La marge du temps, un blog culturel et littéraire
Le « Boléro », une machinerie de Maurice Ravel
Chanson, music-hall et musique,  Exposition

Le « Boléro », une machinerie de Maurice Ravel

La Cité de la musique-Philharmonie de Paris organise l’exposition « Ravel Boléro », du 3 décembre 2024 au 15 juin 2025, pour célébrer le 150e anniversaire de la naissance du compositeur. Elle est consacrée à la création la plus connue de Ravel, le « Boléro », les autres œuvres du musicien ne sont pas ignorées pour autant, pas davantage que ses intérêts de vie, en dehors de la musique, comme la décoration intérieure de sa maison, sa passion pour les machineries tant techniques que musicales, les tours de magie.

 

L’exposition commence par son objet même, la musique du Boléro de Ravel, la composition majeure de Maurice Ravel (1875-1937), la plus jouée dans le monde. Les spectateurs sont invités toutes les heures à s’asseoir sur des bancs pour visionner et écouter, pendant seize minutes, l’orchestre de Paris, dirigé par le Finlandais Klaus Mäkelä, filmé en octobre 2023. Autour de la caisse claire, les musiciens sont répartis en spirale. La caméra serpente à travers les musiciens et s’arrête en gros plan sur certains d’entre eux. La construction musicale du Boléro est mise en exergue par « la tonalité colorée de l’image » (bleu pour le rythme, rouge pour la mélodie, jaune pour l’ostinato). Puis l’exposition véritablement commence par la chronologie du compositeur.

Formation

Ravel avant d’avoir composé en 1928 le Boléro, à l’âge de cinquante-trois ans était déjà un compositeur renommé. Mis au piano par son père, à l’âge de sept ans, Ravel entra au Conservatoire de Paris à quatorze ans, en 1889, en classe piano préparatoire avec Eugène Anthiome, puis en classe supérieure avec Charles de Bériot ; il suivit des cours d’harmonie avec Émile Pessard de 1892 à 1895 ; il entra dans la classe de composition de Gabriel Fauré en 1898 et prit, la même année, des cours de contrepoint, de fugue et d’orchestration avec André Gédalge. Autant dire que tous ces professeurs étaient eux-mêmes des compositeurs qui n’ont pas laissé un souvenir impérissable chez nos contemporains, à part Gabriel Fauré dont nous avons célébré le centenaire en 2024.

Parallèlement à ses études musicales au Conservatoire de Paris, Ravel en 1895, à vingt ans, composa sa première œuvre le Menuet antique, une œuvre pour piano, orchestrée en 1929 ; suivit la sublime Pavane pour une infante défunte pour piano, en 1899, orchestrée en 1910. Des portraits, datant de cette période, nous montrent un Ravel barbu ou moustachu, à l’air bohémien, loin, à partir de 1910, du Ravel dandy glabre, tiré à quatre épingles, avec une pochette sortant négligemment de la poche avant du costume.

Les Appaches

Ravel, de 1902 à 1914, appartint à un groupe informel d’une quarantaine de personnes, unissant des artistes de diverses disciplines, surtout des musiciens, mais aussi des peintres, des sculpteurs, des décorateurs, des poètes. Leurs membres partageaient une sensibilité commune et des goûts similaires, c’est pourquoi ils se rencontraient le samedi pour échanger sur leurs passions artistiques, lire des poèmes, écouter des compositions récentes. C’est en 1904 qu’un marchand de journaux de L’Intransigeant, bousculé par ces vifs jeunes hommes sortant d’un concert, s’écria : « Attention, les apaches ! », terme qui plut tellement à Ravel et ses amis qu’ils décidèrent d’appeler leur cercle ainsi.

Les Apaches sont bien sûr des Indiens d’Amérique, une ethnie amérindienne « hardie et féroce » toujours prête à se mettre sur le sentier de la guerre, mais aussi, au début du xxe siècle, des voyous vivant du vol et de la prostitution qui accomplissaient leurs forfaits dans les faubourgs du nord-est de Paris. Les artistes de ce cercle dit des « Apaches » les plus connus se nomment Léon-Paul Fargue (poète), Ricardo Viñes (pianiste), et pour les compositeurs Maurice Delage, Florent Schmitt, Roland-Manuel, Manuel de Falla, Igor Stravinsky. Une photo de 1912 montre Maurice Ravel juché, comme un gamin, sur les épaules de Léon-Paul Fargue, ce qui étonne le spectateur qui se dit in petto : « Oh, M. Ravel, un homme si sérieux ! »

