La marge du temps, un blog culturel et littéraire
Les grands magasins, une révolution du XIXe siècle
Exposition,  Histoire

Les grands magasins, une révolution du XIXe siècle

Le musée des Arts décoratifs (107, rue de Rivoli, 75001 Paris) organise l’exposition « La naissance des grands magasins. Mode, design, jouets, publicité, 1852-1925 », du 10 avril au 13 octobre 2024. Plus de sept-cents objets (affiches publicitaires, photos, vêtements, jouets, meubles, articles de sport, revues de mode, catalogues…) nous montrent ce que fut la révolution commerciale et culturelle d’un nouveau type, qu’Émile Zola mit en scène dans son roman Au bonheur des dames (1883), modèle du Bon marché.

 

Dans mon enfance, vu de Poitiers, les grands magasins parisiens, étaient des lieux mythiques, où le luxe rivalisait avec la brillance, nous avions un succédané avec Aux Dames de France, un grand magasin implanté rue des Cordeliers de 1930 à 1984. Cette chaîne française s’était établie, depuis 1898, dans les villes de province.

À Paris, les grands magasins furent créés à partir de la moitié du xixe siècle. Les plus connus étaient Au bon marché (1852), Le Bazar de l’Hôtel de Ville (1856), Au Printemps (1865), La Samaritaine (1870), Les Galeries Lafayette (1894), enseignes qui continuent leur activité. Les Grands Magasins du Louvre (1855), quant à eux, fermèrent en 1974. D’autres laissent peu de souvenirs dans la mémoire collective comme les Grands Magasins Dufayel (1856), rue de Clignancourt, Aux phares de la Bastille (1875), À la place Clichy (1877), Au gagne-petit (1878), situé avenue de l’Opéra, Aux Buttes Chaumont (1881).

Le flâneur en fantasmagorie

Leurs prédécesseurs, les « magasins de nouveautés », qui s’ouvrirent dès la première moitié du xixe siècle, vendaient des tissus, mais aussi des produits de confection, chapeaux, gants, sous-vêtements, mercerie, etc. Souvent les futurs grands magasins commencèrent par être des magasins de nouveautés qui s’agrandirent par la suite. La différence était avant tout d’échelle et de produits vendus : les magasins de nouveautés possédaient un espace relativement limité et se cantonnaient à la mode vestimentaire féminine, tandis que les grands magasins s’élargirent à l’ensemble des articles commerciaux, ce qui fut un bouleversement considérable.

Le grand magasin – qui avait pour cadre un gigantesque et majestueux bâtiment de plusieurs étages s’inspirant de l’architecture des théâtres et des opéras – n’était pas seulement conçu pour effectuer des achats, mais aussi être un lieu de flânerie car l’entrée était libre d’achats, ce qui les rapprochait des passages couverts et des boulevards investis par les promeneurs, lieux que Walter Benjamin étudia dans son ouvrage Paris, capitale du xixe siècle : « La foule est le voile à travers lequel la ville familière se meut pour le flâneur en fantasmagorie. Cette fantasmagorie, où elle apparaît tantôt comme un paysage, tantôt comme une chambre, semble avoir inspiré par la suite le décor des grands magasins, qui mettent ainsi la flânerie même au service de leur chiffre d’affaires. Quoi qu’il en soit les grands magasins sont les derniers parages de la flânerie. »

Haussmann

Il fallut attendre le Second Empire (1852-1870) pour que la France entrât dans la modernité industrielle, financière, économique et urbanistique. Louis-Napoléon Bonaparte, ayant été exilé à Londres en 1831, pendant cinq mois, eut le temps d’observer l’urbanisme de la capitale anglaise, notamment les grandes et larges avenues. Devenu Napoléon III, il souhaitait transformer le vieux Paris médiéval en une capitale européenne moderne. Pour cela, il confia les travaux au baron Haussmann, préfet de police de la Seine, qui eut pour mission d’assainir la ville, de faciliter la circulation des personnes et des marchandises et d’assurer la sécurité.

