bédéiste avec Bernadette Hiéris, de 1949 à 1962, et Paulette Blonay, de 1962 à 1974, qui, à la disparition d’Al G., continuera sa mission avec le successeur de celui-ci, Jacarbo (1926-2013) pour neuf albums, de 1980 à 1986.

Lili chez les Top Models

Jo Martin (né en 1948), en solo, signera les dessins et les scénarios des trois dernières livraisons (1986-1988) de la quatrième série dans le style de Jacarbo. Les lectrices ne reconnaissaient plus les traits de leur Lili : Jacarbo et Jo Martin avaient un trait moins ferme, moins minutieux, que celui d’Al. G.  Enfin, pour un baroud d’honneur, un trio se forma pour réveiller la belle au bois dormant : Francis Garnier et Florence Crémoux pour le scénario et Anne Chatel pour les illustrations créèrent Lili chez les Top Models (1996) et, sans Francis Garnier, Lili à Chérie FM (1998) aux Éditions Vents d’Ouest. À l’aube des années 2000, l’héroïne était « branchée », « câblée », « in », ce qui était finalement logique – malgré les protestations des anciennes adolescentes ronchonneuses –, car Lili a toujours été moderne, quelle que soit l’heure.

Jusqu’en 1925, le phylactère n’existait pas. C’est l’auteur de Zig et Puce, Alain Saint-Ogan, qui enfermera les propos des héros dans des « bulles ». Hergé s’engouffrera dans la brèche afin de procéder de même en créant en 1929 Tintin au pays des Soviets. En revanche, la SPE continuait, comme la plupart de ses concurrents, d’éditer des romans illustrés dont le texte était placé sous les vignettes. Cette manière manquait de vivacité, pourtant les jeunes lectrices ne s’en détournaient pas. Lilli passa enfin le Rubicon, grâce à Al. G., qui la dessinait depuis 1949, mais attendit 1952, avec L’Espiègle Lili travaille, pour passer aux phylactères ! On peut affirmer que, sur ce point, la SPE n’était pas avant-gardiste…

Lili dOrbois

Al. G. pour beaucoup est le vrai créateur de Lili – même si c’est injuste pour son véritable père, André Vallet – mais il faut bien admettre que c’est lui qui fit de Lili un personnage contemporain à jamais, lui donna des allures fifties, sixties puis seventies, grâce à son coup de crayon précis, fin et détaillé tant dans les costumes que les décors. La jeune fille, vêtue souvent d’une jupe écossaise, d’un pantalon au même motif ou de robes seyantes de couleurs vives, et maquillée d’un discret mascara, servit ainsi de modèle aux jeunes filles bien réelles de leur époque. Bref, Al. G. donna ses lettres de noblesse à l’héroïne de papier, ce qui est cohérent lorsque l’on sait que Lili d’Orbois était d’origine noble. Bien de son temps et dans sa peau, elle a même un fiancé, l’Américain Dan, dont le grand-père (« Gran’ Pop ») est shérif et milliardaire, ce qui ne gâte rien. Toutefois, Lili est discrète et flirte avec son boyfriend de manière convenable…

Dans L’Espiègle Lili travaille (1952), les parents de l’adolescente M. et Mme d’Orbois, après un revers de fortune, sont obligés de partir à l’étranger et de laisser leur fille à un tuteur, M. Minet, professeur agrégé de lettres, de philosophie et de sciences humaines à la Sorbonne. Lili devra gagner sa vie, telle est la conclusion de la mère en pleurs. Souvent, les aventures de Lili seront sous-tendues par le besoin de la jeune fille de trouver un emploi. C’est ainsi que de nombreux titres font état de ses essais dans le monde du travail. Elle devient reporter-photographe, fermière, représentante, actrice de théâtre, soubrette dans un hôtel, interprète, monitrice, hôtesse de l’air, script-girl, etc., et va jusqu’à monter sa propre société commerciale (Lili et Cie, 1958).

Professeur Minet

À partir de Lili et Cie, le titre générique de la série change : L’Espiègle Lili devient tout simplement Lili. Les lecteurs pouvaient regretter ce changement de titre, car la définition du Petit Larousse correspondait idéalement à la personnalité de Lili : « Personne vive, éveillée, malicieuse, mais sans méchanceté (se dit surtout des enfants) ». Ce qui est le portrait de notre protagoniste féminin ! Non ? Évidemment, grandissant au fil des années de publication, devenant jeune adulte, travaillant pour subvenir à ses besoins, la notion d’espièglerie n’était peut-être plus adaptée à la situation.

Des personnages récurrents entourent Lili. Au premier chef, Siméon Minet, d’abord professeur de Lili, qui deviendra son tuteur au moment du départ à l’étranger des parents de l’adolescente. Toujours inquiet, il remplit sa fonction avec sérieux, sur un ton vieux jeu et moralisateur (« Pas de travail ! Donc, oisive ! Petite malheureuse, l’oisiveté est mère de tous les vices ! »), bien que Lili proteste d’être en permanence sous surveillance. Minet est sympathique, certes, mais encombrant et provoque des catastrophes pour régler des problèmes mineurs. Rêveur, gaffeur, hurluberlu, aimant les grandes phrases grandiloquentes au subjonctif imparfait et au passé simple, il est perdu dans son monde : « J’aimerais que vous me rappelassiez ce que vous me confiâtes l’autre jour en secret au sujet de votre grand-père », dit-il à Dan.