Esthétique audacieuse

Ravel eut les Apaches comme soutien constant, car ses membres avaient conscience de l’importance du compositeur. Celui-ci jugé génial par ses amis et un certain milieu musical ne le fut pas en revanche pour le jury du prix de Rome. En effet, Ravel se présenta cinq fois devant lui (de 1900 à 1904) et cinq fois il échoua, remportant tout de même un second prix en 1901. Pourtant sa situation était précaire, et ce prix l’aurait particulièrement aidé à surmonter ses difficultés financières. Le jury du prix de Rome attendait des candidats de les voir se plier à un exercice balisé, alors que l’esthétique de Ravel se révélait trop audacieuse, voire aventureuse. Déjà pendant ses premières années de conservatoire, bien qu’estimé par ses professeurs, il ne réussit pas à obtenir de prix. Bref, Ravel n’était pas scolaire, trop personnel, trop talentueux pour satisfaire aux exigences académiques. Peut-être aussi un peu rebelle, lui qui refusa la Légion d’honneur en 1920 par esprit d’indépendance.

Heureusement que Ravel, malgré tous ses déboires, ne perdit pas confiance en lui grâce au soutien constant de ses amis Apaches. Pendant cette riche période, il composa plusieurs œuvres : cinq pièces pour piano, Miroirs (1906) ; la Pièce en forme de habanera pour mezzo-soprano et piano (1907) ; un opéra en un acte L’Heure espagnole, sur un livret de Franc-Nohain, créé en1907 puis joué en 1911 à l’Opéra-Comique ; Ma mère l’Oye, d’après des contes du xviie siècle, tirés notamment de Charles Perrault, fut composée pour les enfants de Ada et Cipa Gobedski, qui possédaient un salon artistique fréquenté, entre autres, par les Apaches et particulièrement de Ravel, très proche du couple. Ma mère l’Oye connut trois versions : pour piano à quatre mains (1910), pour orchestre symphonique (1911) et enfin un an plus tard pour un ballet. En 1912, Daphnis et Chloé fut composé pour les Ballets russes de Serge de Diaghilev et chorégraphié par Michel Fokine au théâtre du Châtelet. C’est Vaslav Nijinski, le « Dieu de la danse », qui jouait les deux rôles.

Une machine musicale

La Première Guerre mondiale arrêta Ravel dans son élan. À 39 ans, il était déjà célèbre dans son pays et en Europe. Ses tournées avaient un grand succès. Trop faible et trop petit (1 mètre 61), en 1895, il avait été exempté de service militaire. Dès 1914, il chercha à s’engager pour ne pas abandonner son frère et ses camarades Apaches qui partaient au combat, bien que malingre, fragile, il parvint malaisément à être affecté dans le « train » en mars 1915 au service auxiliaire dans le transport et la logistique du 13e régiment d’artillerie avec la fonction de conducteur. Tombé malade, en septembre 1916, il fut rapatrié dans la capitale et réformé le 1er juin 1917. L’expérience de la guerre le marqua profondément et sa productivité en souffrit.

À présent, allons directement à l’année 1928, l’« année miraculeuse », celle de la création du Boléro. Ravel, qui a cinquante-trois ans était considéré, depuis la mort de Debussy en 1918, comme le plus grand compositeur français. Les premiers mois de l’année, il fit une tournée triomphale aux États-Unis et au Canada. À son retour, il honora la commande d’un « ballet espagnol » de la danseuse russe Ida Rubinstein, ancienne vedette de la troupe de Diaghilev. Trois ans auparavant, Ravel avait eu l’idée de créer une « machine » musicale, mais y renonça de crainte d’« être saboté ». Par les musiciens ? Par lui-même ? Finalement, il composa une danse espagnole traditionnelle à trois temps, un fandango qu’il appela Boléro. Une affiche d’époque nous informe que le 22 novembre 1928, à 21 heures, eut lieu à l’opéra Garnier, la création du ballet Boléro, en clôture de programme, mené par Ida Rubinstein et mis en scène par Bronislava Nijinska, la sœur de Nijinski. La critique était enthousiaste.

Horloge de précision

Le visiteur de l’exposition comprend qu’à l’origine le Boléro n’était pas une œuvre musicale autonome, mais conçue pour un spectacle de danse, pourtant un an plus tard, le 14 novembre 1929, c’est la musique seule qui conquit le monde après le concert dirigé par Arturo Toscanini au Carnegie Hall à New York. Ravel lui-même en janvier 1930 dirigea en personne, à la salle Gaveau, l’orchestre Lamoureux la jouant sur un « rythme lent et immuable ».