De larges voies furent percées en ligne droite, du nord au sud et de l’ouest à l’est, et si des immeubles, souvent placés dans des quartiers ouvriers, étaient sur le tracé, ils étaient détruits dans le cadre d’expropriation pour cause d’utilité publique. Qu’importe les moyens, seule comptait la fin. Des photos de Charles Marville – chargé de documenter la capitale avant, pendant et après les travaux – nous montrent les avenues de l’Opéra, de Sébastopol, la rue de Rivoli naître sous nos yeux. C’est dans ces avenues aux larges trottoirs, qui permettaient le lèche-vitrine, que souvent s’installèrent les grands magasins.

Les élégantes

Pendant le Second Empire, la bourgeoisie – qui constitua dans un premier temps la clientèle des grands magasins – connut une expansion formidable qui accompagna le grand projet de Napoléon III. Des banquiers, des industriels allèrent dans le sens de l’histoire et gagnèrent à cette occasion des fortunes. L’essor du chemin de fer fut un élément déterminant pour le développement de l’industrie et du commerce, financé entre autres par les frères Pereire. Grâce au chemin de fer, dont les lignes convergeaient vers Paris, les grands magasins pouvaient recevoir les articles venus des usines et expédier, en retour, les commandes reçues par correspondance ; tandis que les clients de province et de l’étranger se rendaient à Paris faire leurs emplettes.

Ces grands magasins, remplis d’effervescence, étaient surtout fréquentés par les femmes de la bourgeoisie, leur mari étant disposé à leur acheter des toilettes pour toutes les occasions, les lieux, les saisons et les heures, ce qui apportait audit mari une preuve éclatante de sa réussite statutaire et financière. De nombreux comptoirs et rayons – couvrant l’ensemble de la mode allant de la lingerie à la robe de soirée et aux accessoires – étaient destinés aux « élégantes », qui symbolisaient Paris aux yeux du monde.

Démocratisation de la mode

Mais au fil du temps, l’idée de permettre aux clientes moins fortunées d’accéder, elles aussi, à la consommation fit son chemin. Générer des bénéfices plus importants passerait par la démocratisation de la mode. Les grands magasins inventèrent des méthodes de production, de distribution et de promotion publicitaire inconnues jusqu’alors : produire en grande quantité pour baisser les coûts de fabrication, multiplier le nombre de modèles, écouler rapidement les marchandises et, bien sûr, inciter les clients à les acheter.

Pour vendre promptement les stocks, la publicité, encore balbutiante, était mise à contribution à travers la distribution d’éventails à l’effigie des grands magasins et la mise en place d’affiches dans les lieux publics. Des revues de mode prescriptives présentaient dans leurs pages les nouveautés, portées par des mannequins, et informaient où l’on pouvait se les procurer. Parmi les modèles proposés, le paletot, un vêtement de dessus sans taille, était relativement accessible en étant vendu 65 francs, et une veste plus sophistiquée vendue sur catalogue était à 295 francs. Ainsi les grands magasins visaient à la fois la bourgeoisie et une clientèle plus modeste que l’on nommerait aujourd’hui classe moyenne.

Campagnes publicitaires

Pour stimuler les ventes, une technique nouvelle fut mise en place reposant sur la division commerciale du temps. Des événements étaient créés tout le long de l’année, parfois en dehors de toute logique saisonnière : janvier, le blanc ; février les gants, la dentelle et la parfumerie ; mars, les nouveautés printanières ; avril, les costumes et la confection ; mai, les toilettes d’été ; juin, les toilettes de campagne et les costumes de bain de mer ; juillet, les soldes ; août, le trousseau pour le collège et la sellerie ; septembre, les tapis et l’ameublement ; octobre, les nouveautés et les toilettes d’hiver ; novembre, les soldes et les occasions ; décembre, les jouets et les étrennes. Ainsi par la division du temps, l’intérêt des consommateurs était continuellement relancé.

