Pour les 87 ans de l’acteur, en novembre 2022, Laurent Galinon a publié la biographie d’un félin arpentant les plateaux de cinéma Delon en clair-obscur chez Mareuil Éditions. En épigraphe, l’auteur propose une définition de l’adjectif delonien : « Caractère ou attitude qui relève d’un rapport exacerbé et solennel au sens funèbre de la Beauté. » Classe !
Alain Delon (né le 8 novembre 1935) a été l’une des rares stars masculines en France, dans la seconde partie du xxe siècle, avec Jean Gabin, Lino Ventura et Jean-Paul Belmondo. Qu’est-ce qu’une star ? Comme son nom l’indique en anglais, c’est une étoile qui brille dans le ciel (cinématographique). La star possède une célébrité qui dépasse parfois le cadre de son activité. La vie privée, les faits divers autour de sa personne sont des éléments à prendre en considération dans le scintillement de l’étoile. Enfin, la pellicule imprime une chose impalpable émanant de l’acteur que l’on appelle le charisme, le magnétisme, l’aimantation, le charme, au sens magique du terme.
Un essai stylé
Parmi la quarantaine d’ouvrages consacrés à Delon et ses alentours, celui de Laurent Galinon, un journaliste et réalisateur de documentaires, semble se détacher ; il n’emprunte pas les chemins balisés de la biographie traditionnelle, chronologique, exhaustive, exposant chaque fait et geste de l’acteur, il s’agit plutôt d’instantanés, au sens photographique du terme, éclairant des moments clés de sa carrière, des thèmes qui symbolisent sa personnalité.
L’écriture se place résolument sur le mode de la rêverie, en témoigne l’incipit du premier chapitre qui suggère que Laurent Galinon était dans la voiture cette nuit du 2 août 1973 quand Delon, quittant précipitamment la Côte d’Azur, prit la route pour rejoindre à Paris Jean-Pierre Melville frappé par une crise cardiaque : « Une voiture blanche dans la nuit noire. Elle fend la fureur d’un orage d’été. Les gouttes courent sur le carénage avant de s’écraser en rigole sur la vitre, dessinant des larmes horizontales sur le visage du conducteur. Dans le miroir du rétroviseur intérieur, imperceptible dans les ténèbres de la nuit, le plus beau regard du cinéma français voilé par l’obscurité et l’inquiétude. » Une écriture, ciselée, stylée, pleine d’élégance…
La fuite familiale
Le Delon de Laurent Galinon est vénéneux, il possède la beauté du diable, une démarche de félin souple et combatif, agissant davantage par intuition – l’intelligence suprême – que par la raison. C’est qu’il lui a fallu des qualités instinctives et une volonté de bête traquée pour sortir de son milieu modeste, c’est pourquoi il ne l’était pas – modeste. Sa mère – qui l’avait confié, dès son plus jeune âge, à des parents nourriciers – avait pour projet idéal que son fils obtienne un CAP, lui qui n’était encore qu’un apprenti dans la charcuterie familiale.
Que pouvait-il donc faire pour échapper à son destin ? L’armée fut le sésame, comme pour beaucoup d’aventuriers de basse extraction, possédant de l’énergie à revendre et la volonté de s’élever au-dessus de leur condition sociale, mais dépourvus de perspectives enviables. Alors, le jeune Alain, à 18 ans, s’engagea en 1954 dans la marine pour l’Indochine, juste après la défaite de Diên Biên Phu : « Il n’y avait plus que des combats de rue… Mais je serais tombé en pleine guerre, j’aurais aimé ça aussi. »
A la recherche d’un destin
Rentré le 1er mai 1956 à Paris, il traînait, désœuvré, dans le quartier de Pigalle, côtoyant un moment la pègre locale qui exerçait sur lui une fascination. Heureusement pour les futurs spectateurs, Delon mit son goût pour le gangstérisme dans ses rôles au cinéma. C’est par les femmes qu’il parvint à atteindre le cinéma. Comme disait Edwige Feuillère, sa « marraine », pour réussir dans le métier « il faut coucher peu mais bien ». Pour ceux qui n’ont pas de capitaux économique, social et symbolique, seul le passeport corporel permet de remplir son carnet d’adresses. C’est à Saint-Germain-des-Prés qu’il rencontra une jeune actrice, Brigitte Auber, célèbre pour avoir joué dans La Main au collet (To Catch to Thief, 1955) d’Alfred Hitchcock aux côtés de Cary Grant et de Grace Kelly. Coup de foudre réciproque. Un félin n’a pas besoin de parler seulement de s’exposer en attendant que le charme agisse.
De fil en aiguille, il devint l’amant de l’actrice Michèle Cordoue, qui le présenta à son mari le réalisateur Yves Allégret. Celui-ci, impressionné par l’allure de ce type tombé du ciel, ou de l’enfer, lui offrit un petit rôle de gouape dans Quand la femme s’en mêle (1957). Yves Allégret, son premier mentor, lui donna une leçon que Delon retiendra : « Écoute-moi bien : ne joue pas, regarde comme tu regardes, parle comme tu parles, écoute comme tu écoutes, fais tout comme tu le fais, sois toi, ne joue pas, vis ! »
Un acteur sans formation
Beaucoup pensent que si Delon a fait une carrière internationale, le menant jusqu’à Hollywood, c’est qu’il avait un physique avantageux. Cet aspect l’a aidé au début, mais ne fut pas déterminant sur la longue durée. Combien de « beaux gosses » photogéniques sont passés sur les plateaux de cinéma et se sont évaporés après quelques films ? car l’industrie cinématographique implique un renouvellement constant pour assouvir les fantasmes du public. Un petit tour et puis s’en vont. La beauté ne suffit pas, il faut en plus un « quelque chose » indéfinissable, un je-ne-sais-quoi, un presque-rien. Delon savait bouger, se déplacer comme un félin qui cherche sa proie, ses gestes étaient porteurs de sens et ancrés dans la réalité, une « pesanteur delonienne empruntée à des siècles de tragédies grecques ».
