La marge du temps, un blog culturel et littéraire
Ragnar Kjartansson, "Me and My Mother", 2015. Les artistes et leur mère.
Exposition,  Photographie

Des artistes et leur mère

Le BAL (6, impasse de la Défense, Paris XVIIIe) est un « lieu d’exposition, de confrontation et d’interrogation des multiples approches possibles du réel, un lieu en résonance avec l’histoire en marche », écrivait le président fondateur, le photographe Raymond Depardon. Dans cet espace consacré à la photographie et à la vidéo est organisée l’exposition « À partir d’elle. Des artistes et leur mère », jusqu’au 25 février 2024. Vingt-six artistes proposent des œuvres impliquant le corps, la figure ou le personnage de la mère dans le processus créatif.

 

La manifestation que nous présente le BAL se place dans l’un de ses thèmes préférés : l’influence de l’intimité dans la photographie et la vidéo. Au début de l’année 2011, l’exposition du BAL « Cinq étranges albums de famille » mettait déjà l’accent sur la famille traditionnellement vue comme une institution rassurante et stable, portant toutefois en elle une part de folie.

Mon beau miroir

La mère est le « miroir de soi et du monde » et aura, par son regard porté sur son enfant, une forte influence sur la vie future de celui-ci. La plupart du temps, cette attention porte de l’amour, parfois de l’angoisse, quelquefois de la haine. L’enfant voit donc le monde à travers le regard de sa mère qui peut elle-même avoir été traumatisée par des éclats de réel. L’amour est la grande question de la relation mère-enfant.

Cet amour peut être suffisamment aimant, pas assez aimant ou trop aimant, mais la jauge mesurant le degré de l’amour n’existe pas encore. Seuls les effets sur les sujets peuvent donner des indications sur les conséquences de l’amour reçu. Pour un artiste, ne pas avoir été aimé, voire rejeté, s’il n’a pas été complètement brisé, le galvanisera et lui permettra, lui imposera, même, de prouver aux autres et à lui-même qu’il était capable de grandes choses (« Ce qui ne me tue pas me rend plus fort », écrit Nietzsche).

En revanche, ceux qui ont été trop aimés, autrement dit mal aimés, « pourris », par un trop-plein d’amour, ne seront probablement jamais des artistes, puisque l’amour étouffant ôtera aux individus tout désir, toute capacité à sortir d’eux-mêmes. Pourquoi faire des efforts puisque l’amour de la mère est acquis à jamais ? Ces individus incapables de s’émanciper seront des velléitaires, demeureront dans l’atermoiement, rêvant leur vie plutôt que de vivre leurs rêves. D’autres, malgré tout, parviendront à s’en sortir, plus ou moins, par « le difficile et douloureux travail de séparation d’avec le ventre originel en qui tout pouvoir est déposé[1]. »

Objets de substitution

Les vingt-six artistes présents au BAL ne sont pas tous des artistes au sens strict. On y trouve aussi des écrivains comme Roland Barthes (1915-1980) ou Hervé Guibert (1955-1991), des cinéastes-écrivains Chantal Akerman (1950-2015), Pierre-Paolo Pasolini (1922-1975). Un texte de Barthes, tiré de La chambre Claire. Notes sur la photographie (1980) constate que la photo qui représente sa mère en est un pauvre substitut, une surface plane qui ne peut non seulement lui rendre la vie, mais aussi ne permet pas de la retrouver telle qu’elle était – vivante : « Au gré de ces photos, parfois je reconnaissais une région de son visage, tel rapport du nez et du front, le mouvement de ses bras, de ses mains. La question essentielle : est-ce que je la reconnaissais ? Je ne la reconnais jamais que par morceaux, c’est-à-dire que je manquais son être, et que, donc, je la manquais toute. […] je la reconnaissais différentiellement, non essentiellement. »

La plupart du temps, les artistes de l’exposition se placent, comme Barthes, après la mort de la mère. Chacun cherche à la retrouver à travers des objets de substitution, par exemple les vêtements comme la franco-allemande Rebekka Deubner (née en 1989) qui dans Strip (2022-2023) réalise des photogrammes « dont les formes colorées composent le portrait de l’être absent ». Les vêtements choisis par l’artiste portent la trace du temps, plus à même de rendre la corporéité de la mère que ceux récemment achetés. Ainsi, sur ces vêtements usés, le corps et les activités de la mère, les frottements, ont laissé leurs marques. Dans la même période, Rebekka Deubner se filme frontalement en vidéo enfilant les vêtements de sa mère de manière à la retrouver intimement, jusqu’à, peut-être, se transformer en sa mère.

Née en 1947, près de quarante ans avant Rebekka Deubner, la Japonaise Ishiuchi Miyako photographie, deux ans après la mort de sa mère, des vêtements et objets lui ayant appartenu : brosse sur laquelle subsistent encore quelques cheveux, lingerie, chaussures, bâton de rouge à lèvres sont en quelque sorte des épaves d’une vie. Pour se réconcilier avec sa mère, et en guise de geste d’adieu, elle expose un par un, comme s’ils étaient des œuvres d’art, ces objets devenus des ready-made qui deviennent, en quelque sorte, des reliques qu’elle va recueillir dans un livre personnel : Mother’s (2002). Les démarches de Rebekka Deubner et de Ishiuchi Miyako ont apparemment une dimension fétichiste.