En complément des mois balisés, pouvaient s’immiscer des expositions ponctuelles. Pour signaler des ventes spéciales, des campagnes publicitaires étaient organisées par l’entremise de la presse, de l’affichage, de l’envoi de catalogues et de distribution d’agendas publicitaires. Parmi les articles valorisés, les dessous féminins faisaient figure de produit d’appel en étant vendus à des prix attractifs. Les gants, accessibles à toutes les bourses, attiraient aussi le chaland. À cet effet, le comptoir de la ganterie était placé au rez-de-chaussée, à proximité des portes pour être aperçu de l’extérieur. Le gant de 1870 dit « Aristide Boucicaut » (le fondateur du Bon Marché) était vendu à un prix défiant toute concurrence, quasiment au prix de revient. Ainsi proposer un article à bas prix permettait d’orienter les consommateurs vers d’autres produits dégageant une marge supérieure, technique commerciale à l’époque novatrice.

Vente par correspondance

La femme était la première cible commerciale des grands magasins, la mère, la seconde. C’est pourquoi l’enfant était à l’honneur et le cheval de Troie de la consommation des mères et de la famille. Des collections de vêtements, de type enfants modèles, lui étaient réservées, tandis que les jouets, qui apparurent dans les années 1870 uniquement pour la fin d’année, devinrent rapidement des objets présents en permanence dans les comptoirs, car les occasions se multipliaient pour lui offrir des cadeaux : fête, anniversaire, récompenses scolaires et, bien sûr, Noël, « la fête des cadeaux et des enfants ».

Si les clients, souvent de la région parisienne, se rendaient dans les grands magasins, il convenait également d’attirer la province et l’étranger, mais aussi de faire en sorte que cette clientèle lointaine puisse commander à distance. Le catalogue devint ainsi l’outil principal pour décupler le chiffre d’affaires. La vente par correspondance fut bien une des innovations majeures des grands magasins. Les catalogues étaient d’abord annuels puis devinrent saisonniers. Les produits proposés étaient classés par comptoir. Le sport, pratiqué plutôt par la bourgeoisie et la noblesse, avait ses pages bien garnies, montrant ainsi à qui ces catalogues étaient destinés. Selon les saisons, étaient mis en valeur les tenues et le matériel lié à une activité de plein air : football, tennis, golf, sports d’hiver.

Ateliers d’art

En plus des chiffons, des objets nombreux et divers, les grands magasins vendaient aussi des meubles fabriqués par leurs « ateliers d’art ». C’est le Printemps qui lança cette ligne en 1921 avec l’« atelier de création Primavera ». Les autres concurrents s’engouffrèrent dans la brèche :  les Galeries La Fayette créèrent l’« atelier de La Maîtrise » ; Au bon marché,  l’« atelier Pomone » ; les Grands Magasins du Louvre, le « Studium Louvre ». Chacun faisait appel à son architecte d’intérieur comme Étienne Kohlmann, le directeur du « Studium Louvre ». Tous ces ateliers bénéficièrent d’un pavillon lors de l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes de 1925 à Paris, ce qui constitua l’acmé de leur succès et la consécration des grands magasins devenus des acteurs de la vente d’art.

L’exposition du musée des Arts décoratifs nous explique avec pédagogie comment et pourquoi les grands magasins apparurent sous le Second Empire et dévoile le fonctionnement de ces temples du commerce continuellement en mutation. À la rentrée prochaine, la Cité de l’architecture et du patrimoine prendra la relève en organisant elle-même une exposition sur le même objet (« Les grands magasins » du 16 octobre 2024 au 16 mars 2025), qui élargira le propos en soulignant le contexte international et poursuivra l’étude jusqu’à nos jours.

Didier Saillier

(Été 2024)

Illustration : Affiche de Henry Thiriet (1873-1946), « A la place Clichy », 1898.

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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