Les Saint-Herbu et le roi Dagobert

Mme Bourju, la concierge de Lili, au physique de matrone, mais possédant un cœur d’or, se moque de l’incapacité du tuteur à accomplir les choses les plus simples. M. Minet possède un côté professeur Tournesol dans sa manière d’être si peu pratique dans la vie quotidienne. Gédéon, la pipe continuellement fixée à la bouche, est un ami photographe du professeur Minet, pour sa part il est posé et sait remettre Minet à la raison quand celui-ci déraille. La mère et la fille de Saint-Herbu, descendantes du roi Dagobert et cousines de Lili, sont méchantes à souhait et finissent invariablement par échouer dans leur tentative de porter préjudice à Lili qui reste, en toute occasion, charmante, simple, gaie comme un pinson, bref, ça les énerve les Saint-Herbu ! Si Tintin a comme animal de compagnie le fox-terrier Milou, Lili a Rahahu, un perroquet qui commente avec humour ou sarcasme les actions de sa petite maîtresse et de son entourage.

Hergé, un modèle

Hergé aura inspiré la bande dessinée bon marché, telle que les publications de la SPE, que ce soit dans Bibi Fricotin ou dans L’Espiègle Lili. Sans parler de la « ligne claire », ni des thèmes (Lili dans la Lune, 1965), des références, des clins d’œil, évoquent le monde de Tintin. Dans Lili à Chantalouette (1962), il est question du maharadjah du royaume de Rajpoutana et une chanteuse, pendant une fête de fin d’année, entonne le « tube » de Bianca Castafiore, le rossignol milanais, l’Air des Bijoux dans l’opéra Faust de Gounod : « Ahhhh ! je ris de me voir si belle en ce miroir ».

Aujourd’hui, les illustrés des « beaux albums de la jeunesse joyeuse » ne sont disponibles que dans les librairies d’occasion et sur Internet. De 1996 à 2005, Vents d’Ouest fit paraître au compte-gouttes, une sélection de 27 histoires, mais, c’est surtout les Éditions Hachette qui eurent l’heureuse initiative de rééditer, en 2015 et 2016, 68 volumes des aventures de notre héroïne sous le titre « Collection Lili ». Bien que plus récents, ces ouvrages cartonnés au dos toilé qui la composent sont devenus eux aussi indisponibles chez l’éditeur. Alors, chers lectrices et lecteurs ayant conservé votre âme d’enfant, bonne chasse aux albums !

Didier Saillier

(Mars 2024)

P.-S. – En 1992, l’écrivaine Françoise Sagan avait essayé, en vain, de jouer un rôle d’intermédiaire entre la France et l’Ouzbékistan pour la négociation d’un contrat pétrolier d’Elf. Alors le président François Mitterrand avait gentiment réprimandé Sagan : « Françoise, je vous aime bien en espiègle Lili, mais pas en Mata Hari. »

Illustration : Couverture de Lili au théâtre, Société parisienne d’édition, collection « les Albums de la jeunesse joyeuse », 1958. Scénario : Bernadette Hiéris et dessin : Alexandre Gérard, dit Al. G.

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

2 Comments

  • Saie

    Bonjour Monsieur Saillier.

    J’ai beaucoup apprécié votre article sur Lili… Merci de partager vos connaissances et votre affection pour cette héroïne de papier. J’ai beaucoup appris. Je ne pouvais pas imaginer qu’elle a vécu 89 ans et toujours aussi jeune ! je l’aimais beaucoup – quand j’étais jeune – et j’ai gardé quelques albums mais ma collection est hélas très réduite . J’aimais aussi beaucoup Aggie. Je n’en étais pas consciente alors mais ces deux héroïnes de bandes dessinées sympathiques, dynamiques et indépendante étaient à leur façons des modèles pour les jeunes personnes que nous étions. Elles laissent un grand souvenir dans ma mémoire ! Bien à vous

    France
    Architecte (en retraite), chevalier des Arts et lettres et amie de Lili et d’Aggie…

    • didiersaillier

      Bonjour, Madame,

      Je vous remercie pour votre message qui me fait grand plaisir. Je vois ainsi que je n’écris pas en vain et que des lecteurs prennent plaisir à lire mes articles.

      Concernant « L’Espiègle Lili » (que je préfère à « Lili », titre plus neutre, banal et moins charmant), je l’ai découverte à travers deux aventures, « L’Espiègle Lili et son nourrisson » et surtout « L’Espiègle Lili au théâtre ». Comme je le dis au début de l’article, l’héroïne m’a introduit dans le monde de la culture : le théâtre et le mythe.

      J’aimais le professeur Minet qui dans « L’Espiègle Lili au théâtre » faisait semblant de rudoyer sa pupille pour ne pas la mettre en porte à faux devant les membres de la troupe. Je n’ai pas lu toutes les aventures, tant s’en faut, j’en ai lu treize, me semble-t-il.

      Heureusement que l’on peut en trouver en occasion sur Internet dans les rééditions de Vent d’Ouest ou chez Hachette, la « collection Lili ». La brocante est aussi un lieu de découverte, tout comme la librairie d’occasion. Le problème aussi c’est d’avoir de la place pour conserver les albums.

      Pour « Aggie », je connaissais son existence, mais je ne l’ai jamais lue, bien que j’aurais pu étant donné que l’on trouvait au verso de « Lili » la liste de ses aventures. D’après ce que j’ai lu, comme pour « Les Pieds nickelés » et « Bibi Fricotin », « Aggie » n’a pas d’histoire bien suivie, mais les aventures sont constituées « d’une succession de petites histoires sans forcément de rapport les unes avec les autres », écrit Wiképédia. Pour « Lili ce sont des histoires avec un scénario bien structuré.

      Certainement que ces héroïnes de papier ont été un modèle pour les jeunes filles de cette époque.

      Bien à vous,

      Didier Saillier

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