Cette œuvre est une horloge de précision qui prend sa source dans les mouvements automatiques des machines d’usine que Maurice aimait écouter et voir dans son enfance aux côtés de son père ingénieur dans le chemin de fer et l’industrie automobile encore balbutiante. Pierre-Joseph était une sorte de Géo Trouvetout concevant (avec son fils cadet Édouard) des inventions éclectiques, parfois délirantes comme le système permettant à un véhicule de faire un saut périlleux, brevet que le cirque Bardum adopta dans un numéro qui un jour finit mal.

Machinisme

Le Boléro – cette musique-machine qui repose sur un ostinato rythmique effectuée par une caisse claire, deux mélodies et une orchestration au crescendo progressif finissant par une explosion – est contemporain de la recherche artistique reproduisant la machine au cinéma comme en peinture. Ainsi le visiteur visionne un extrait du film Metropolis (1927) de Fritz Lang qui montre la fascination amphibolique des hommes pour les machines ; puis regarde des toiles comme celles de Frantisek Kukla : L’acier boit II, représentant des structures métalliques empruntées au machinisme ou de Fernand Leger, Élément mécanique (1924), qui affirmait : « J’aime les formes imposées par l’industrie moderne ». Phrase faisant écho à la pensée de Ravel confiée, en 1905, à son collègue apache, Maurice Delage : « Comment vous dire l’impression de ces châteaux de fonte, de ces cathédrales incandescentes, de la merveilleuse symphonie des courroies, des sifflets, des formidables coups de marteau qui vous enveloppent. »

Cette machinerie subtile n’appartenait-elle pas au monde de l’enfance que Ravel portait encore en lui ? N’aimait-il pas les jouets mécaniques, les jeux de casse-têtes ? Ne possédait-il pas des ouvrages de petits magiciens ou de tours de cartes ? Ne collectionnait-il pas des objets insolites qui prenaient place dans son cabinet de curiosités, bien protégé dans son refuge (maison devenue musée) Le Belvédère à Montfort-l’Amaury (Yvelines) ? N’aimait-il pas composer des pièces pour enfants comme Le Noël des jouets (1905), l’opéra L’Enfant et les sortilèges (1925) sur un livret de Colette ? Ne disait-il pas sur un ton espiègle : « Quel bon tour que j’ai joué au monde musical ! », en évoquant le Boléro ?

Bande-son

Cette œuvre a souvent servi de bande sonore au cours du xxe et xxie siècle à travers de nombreuses chorégraphies : Béjart, hip-hop, électronique, mambo ; de films : Rushōmon (1950) de Akira Kurosawa, Les Uns et les Autres (1981) de Claude Lelouch, Le Batteur du Boléro (1992) de Patrice Leconte avec Jacques Villeret. Même le duo Pierre Dac et Francis Blanche, dans leur chanson Le parti d’en rire, ont interprété leur hymne sur la musique du Boléro faisant ainsi un grand écart entre la musique savante et le music-hall : « Oui, notre parti, parti d’en ri-re / Oui, c’est le parti / De tous ceux qui n’ont pas pris de parti… / Sans parti pris, nous avons pris / Le parti / De prendre la tête d’un parti / Qui s’ra un peu comme un parti / Un parti placé au-dessus des partis […] ».

Plus gravement, le Boléro, par sa gradation musicale s’achevant par une gerbe d’éclats, n’était-il pas en 1928 la métaphore précurseuse des événements économiques et politiques qui allaient advenir au cours des années trente ? C’est ce qu’avance Grégoire Bouillier dans son roman Le Cœur ne cède pas (2022). Le Boléro « comme une prémonition crescendo des temps à venir, la véritable bande-son de cette époque, chaque événement venant s’amalgamer aux autres de façon lancinante pour finir, en 1940, dans une apocalypse indescriptible. Dans le concert de tous les instruments réunis. »

L’exposition est une belle réussite, sans fausse note, pas uniquement réservée aux musiciens et mélomanes connaissant le solfège, elle s’adresse au grand public qui aime écouter Ravel sans tambour ni trompette !

Didier Saillier

(Février 2025)

Photo : Maurice Ravel au piano le 7 mars 1928 à New York, au cours d’une soirée organisée en l’honneur de son 53e anniversaire. Derrière lui, de gauche à droite, le chef d’orchestre Oskar Fried, la cantatrice canadienne Éva Gauthier, Manoah Leide-Tedesco et George Gershwin. © Crédit photo : Wikimedia Commons.

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

2 Comments

Leave a Reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *