Le musée de la Poste (34, boulevard de Vaugirard, Paris XVe), avec la collaboration des Archives nationales, organise l’exposition « Nouvelles du paradis. La carte postale de vacances », du 6 septembre 2023 au 18 mars 2024. Qui mieux que le musée de la Poste, consacré à l’histoire postale et à la philatélie, pouvait évoquer la carte postale dans toutes ses dimensions : historique, sociologique, économique, intime ?
Jadis, partir en vacances sans envoyer de cartes postales à la famille et aux amis aurait été considéré comme un manque de savoir-vivre, voire un casus belli pour la susceptible tante Jeanne (« Ah, les jolies vacances ! »). Les cartes postales faisaient partie intégrante des vacances, c’était le passage obligé que l’on effectuait avec plaisir ou en traînant les pieds : « Écris à tata, sinon elle ne sera pas contente ! » On attendait la fin du séjour pour penser à cet aspect, mais pas trop tard non plus : il ne fallait pas être de retour avant la carte postale… Souvent, c’était les enfants qui devaient s’y coller, comme un devoir de vacances, une révision de français qui permettrait de reprendre l’école en douceur. Les parents relisaient la carte et pointaient les fautes ou donnaient des idées quand l’enfant, aux cheveux longs, était à court d’idées.
Union postale universelle
L’histoire de la « carte cartonnée » commence avant la carte illustrée traditionnelle qui, elle, s’est répandue et normalisée à travers le monde au cours des deux dernières décennies du xixe siècle. En 1863, fut organisée à Paris, sous l’impulsion des États-Unis, une conférence pour faciliter les échanges postaux entre continents et la fixation des tarifs. La commission internationale des postes – qui deviendra onze ans plus tard l’Union postale universelle (UPU) –, composée de quinze pays d’Europe et d’Amérique déclarait que les « imprimés de toutes natures en feuille, brochés ou reliés » pouvaient être expédiés par voie postale.
En 1865, nous nous rapprochons de la carte avec la « feuille poste » prétimbrée (déjà !). Ce sont les Allemands qui eurent l’idée du principe : le recto était réservé à l’adresse du destinataire et le verso au texte manuscrit de l’envoyeur. En 1872, une loi de finances, en France, officialisa la circulation de la carte postale administrative. En une semaine, sept millions de cartes furent vendues. Alors que, jusqu’alors, les États avaient le monopole de l’impression des cartes non illustrées, en 1875, la France renonça à son privilège et permit au privé d’en fabriquer. L’UPU, en 1878, adopta la carte et uniformisa le format (9 cm x 14 cm) et prévit l’emplacement du timbre en haut à droite.
Tour Eiffel
Bien que circulaient déjà, depuis 1873, les cartes postales illustrées de publicité pour des sociétés commerciales (« À la ménagère », « la Belle Jardinière »), le décret de 1883 autorisa l’impression d’illustrations sur le recto, nouveauté qui lança la carte postale. L’Exposition universelle à Paris, en 1889, fut un des moments phare pour le développement de la carte postale, mais aussi pour les « souvenirs ». Érigée pour l’événement, la tour Eiffel remporta tous les suffrages : carnets, papiers à lettres, enveloppes furent imprimés à son effigie. Des médailles d’ascension en métal imitant le bronze, l’argent, l’or, récompensaient les « alpinistes » qui avaient gravi les premier, deuxième ou troisième étages. Des photos immortalisaient des visiteurs autour du kiosque à souvenirs sur les plateformes ; des visiteuses à l’air sportifs posaient devant les montants métalliques de la tour Eiffel.
Avant le début du xxe siècle, les formats et formes étaient différents d’un pays à l’autre et d’un éditeur à l’autre. L’adresse était seule au recto et l’image, sans place fixe, côtoyait la correspondance au verso. Dès 1903, l’UPU fixa la présentation, telle qu’on la connaît. L’année suivante, le ministre français du Commerce, de l’Industrie, des Postes et des Télégraphes, ne se voulant pas en reste, rédigea un arrêté : l’image serait sur une face et le texte sur l’autre, na !
Tourisme
La carte postale fut un des éléments du tourisme du xxe siècle. Mais auparavant, un tourisme élitiste existait déjà, un voyage d’éducation aristocratique nommé, à partir du xviie siècle, le « Grand Tour ». Avec l’apparition de la photographie, des professionnels, principalement l’atelier Bonfils, photographiaient, à la fin du xixe siècle, des sites envoûtants, antiques, bibliques (forums, temples, pyramides…) présents sur le pourtour méditerranéen. Des touristes rapportaient des studios photo des images de leurs voyages en Italie, en Grèce, en Égypte, au Moyen-Orient. En 1888, le procédé du photochrome – entre la photo et la lithographie – inventé par un employé de l’imprimerie suisse Füssli rendait encore plus spectaculaires les paysages et les villes. Peintes à la main, les lithographies transformaient le réel : l’ailleurs ne pouvait qu’être de couleurs vives et chatoyantes. Bientôt, ces photographes, spécialisés dans les paysages et les monuments, élargiront leurs activités à la carte postale.
Même sans voyager, l’individu a une certaine idée des pays qu’il ne connaît pas. Walter Lippman (1889-1974), journaliste new-yorkais dans son ouvrage le plus célèbre Opinion publique (1922) – qui n’a jamais été traduit en français – est un des premiers à avoir pensé la notion de stéréotypie[1] : « Les images dans nos têtes médiatisent notre rapport au réel », il écrit encore : « Nous sélectionnons ce que notre culture a déjà défini pour nous, et nous avons tendance à percevoir ce que nous avons préalablement sélectionné sous la forme stéréotypée pour nous par notre culture ».
