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Jean Gabin, un mythe français
Cinéma,  Exposition

Jean Gabin, un mythe français

Le musée des Années Trente, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), organise du 9 mars au 10 juillet 2022 (prolongée jusqu’au 15 janvier 2023), « Jean Gabin. L’exposition ». Une présentation très riche de la carrière de l’acteur aux 96 films : affiches, photos, contrats, programmes théâtraux, correspondance, extraits de films, costumes et chapeaux de cinéma, caméra, projecteurs, boîtes de pellicule, décors et objets des studios de Billancourt et de Boulogne.

 

Jean Gabin (1904-1976) a les honneurs du musée des Années Trente, situé à Boulogne-Billancourt, pour trois raisons : l’acteur a émergé dans le cinéma dans les années trente ; son grand-père paternel a vécu à Boulogne-Billancourt ; c’est sur ce territoire que fut fondé, en 1922, les Studios de Billancourt dans lesquels Gabin tourna certains de ses plus grands films : La Grande Illusion (1937) La Bête humaine (1938), Le Jour se lève (1939), Remorques (1941), Touchez pas au grisbi (1954).

Cette exposition a bénéficié du concours de la famille Moncorgé-Gabin qui a prêté des objets, des lettres écrites par Jean à sa sœur Madeleine et de nombreuses photos de l’enfance du futur acteur (en robe, comme il était de coutume encore au début du XXe siècle). Le visiteur subodore que tous ces documents et objets présents (crécelle d’enfant, phonogramme actionné à la manivelle…), ainsi que des correspondances entretenues avec les producteurs et autres personnalités du cinéma, ont été confiés par le musée Jean Gabin, situé à Mériel, dans le Val-d’Oise.

L’enfance et l’adolescence

Né à Paris, au 23 boulevard de Rochechouart, dans le 9e arrondissement, Jean Alexis Moncorgé, a vécu ses dix premières années à Mériel, dans le Vexin, village où ses parents s’installèrent. Ceux-ci étaient des saltimbanques : son père, Ferdinand Joseph Moncorgé dit Ferdinand Gabin, était un chanteur d’opérette et de revues, tandis que sa mère Hélène Petit était chanteuse de café-concert. Notre future vedette était, comme on le constate, un enfant de la balle.

En raison du début de la Première Guerre mondiale, la famille Moncorgé quitta Mériel pour le bas de la butte Montmartre. L’école n’était pas l’occupation préférée de Jean, ce qui ne l’empêcha pas d’obtenir, en 1916, à l’école de la rue Clignancourt, son certificat d’études primaires – affiché dans l’exposition – et d’entrer au lycée Janson-de-Sailly, rue de la Pompe dans le 16e arrondissement : sur une photo de classe, l’adolescent est cravaté et coiffé comme un milord.

S’il devint lui-même, dans un premier temps, chanteur d’opérette et de revue, c’était à son corps défendant. Le jeune homme, attiré par la campagne, lui rappelant son enfance, et les trains, aurait préféré devenir fermier ou conducteur de locomotive à la Charité-sur-Loire, comme son grand-père maternel.

Revue et opérette

Après de nombreux emplois précaires (manœuvre, cimentier, magasinier, garçon de bureau…), son père le recommanda, en 1922, auprès du directeur des Folies-Bergères, pour devenir figurant dans une revue. De ses débuts à 1929, il monta dans la hiérarchie des artistes de music-hall en incarnant des rôles de jeune premier. C’est en devenant au Moulin Rouge le « boy » de Mistinguett, à 24 ans, dans la revue Paris qui tourne (1928), que sa carrière théâtrale fut lancée. Deux photos de Mistinguett lui sont dédicacées : « À mon petit Jean Gabin que j’aime beaucoup et qui me donne le sourire ». Dans la salle de l’exposition « Paris et le music-hall », le visiteur peut observer dans une vitrine un contrat signé avec le directeur des Bouffes-Parisiens, des programmes : Là-haut (1923), Trois jeunes filles nues (1925), La Java de Doudoune (1928), Flossie (1929), Arsène Lupin banquier (1930). Dranem, un chanteur populaire du caf’ conc’, dédicace avec perspicacité une photo à son jeune partenaire : « À Jean Gabin, travaille ami et tu es sûr d’arriver, sympathiquement, Dranem ». Et ce fut le cas !

Au début de 1930, le cinéma parlant apparut, ce fut la chance de sa vie ! On adaptait des opérettes pour le grand écran afin de valoriser la parole et le son. Le premier film de Gabin se nomme Chacun sa chance (1930), au titre prémonitoire. Dans une quinzaine de films sans prétention, d’abord dans de seconds rôles, puis en vedette, il fit ses gammes en attendant des jours meilleurs.

L’âge d’or

C’est à partir de La Bandera (1935) de Julien Duvivier que le mythe Gabin se révéla. Il sera l’acteur le plus populaire et le mieux payé d’Europe. Dans les années trente, il incarnait parfaitement le personnage du perdant magnifique confronté à la crise économique, le chômage, le déclin du Front populaire et la menace de la guerre. Pendant cet âge d’or, trois metteurs en scène le sublimèrent : Julien Duvivier, Jean Renoir et Marcel Carné, en lui offrant des rôles de prolétaire, de malfrat, de militaire, de déserteur.

Une kyrielle de chefs-d’œuvre s’enchaînèrent en cinq ans : La Belle Équipe, Les Bas-Fonds, Pépé le Moko, La Grande Illusion, Gueule d’amour, Le Quai des brumes, La Bête humaine, Le Jour se lève, Remorques. Tous ces rôles fonctionnaient sur un même schéma narratif : un homme du peuple est poursuivi par son destin qui finit par le rejoindre, malgré tous ses efforts pour y échapper. Des couvertures de Cinémonde témoignent de son omniprésence dans le cinéma français.

La guerre https://didiersaillier.com/jean-gabin-la-guerre-cest-pas-du-cinema/

Avec la déclaration de la guerre, le 3 septembre 1939, ses plus belles années s’achevèrent. Gabin qui tournait le film Remorques est rappelé comme fusilier marin à Cherbourg. Après l’occupation de la France par les Allemands, il finit par s’envoler pour Hollywood en 1941. Une lettre du 27 décembre de cette année-là – présente dans une vitrine – émanant du consulat de France à Los Angeles, l’invite à revenir en France, car Gabin c’est la France ! Bien entendu, il n’obtempère pas, son seul désir était de s’engager militairement dans la France libre, bien que Londres préférât le voir jouer dans des films de propagande.

Enfin, en janvier 1944, il fut autorisé à revêtir l’uniforme de marin et à partir pour Alger en tant qu’instructeur au centre Siroco de formation des fusiliers marins. En septembre 1944, devenu chef de char dans le régiment blindé de fusiliers marins (RBFM), au sein de la 2e DB, il revint en métropole combattre. Il participa à la campagne d’Alsace et au « nettoyage » de la poche de Royan, avant de se rendre, les 3 et 4 mai 1944, au nid d’aigle de Hitler à Berchtesgaden. La guerre était finie.

L’après-guerre

Démobilisé, il pouvait reprendre le chemin des studios, mais les temps avaient changé. De nouveaux acteurs étaient apparus (Daniel Gélin, Gérard Philipe, Yves Montand), le réalisme poétique était passé de mode et Gabin, à présent, avait les cheveux blancs. Allait-il parvenir à reprendre une carrière au plus haut niveau ? Sa liaison avec Marlène Dietrich qui avait commencé pendant la guerre à New York, au club La Vie parisienne, prenait fin avec le film Martin Roumagnac (1946) de Georges Lacombe.

Pendant cinq ans, il tourna dans des films en vedette, mais le public ne le suivait plus comme pendant l’entre-deux-guerres. Sans être des échecs patents – commercialement ou artistiquement – ses films ne rayonnaient plus. La cote de l’acteur s’en trouva amoindrie auprès des producteurs qui en profitèrent pour l’engager à moindre prix. Il n’avait plus l’âge de jouer les jeunes premiers des années de crise, alors il convenait d’accepter d’être – avant l’âge – un cinquantenaire portant beau. Avec force de ténacité, il réussit à remonter la pente, en 1954, en retrouvant le succès complet avec Touchez pas au grisbi de Jacques Becker.

Un râleur

Cette seconde carrière comme sa vie privée prirent un nouvel essor. En 1949, Gabin épousa un mannequin, de quatorze ans sa cadette, Dominique Fournier, eut trois enfants et s’acheta en 1952, le domaine de la Pichonnière, une exploitation agricole dans l’Orne, en Normandie, pour assurer ses arrières, car le cinéma est un métier aléatoire. Du côté de sa carrière, il enchaîna les films avec succès et navigua souvent entre flics et truands ; il prit le costume, le chapeau et la pipe de Maigret en 1958, 1959 et 1963 ; organisa dans Mélodie en sous-sol (1963) avec le « môme », Alain Delon, le dernier casse. Au début de ce film, on voit M. Charles, qui sort de prison, rechercher son pavillon de banlieue : il ne reconnaît plus Sarcelles avec la construction massive de HLM et la reconfiguration urbanistique. C’est une image qui correspond bien au Gabin des années soixante, l’homme aussi ne reconnaît plus la France du passé. Dans ses films comme dans la vie, il devient un râleur patenté.

La plupart des films dans lesquels il jouait furent taxés, dans les années cinquante, de « cinéma de papa » par la future Nouvelle Vague. Malgré les critiques de la jeunesse cinéphilique, ses films obtenaient des succès commerciaux, qui oscillaient entre deux millions et quatre millions d’entrées en France, et lui-même reçut la coupe Volpi de la meilleure interprétation à la Mostra de Venise en 1951 et en 1954. Le public aimait le voir (et aime encore le voir) dans son rôle de patriarche confronté à la jeunesse. Jean-Paul Belmondo dans Un singe en hiver (1962), Alain Delon, l’année suivante, dans Mélodie en sous-sol, puis dans Le Clan des Siciliens (1969), trois films de Henri Verneuil, furent ses jeunes partenaires pour qui il éprouvait de l’admiration et de l’amitié.

L’exposition du musée des Années Trente permet aux visiteurs d’avoir une vue d’ensemble de la carrière de l’acteur, de la vie privée de l’homme, mais aussi des différentes époques qu’il a traversées. De nombreux extraits de ses films les plus notables ratifient qu’il était un acteur d’exception, dans les années trente, par un jeu moderne intériorisé et de regards magnétiques qui en disent plus long que les discours. Gabin était le Français typique et incarnait la France à travers le monde. Le « Dabe » manque au cinéma depuis quarante-six ans.

Didier Saillier

(Juin 2022)

Photo : Jean Gabin et Mireille Balin dans le film de Julien Duvivier Pépé le Moko, 1937.

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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