Pourtant, il n’avait jamais appris le métier dans les cours théâtraux, c’est la vie qui lui avait montré comment marcher, bouger, regarder, parler. D’autres vedettes, elles aussi, venaient d’autres horizons : Jean Gabin avait commencé dans le music-hall et l’opérette en devenant le « boy » de Mistinguett dans les revues ; Lino Ventura était un ancien catcheur qui savait ce que signifiait un corps en mouvement pour le plaisir du public. C’est par expérience que Delon faisait la distinction entre le comédien, qui sort du cours Florent, et l’acteur qui vient de la vie. Le comédien incarne un personnage et l’acteur joue lui-même, autant dire que la différence entre le personnage et l’acteur qui l’incarne se réduit à une épaisseur de feuille de papier à cigarette.
Le goût du risque
Delon, en jeune acteur aux dents longues, a réussi parce qu’il prit des risques dans sa carrière, et Gabin en fit les frais dans Mélodie en sous-sol (1963). Alors que les producteurs de la Metro-Goldwyn-Mayer préféraient voir aux côtés du « Dab » Jean-Louis Trintignant, qui avait pour lettre de noblesse le film de Dino Risi, Le Fanfaron (1962), Delon s’imposa en proposant aux producteurs américains de tourner gratuitement, à la condition de bénéficier des recettes d’exploitation sur le territoire japonais. Alors, il fit traduire les sous-titres en japonais et rechercha lui-même un distributeur à Tokyo. Déjà Plein Soleil (1960), avait fait de Delon un dieu au pays du soleil levant, Mélodie en sous-sol ne fit que confirmer cette prouesse par un énorme succès. C’était du quitte ou double, et le « môme », ayant le goût du jeu, fit sauter la banque en gagnant dix fois le cachet de Gabin. Le « vieux » fut estomaqué par tant d’audace et de réussite.
Trois ans auparavant, ayant pourtant encore peu d’expérience, il avait contesté aux producteurs, les redoutables frères Hakim, leur décision de le voir interpréter, dans le film de René Clément Plein Soleil, le jeune milliardaire insouciant, Philippe Greenleaf – rôle finalement interprété par Maurice Ronet –, parce que le personnage de Tom Ripley, un aventurier sans scrupule, convenait mieux à sa personnalité de conquérant. Évidemment ! pense le spectateur. Finalement, avec l’aide de Bella, la femme de René Clément (« Il a raison le petit, il serait parfait dans le rôle principal »), Delon eut gain de cause, et sa carrière s’envola grâce à la certitude qu’un nouveau destin s’ouvrait devant lui.
Parti de rien, arrivé en haut
Laurent Galinon, en trente-sept courts chapitres, brosse un Delon en personnage de roman balzacien, un Rastignac parti de rien et de nulle part pour devenir le plus célèbre acteur français (avec Jean-Paul Belmondo) pendant les années soixante et soixante-dix. En raison de sa subtile intuition, il se composa une filmographie exceptionnelle, à la fois cinéphilique : L’Éclipse, (1962) de Michelangelo Antonioni, Rocco et ses frères (1960) et Le Guépard (1963) de Luchino Visconti, Le Samouraï (1967) et Le Cercle rouge (1970) de Jean-Pierre Melville, Monsieur Klein (1976) de Joseph Losey, et grand public à travers sa spécialité du polar, genre dans lequel il excellait : Les Aventuriers (1967) de Robert Enrico, Le Clan des Siciliens (1969) d’Henri Verneuil, La Piscine (1968), Borsalino (1970), Trois Hommes à abattre (1980), films de Jacques Deray.
Bien qu’aimé en Italie et divinisé au Japon, progressivement, au début des années quatre-vingt-dix, l’étoile perdit de son éclat auprès des jeunes générations et on le moquait par sa manière prétentieuse de parler de lui à la troisième personne et pour ses airs arrogants. L’époque avait changé, on ne tolérait plus les grands fauves nietzschéens. De plus, il avait perdu son flair pour choisir ses films, tous médiocres, seul surnage Nouvelle Vague (1990) de Jean-Luc Godard.
Le repli
Alors vint la période du repli dans sa maison de Douchy, dans le Loiret, avec ses chiens, ses meilleurs amis, et sa solitude en guise de compagne. Depuis les années quatre-vingt, le cinéma avait progressivement changé, les spectateurs préféraient voir des films à la télévision, puis, au fil des années, en cassette VHS et en disque DVD (et depuis une dizaine d’années sur les plateformes de streaming).
À l’orée des années 2000, Delon exécrait le « virtuel » et se montrait atrabilaire et nostalgique d’un temps où il était au sommet de son art, entouré de ses maîtres, partenaires et amours, tous disparus dans le tourbillon de la vie. Depuis, loin des tournages, il vit davantage dans le passé que dans le présent, et l’avenir, n’en parlons pas… Heureusement que pour les spectateurs, il restera pour l’éternité le samouraï – sanglé dans son trench-coat et portant feutre lisse – au regard froid dans lequel passe subitement une ombre de tristesse.
Didier Saillier
(Juillet-août 2023)
Laurent Galinon, Delon en clair-obscur, Mareuil Éditions, 2022, 224 p., 20 €.
Photogramme du film de Jean-Pierre Melville, Le Samouraï (1967).