Narrative Art

Pour sa part, Christian Boltansky (1944-2021), représentant du Narrative Art, qui a pour principe de mêler la photographie et le texte, réalise en 1974 une saynète sur le mode burlesque et parodique pour mimer, par la photo et la légende, l’autobiographie des écrivains relatant les souvenirs de leur mère. Dans La Toilette de la mère, quatre épreuves mises les unes à côté des autres, Boltansky joue à la fois l’enfant, observant à la dérobée sa mère faisant sa toilette, et aussi sa propre mère habillée d’un chapeau chic : « Je regardais par le trou de la serrure / Ma mère se prépare à sortir / Elle se met du rouge à lèvres / Je trouve ma mère très belle ». Lui aussi, par un moyen grotesque pour cacher ses sentiments, rend hommage à sa mère qui ne cessait de raconter à ses enfants comment elle avait caché pendant la guerre leur père Juif sous le plancher de l’appartement.

Autre représentante du Narrative Art, Sophie Calle (née en 1953) part dans le Grand Nord pour réaliser le rêve de sa mère de voyager dans ces contrées lointaines. À cette occasion, elle enterre les bijoux (un collier Chanel et un diamant) et le portrait de sa mère sur le rivage du glacier du Nord. Comme Christian Boltansky, son œuvre autobiographique met en scène sa mère à l’intérieur de son œuvre. De ce voyage, elle a réalisé l’installation Pôle Nord (2009) constituée d’un caisson lumineux, de plaques de porcelaine sablée, d’écrans, de photographies couleur. Sur les plaques de porcelaine, elle grave un texte dans lequel elle imagine un ethnologue du futur se demandant dans quelle mesure les bijoux pouvaient servir aux Inuits, un peuple autochtone de l’Arctique… Le texte se termine par : « Ma mère est arrivée dans le Grand Nord. » Ainsi, dans le même esprit que Rebekka Deubner et Ishiuchi Miyako, par métonymie, Sophie Calle substitue des objets à la mère pour combler le manque.

Amour et animosité

Si certains artistes élaborent des œuvres après le décès de leur mère, d’autres la mettent en scène de leur vivant, présentant leurs relations ambiguës faites d’animosité et d’amour. Ilene Segalove (née en 1950) est une artiste conceptuelle américaine. Dans sa vidéo de 27 minutes, The Mom Tapes (Les Cassettes de maman, 1974), l’artiste met en scène dix saynètes à la manière de l’émission de téléréalité de l’époque, American Family. Nous voyons sa mère, désœuvrée, déambuler dans sa luxueuse maison de Beverly Hills. Ilene Segalove, sa fille de 24 ans en 1974, est en phase avec la contre-culture américaine et ironise gentiment sur le mode de vie bourgeois californien de sa mère. Cependant, s’il y a de la raillerie, l’artiste se moque également d’elle-même, présente dans la vidéo en voix off. À la manière d’une petite fille gâtée, elle déclare à sa mère : « Je m’ennuie. – On peut parler ensemble, si tu veux. – J’ai pas envie de parler. – Alors, lis. – J’ai pas envie de lire [et on voit un livre voler]. – Écoute de la musique. – J’ai pas envie [et on voit un disque voler] ». Si sa mère n’est pas moderne, c’est qu’elle n’a plus l’âge de l’être ! Dans quelques années, semble penser l’artiste, ce sera sa génération à elle qui sera démodé, out

La Belge Chantal Akerman, cinéaste mais aussi écrivaine, dans son ouvrage autobiographique Ma mère rit (2013), évoque ses relations compliquées avec sa mère quand celle-ci devient malade. Elle est partagée entre sa peine de voir sa mère décliner et l’énervement illustré par l’extrait d’une discussion entre la fille et la mère : « Je retourne dans la chambre où j’écris. / Elle entre. Crie mon nom. Oui / On a oublié quelque chose dans la liste, ajoute, mais je ne sais plus ce que c’est, j’ai oublié. / Et je dis automatiquement, des légumes coupés pour la soupe. / Oui, c’est ça. J’ai toujours besoin d’une soupe à midi. Oui. / Entre-temps, j’ai perdu le fil. /Et il faut que j’écrive. / Quand j’écris, j’entends moins ses gémissements. » Autoportrait à la mère, tel pourrait être le sous-titre de Ma mère rit.

Violence intrafamiliale

Me and My Mother de l’Islandais Ragnar Kjartansson (né en 1976) est probablement l’œuvre la plus fascinante et choquante de l’exposition. Elle est composée de trois vidéos couleur et sonore (de 20 à 10 minutes) projetées en même temps sur trois écrans. Tous les cinq ans, depuis 2010, Kjartansson filme sa mère et lui-même dans un décor immuable de bibliothèque aux reliures luxueuses. Un plan fixe, face caméra, met en scène le fils et la mère, côte à côte. La mère, à quelques minutes d’intervalle, crache âprement sur son fils avec un visage haineux. Lui, passif, ferme les yeux ou détourne la tête au moment du choc. La mère de l’artiste est une actrice islandaise célèbre dans son pays, Gudrún Ásmundsdóttir, ce qui laisse présager que cette violence intrafamiliale est une mise en scène conçue pour malmener les conventions idéalisées de la représentation mère-fils. Jeu, réalité ? Amour, haine ? Un peu de tout cela à la fois.

L’exposition du BAL nous emporte dans les relations intrapsychiques entre la mère et le fils ou la fille, relations en partie inconscientes et, dans tous les cas, subjectives. L’artiste, comme les autres individus, est sous l’influence maternelle, mais, lui, cherche à en faire un objet artistique pour tenter de résoudre ses difficultés, de répondre à ses interrogations ou de comprendre de quoi est constituée sa relation avec sa mère.

Didier Saillier

(Février 2024)

[1] Voir l’ouvrage de François Vigouroux, L’Empire des mères, PUF, coll. « Perspectives critiques », 1998.

Photogramme : Ragnar Kjartansson, Me and My Mother, 2015. Courtesy of the artist, Luhring Augustine, New York and i8 Gallery, Reykjavík.

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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