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Aux bons soins du docteur Proust : médecine et littérature
Essai

Aux bons soins du docteur Proust : médecine et littérature

Ce mois-ci le compte-rendu n’est pas lié à une « sortie », mais à l’ouvrage d’Alain de Botton, Comment Proust peut changer votre vie, publié en 1997. En novembre 2013, étant hospitalisé, j’ai lu cet ouvrage – couplé avec la correspondance de Marcel Proust –  avec grand plaisir et profit pour le malade que j’étais.

 

Dans la famille Proust, soigner est une seconde nature. Le professeur Adrien Proust, le père, fils d’un épicier de province, était devenu une sommité internationale, conseillant les gouvernements dans les maladies infectieuses, notamment le choléra et la peste buboniques. Robert, le frère cadet, avait suivi les traces de son père en devenant un chirurgien de renom.

Médecine

Marcel Proust (1871-1922), pour sa part, n’avait le goût pour aucune profession, ce qui faisait le désespoir de ses parents. Un temps, il envisagea la diplomatie ou le barreau. Sa tentative la plus sérieuse se concrétisa en devenant bibliothécaire bénévole à la bibliothèque Mazarine. Si l’idée d’être au contact des livres lui paraissait enviable, en revanche, le lieu trop poussiéreux pour ses poumons fragiles le fit renoncer. Les arrêts maladies se succédant, le bénévole fut remercié au bout de cinq ans. On peut comprendre ses employeurs qui, ne le voyant pas plus d’une journée par an, perdirent patience. Son père dut se rendre à l’évidence : son aîné ne serait pas « comme tout le monde », lui qui avait pour vocation l’écriture. Quelle tuile ! Cependant, Marcel, en bon fils, reliait l’activité littéraire à la médecine par un chemin inattendu. Dans une lettre à sa gouvernante, Céleste Albaret, quelque temps après avoir commencé d’écrire A la recherche du temps perdu, Proust lui confia son ambition : « Ah, Céleste, si j’étais sûr de faire avec mes livres autant que papa fait pour les malades. »

Alain de Botton dans son ouvrage Comment Proust peut changer votre vie, a l’ambition de montrer que l’œuvre de Marcel Proust a des vertus thérapeutiques insoupçonnées sur ses lecteurs en les aidant à vivre mieux ou, du moins, à changer leur regard sur l’existence. Lorsque l’on connait les difficultés existentielles de l’écrivain et son manque de santé, cela peut étonner.

En neuf chapitres, Alain de Botton recense tous les bienfaits du « docteur Proust » avec humour. Tous les conseils convergent vers l’idée que l’occupation d’une vie devrait consister à la recherche de soi-même, à la découverte du véritable moi enfoui sous les apparences sociales et entravé par l’absence de lucidité (le moi social contre le moi profond).

A la recherche de la vérité

La première leçon consiste à montrer que la lecture d’un roman permet au lecteur de mieux se connaître au contact de la pensée d’un auteur. Qui n’a jamais fait cette expérience troublante : trouver que l’écrivain pense comme vous ! Ou encore éprouver un sentiment de joie en raison de la beauté d’une phrase, si simple qu’elle vous donne le sentiment que vous auriez pu l’écrire. Dans ces moments-là, l’écrivain et le lecteur ne font plus qu’un. C’est en fréquentant un monde qui n’est pas le sien que l’on peut pénétrer dans les zones de sa sensibilité et d’éprouver le sensation de s’appartenir. Loin d’être une perte de temps, la littérature vous met en contact avec vous-même, ce qui est beaucoup.

Pour être en harmonie avec son être, il convient d’admettre son ignorance, de reconnaître ses désirs non satisfaits. Ce qui n’est pas aisé dans le monde social qui joue sur les apparences. Comment accepter d’avouer ses lacunes, ses insuffisances ? Cependant dissimuler, mentir est une charge permanente qui empêche d’éprouver la félicité. C’est pourquoi Proust a comme ambition de découvrir l’univers réel des êtres et de partir à la « recherche de la Vérité » (Lettre à Jacques Rivière de février 1914, Correspondance, p. 214). Pour réaliser ce projet, il observe son entourage avec acuité : […] je ne profite des autres que dans la mesure où ils me font faire des découvertes en moi-même, soit en me faisant souffrir (donc plutôt par l’amour que par l’amitié), soit par leurs ridicules […] dont je ne me moque pas mais qui me font comprendre les caractères. » (Lettre à Emmanuel Berl de 1916. Correspondance, p. 238).

Singularité

Proust ne supporte pas parmi ses contemporains ceux qui utilisent les phrases à la mode destinée à montrer que l’on est « de son temps ». A ce sujet, il distingue la conversation, le lieu du psittacisme et de la superficialité, et l’écriture sujette, dans le meilleur des cas, à la hauteur. La conversation peut se révéler brillante, mais ne possède pas la profondeur d’une réflexion écrite, car, à travers le flot verbal, le locuteur ne prend pas le temps de s’arrêter, de peser ses mots, ses idées. En revanche, l’œuvre écrite prend sa force dans les interruptions de la pensée : la lucidité se relâche si vite. Comme on l’aura compris, pour lui, la communication la plus profonde, la plus vraie, la plus intense se trouve dans la littérature.

Une de ses obsessions est de rechercher le mot juste afin de rendre compte de l’émotion qui l’a étreint. N’est beau que ce qui est subjectif, ce qui sort de soi, affirme-t-il. Imiter les autres écrivains – et plus largement les humains – reviendrait à renoncer à son identité, en devenant un représentant de la collectivité qui cherche à émonder les individus. Se plier aux exigences, aux coutumes de la société, ou d’une coterie en particulier, c’est renoncer à sa singularité. Le programme de Proust est ambitieux, voire utopique : reconnaître à chaque humain une singularité qu’il soit écrivain ou domestique. Fort de ce principe humaniste, Proust, qui refuse de se conformer à la loi du grand nombre, se révèle un anarchiste. En tentant d’évincer la langue commune, faite de stéréotypes, de clichés, de lieux communs, les écrivains, se doivent de forger et d’utiliser leur propre langage. Idée qui renvoie à la réflexion de Gilles Deleuze (Critique et clinique, Minuit, 1993) affirmant que le « grand » écrivain écrit, à l’intérieur de sa propre langue, dans une langue étrangère. En tous les cas, le bon docteur Proust met la barre très haut pour nous indiquer la voie d’accès à l’humanité.

Trouver sa voix

A partir de ses conseils « thérapeutiques », on en vient à comprendre que la véritable pensée ne consiste pas à répéter ce que d’autres ont affirmé, mais de révéler la sienne à travers son propre cheminement en compagnie des écrivains, des poètes, des philosophes, des penseurs en tout genre, qui vous prêtent main forte pour accéder à votre pensée  – pas nécessairement originale – qui a surgi de votre esprit – jouissance inestimable. En refusant de lire de grands auteurs sous prétexte de se sentir phagocyter, on serait incapable de créer soi-même : « Il n’y a pas de meilleures manières d’arriver à prendre conscience de ce qu’on sent soi-même que d’essayer de recréer en soi ce qu’à senti un maître. Dans cet effort profond c’est notre pensée elle-même que nous mettons, avec la sienne, au jour. » (Marcel Proust, Pastiches et mélanges, Gallimard, 1919 ; cité par Alain de Botton, op. cit., p. 226). Bien sûr le risque est grand de se fondre dans le modèle admiré sans parvenir à trouver sa propre voix. Ce qui reviendrait à oublier la leçon de Proust de ne pas imiter afin de préserver son identité. Rester sur la ligne de crête, telle est la visée que peu réussissent à atteindre.

Alain de Botton n’est pas un universitaire spécialiste de Proust, « seulement » un amoureux brillant de l’œuvre qu’il met à la portée de tous. Est-ce pour ne pas effrayer ses lecteurs qu’il ne livre pas les références de ses citations ? « Omission » qui oblige le lecteur à se rendre directement à la source. Et l’absence de bibliographie n’est-elle pas un casus belli adressé aux exégètes ? Tous ces « manques » ressemblent furieusement à une attaque masquée : il n’est pas nécessaire d’être un spécialiste, de passer des années à étudier dans le détail une œuvre, d’utiliser un langage technique, pour revendiquer une connaissance profonde – seul compte le plaisir et les émotions, telle serait sa position. On peut ne pas partager ce point de vue (non formulé), mais au contraire penser que l’opposition de deux types de lecteurs n’a pas de raison d’être : la richesse de la lecture consiste à faire feux de tout bois.

Didier Saillier

(Décembre 2014)

– Alain de Botton, Comment Proust peut changer votre vie, Éditions Denoël, 1997 (repris en 2001 chez « 10/18 » coll. « domaine étranger », 253 pages).

– Marcel Proust, Correspondance, choix de lettres, présentation, notes, chronologie, bibliographie et index par Jérôme Picon, GF Flammarion, 2007, 382 pages.

Illustration : Marcel Proust par Wesley Merritt.

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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