La marge du temps, un blog culturel et littéraire
Allessandra Sanguinetti, Guille-et-Belinda_Le-collier_1999
Exposition,  Photographie

Guille et Belinda sous l’œil d’Alessandra Sanguinetti

La Fondation Henri Cartier-Bresson, 79 rue des Archives, Paris IIIe, organise l’exposition « Alessandra Sanguinetti. Les aventures de Guille et Belinda », du 30 janvier au 19 mai 2024, ensemble de cinquante-deux photos grand format. Pendant vingt-cinq ans, la photographe argentine, membre de l’agence Magnum Photos, née en 1968, a suivi le parcours physique et psychologique de deux cousines.

 

De 1998 à 2023, Alessandra Sanguinetti a suivi deux fillettes, puis adolescentes, puis femmes en documentant leur vie à la fois réelle et imaginaire. La photographe explique les répercussions qu’eut la rencontre avec elles : « Si vous aviez emprunté les chemins de terre dans ce vaste panorama et que vous étiez passé à côté d’elles en train de jouer dehors, vous n’auriez distingué que deux petits points à l’horizon mais pour moi, ces deux gamines étaient exceptionnelles, et elles le sont encore aujourd’hui. »

Campagne de Buenos Aires

Guillermina Aranciaga et Belinda Stutz vivent dans la campagne de la province de Buenos Aires où les animaux de la ferme font partie intégrante du quotidien des habitants, même les poules et les chiens entrent à l’intérieur de la maison. Sur les clichés, en 1999, les deux fillettes sont au milieu de la pampa : un porc, un bouc, un poulet sont en arrière-plan, comme pour signifier que l’être humain ne peut être lui-même qu’au contact de la nature.

Vivant dans une ambiance familiale paisible et poétique, les deux filles sont physiquement différentes. Guille, de corpulence forte, à dix ans est déjà une adolescente avec des formes, tandis que Belinda est mince et semble encore une enfant. Mais toutes les deux sont dans leur monde imaginaire, toujours prêtes à proposer à Alessandra (et vice-versa) des « fictions », des « scénarios », comme dériver sur la rivière telles des Ondines, ou jouer la Vierge à l’enfant sous les yeux protecteurs d’un ange (« La Madone », 2001). Certaines scènes sont des tableaux mimant les étapes de la vie adulte : le couple (Belinda est torse nu et porte une moustache), le mariage, la femme enceinte (avec un ballon sous la robe), les obsèques.

Un été éternel

Pendant l’enfance, les deux cousines paraissent être continuellement en vacances, ce qui donne « l’illusion d’un été éternel », pour reprendre le titre d’un des ouvrages d’Alessandra Sanguinetti ; les filles sont souvent en maillot de bain, au bord de la rivière, ou en robe légère comme si la vie était impérissable. En grandissant, elles perdent leur monde imaginaire pour passer dans la vie réelle où, cette fois, elles vivent ce qu’elles mimaient. Belinda, la première, a un fiancé (« Première fois », 2005), se marie, est enceinte (« Neuf mois », 2007). Deux ans plus tard, Guille, qui avait peur de l’amour par crainte de l’abandon, donne aussi naissance à un enfant (« Oriana, premier jour », 2009).

Pour accompagner l’exposition, est paru en février 2024 l’ouvrage Over Time. Au fil du temps : conversations sur les documents et les rêves dans lequel Alessandra Sanguinetti s’entretient avec Guille et Belinda. En faisant d’elles ses modèles préférés sur une longue période, la photographe a créé une complicité entre les deux cousines et elle-même, relation qui ressemble à des liens familiaux. Guillermina lui confie : « Grâce à toi, nous sommes devenues des sœurs, pour ainsi dire, parce que tu as resserré les liens entre nous. » Ce qui est remarquable, c’est qu’avec le temps, les deux cousines et la photographe ont conservé leur connivence, toujours prêtes à reprendre le projet. Si pour Alessandra, la photographie est à la fois d’ordre esthétique et existentiel, pour Guille et Belinda ces photos sont un témoignage de leur vie rêvée et réelle.

Chantier en cours

Le cycle « Les aventures de Guille et Belinda » d’Alessandra Sanguinetti a déjà fait l’objet en France de deux accrochages aux Rencontres de la photo d’Arles en 2006 et au BAL en 2011 dans l’exposition collective « Des étrangères familles ». Même si les titres des expositions sont similaires, il ne s’agit jamais vraiment de la même exposition. Cette série en couleur n’est pas figée une fois pour toutes, mais, au cours des années, l’ensemble se complète, s’enrichit et s’actualise, d’où la pertinence de livrer, à chaque fois, de l’ancien et du nouveau. C’est un chantier en cours qui ne prendra fin, peut-être, qu’avec la mort des protagonistes.

L’exposition de la Fondation Henri Cartier-Bresson, qui se déroule dans une salle unique, n’utilise pas l’arsenal muséal habituel composé de textes abondants et de légendes dans lesquelles sont inscrits les titres des photos, leurs dates et autres éléments contextuels. Le visiteur peut penser que cette sobriété est conçue pour éviter d’orienter la « lecture » photographique. Les photos « muettes » s’enchaînent chronologiquement les unes à la suite des autres, comme un film, racontent une histoire, celle de deux filles qui sont devenues des femmes, et disent ce qu’est intrinsèquement la photo :  l’illusion du temps figé et, son contraire, sa fuite inexorable.

Didier Saillier

(Mars 2024)

Photo : Alessandra Sanguinetti, Guille et Belinda, le collier, 1999 © 2021 Alessandra Sanguinetti / Magnum Photos.

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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