Stéréotype
Pour que notre regard soit stéréotypé, il faut des supports qui vont donner à notre imagination du grain à moudre. Les guides touristiques ont cette fonction de rendre exotiques les pays et les régions décrites. Tout est répertorié. Les lieux touristiques à voir, les excursions à faire, les spécialités culinaires locales à manger, le caractère des autochtones à connaître : l’Espagnol est fier, l’Écossais est pingre, le Français est râleur, le Chinois est fourbe, etc.
La carte postale participe elle aussi à la « mise en image d’un territoire ». Comme pour les guides touristiques, elle sélectionne les sites les plus impressionnants, les plus majestueux ou les plus couleur locale. À la montagne, les pics les plus élevés sont mis à l’honneur, dans les stations de ski sont présentées les images d’Épinal : les skieurs en anorak sont assis sur des remonte-pentes, dévalent les pistes ou boivent un chocolat chaud sur la terrasse ensoleillée d’un hôtel. La neige est blanche, le ciel est bleu : les photos sont retouchées pour donner aux couleurs la quintessence du lieu.
Sea, Sex and Sun
Pour la mer (les vacances par excellence), la carte postale doit exprimer la plage estivale : une grande affluence, des jeux de ballon, des corps en maillots de bain, de belles filles allongées sur le sable. Car l’imaginaire de la plage reste lié au quatre S : Sea, Sex, Sun, Sand, ce qu’avait compris la chanson française avec François Deguelt, Le ciel, le soleil et la mer (1965) et Serge Gainsbourg, plus explicite, Sea, Sex and Sun (1980). Nous constatons dans l’exposition du musée de la Poste que de nombreuses cartes françaises et espagnoles, vantent leurs côtes balnéaires (Côte d’Azur, Costa Brava…), présentent sur la face illustrée le même portrait d’une femme aux seins nus comme prototype des filles du bord de mer.
La couleur locale est à l’honneur avec les provinces. En plus des amateurs de plage et des baigneurs, on produit un autre personnage du bord de mer, le pêcheur avec son visage de vieux loup de mer, buriné à la capitaine Haddock, qui est mis en scène avec des filets, des lignes, devant un navire. Les figures des danseurs folkloriques portent leurs costumes, plus ou moins fantaisistes, dans des décors factices. Toutes ces personnes « typiques » ne sont jamais en situation, mais posent devant l’objectif à la manière d’un acteur jouant son rôle. Il en est de même des « peuplades » du bout du monde qui sont photographiées en pagne dans des pseudoscènes de la vie quotidienne qui s’inspirent de la photo ethnographique.
Cassoulet et choucroute
La cuisine régionale a aussi le vent en poupe sur les cartes postales qui mentionnent les recettes. Chacune des régions a au moins une spécialité : le cassoulet de Castelnaudary ou de Toulouse, la choucroute d’Alsace, la bouillabaisse de Marseille, la galette complète bretonne. Les autres plats régionaux, méconnus, ne seront pas mentionnés. Il convient de montrer ce que le public connaît déjà pour ne pas l’étonner.
La carte postale, disions-nous précédemment, devait mettre en valeur la beauté, le spectaculaire et les caractéristiques d’une localité, d’une région ou d’un pays, toutefois certains fabricants, prenant le contre-pied, présentent les lieux les moins touristiques possibles, voire les plus hideux, tels que l’échangeur de Bagnolet et ses tours Mercuriales, un parking de supermarché dans un non-lieu. Est-ce par dérision ou par philosophie : pourquoi ne pas montrer le réel tel qu’il est ?
Slow communication
Les cartes postales impliquaient des acteurs. Des estivants, bien sûr, qui les envoyaient, mais aussi des représentants de chaque fabricant qui tentaient de les placer auprès des commerces : buralistes, marchands de journaux ou d’articles de plage. Des postiers qui garaient des bureaux mobiles dans les campings afin d’emporter les cartes timbrées. Des trieurs de centre de tri, renforcés l’été par des auxiliaires, souvent des étudiants, s’activaient afin que les cartes parviennent à destination. Toutes ces phrases à l’imparfait indiquent que l’aventure de la carte, si elle n’est pas vraiment terminée, est loin d’avoir conservé le même succès que jusque dans les années 1980. Elle fut remplacée, les décennies suivantes, par les courriels, les SMS ou les messages déposés sur les réseaux sociaux, accompagnés toujours de photos prises à l’instant même. Pour lutter contre cette instantanéité et ce présentisme, certains vacanciers continuent le rituel de la carte en l’envoyant à d’autres partisans de la « slow communication ».
Les textes inscrits au verso de la carte manquaient, le plus souvent, d’originalité ; ils faisaient part de la joie d’être au « paradis » ou narraient un point d’histoire recopié du guide Michelin. L’important, c’était plus le geste que le contenu. Un geste qui disait, je ne vous oublie pas… même en vacances. Dans l’exposition, nous lisons sur un écran, et entendons parallèlement, les messages datant de plusieurs décennies et devenus des archives : « Je te fais des bisous, papi, je te fais des bisous, mamie ». Message simple et court, mais sincère !
Didier Saillier
(Janvier 2024)
[1] Michael Oustinoff, « Les avatars du stéréotype depuis Walter Lippmann », Hermès, n° 83, 2019/1, pp. 48-55. Publié sur le site internet Cairn.
Photo personnelle prise dans l’exposition « Nouvelles du paradis. La carte postale de vacances », du 6 septembre 2023 au 18 mars 2024. Musée de la Poste. Archives nationales.