La marge du temps, un blog culturel et littéraire
Intérieur au vase étrusque de Henri Matisse
Arts plastiques,  Exposition

Henri Matisse dans le faisceau des «Cahiers d’art»

Le musée de l’Orangerie, à Paris, dans le jardin des Tuileries, organise l’exposition « Matisse. “Cahiers d’art”, le tournant des années 1930 », du 1er mars au 29 mai 2023. Une période pendant laquelle Henri Matisse transforma sa peinture sous le regard d’une des revues d’art les plus influentes de l’entre-deux-guerres.

 

L’idée de cette exposition est de montrer comment une revue d’art a suivi un peintre pendant de longues années, à la manière d’un projecteur qui suit un acteur se déplaçant sur une scène. C’est ce que nous propose l’Orangerie, toujours en recherche de singularité.

Christian Zervos

Les Cahiers d’art, qui eurent une grande longévité (1926-1960), furent particulièrement actifs jusqu’en 1939 en paraissant dix fois par an. Comme ils avaient pour ambition de couvrir l’art occidental, présent et passé, ainsi que les arts premiers africains et océaniens, leur atout était la riche iconographie pleine page en noir et blanc, puis en couleur à partir des années trente.

Cette revue fut créée par Christian Zervos (1889-1970), un Grec venu à Paris en 1907. De formation philosophique, il soutint une thèse à la Sorbonne. Passionné d’histoire de l’art, il fut engagé en 1923 par l’éditeur Albert Morancé pour diriger le trimestriel L’Art aujourd’hui et le semestriel Les Arts de la maison. Ayant acquis l’expérience de la gestion des revues, il lança la sienne et les premiers numéros furent édités par les Éditions Albert Morancé, sises au 30 et 32, rue de Fleurus dans le 6arrondissement. Puis, à la fin de l’année 1926, Zervos créa sa propre maison, les Éditions Cahiers d’art, au 157, boulevard Saint-Germain, avant de s’installer définitivement en 1928 au 14, rue du Dragon, adresse où se situait également sa galerie.

Tous les arts

Cette revue s’intéressait davantage aux artistes consacrés (du xixe et du xxe siècle) plutôt qu’aux figures montantes. Dans le n° 9 de 1926, au sommaire sont présents Henri Rousseau, Marc Chagall, Vsevolod Meyerhold, le metteur en scène de théâtre russe, Walter Gropius, le fondateur de l’école du Bauhaus à Weimar. Ceux qui occupaient le plus volontiers les pages étaient Pablo Picasso et Henri Matisse et bénéficiaient de numéros spéciaux. Comme dans d’autres revues de l’époque, les « grandes enquêtes » étaient à l’ordre du jour, car les Cahiers d’art aimaient faire des bilans. Ces enquêtes portaient sur l’architecture d’intérieur en 1926, les marchands d’art en 1927, l’art abstrait en 1931, les valeurs spirituelles en 1932, l’art d’aujourd’hui en 1935.

Luxueuse, la revue se voulait résolument généraliste afin d’attirer un public large et varié, des amateurs éclairés recherchant des informations fiables et des études dans les domaines de l’art. Le n°1 des Cahiers de l’art indique les domaines traités : « peinture, sculpture, gravures et estampes, les réalisations architectoniques les plus récentes, l’architecture et l’aménagement intérieurs, les arts appliqués et industriels, chroniques et expositions, à travers ateliers et galeries, les ventes, notices ». Selon les numéros seront ajoutés : art ancien, musique, disques, mise en scène, cinéma, ethnographie. En 1930, un numéro spécial fut consacré à l’ethnographie africaine, qui devenait à la mode. À cette époque, d’autres revues, comme Documents ou Variétés, avaient aussi l’ambition de couvrir de nombreuses disciplines artistiques, même les plus populaires.

Christian Zervos savait s’entourer de collaborateurs spécialisés dans leur domaine : Georges-Henri Rivière pour l’art ancien, André Schaeffner pour la musique – par ailleurs, tous deux ethnologues –, Émile Tériade pour l’art contemporain. D’autres critiques d’art et écrivains venaient renforcer, à l’occasion, la rédaction comme Élie Faure, Jean Cassou, Le Corbusier, Roger Vitrac, Robert Desnos, Georges Duthuit, un grand connaisseur de Matisse…

Crise personnelle

Le « tournant des années trente » de Henri Matisse (1869-1954) est donc à l’honneur au musée de l’Orangerie. À cette époque, le peintre était en crise, alors qu’il était pourtant au sommet de la reconnaissance artistique. En 1926, le grand collectionneur et marchand de tableaux Pierre Guillaume exposait dans sa galerie les œuvres de Matisse inspirées du cubisme : La Leçon de piano (1916), Les Baigneuses à la rivière (1909-1917). En 1929, Georges Duthuit, dans les pages des Cahiers d’art, publiait un article sur le fauvisme (1905-1910), dont Matisse était le chef de file.

Cette reconnaissance se repérait aussi à travers les expositions. En 1927, New York lui consacrait une rétrospective, tandis qu’en 1930 c’était au tour de Berlin et de Bâle l’année suivante. Bref, c’était le succès ! Et c’est bien là que résidait le problème, car les diverses manifestations évoquaient les œuvres antérieures du peintre, alors que Matisse était déjà loin de ses recherches des années dix. Son actualité était finalement vieille de quinze ans. Peintre en changement perpétuel, il ne pouvait tolérer une situation figée. Dès qu’il avait le sentiment d’avoir atteint la plénitude dans sa manière de peindre, il devait changer de direction et de style. Son ambition était d’être dans l’ici et maintenant.

Odalisques

Depuis quelques années, à Nice, Matisse peignait sa série des Odalisques (1921-1928) – des femmes des harems – inspirée de ses voyages dans le Maghreb. Les tableaux Odalisque au coffret rouge (1927) et Odalisque à la culotte grise (1926-1927) sont montrés dans l’exposition de l’Orangerie en regard des reproductions présentes dans les pages des Cahiers d’art, ce qui indique que la revue le suivait à la trace. Le modèle principal de Matisse, à l’époque, était Henriette Darricarrère avec qui il travaillait sur ses odalisques, mais aussi sur d’autres sujets. C’est avec la Femme à la voilette (1927) qu’il mit un terme à sa collaboration avec Henriette. Matisse étouffait, et ressentait la nécessité du changement d’air. Il écrivait à sa fille : « Je travaille beaucoup, mais loin de la peinture. Je me suis installé plusieurs fois pour en faire, mais devant la toile je n’ai aucune idée – tandis qu’en dessein et en sculpture, ça marche à souhait. » En 1929, en quelques mois, il livra trois-cents lithographies, dont certaines étaient reproduites au regard de l’article de Tériade (« L’actualité de Matisse ») dans le numéro spécial des Cahiers d’art du n° 5-6 de 1931 : « L’œuvre de Henri Matisse étudiée par ».

Tahiti

Ce tournant des années trente, où il ne parvenait plus à peindre, l’incita au voyage. En 1930, au Havre il embarqua pour New York. La traversée des États-Unis d’est en ouest se déroula en train. À San Francisco, il prit la direction de Tahiti. Sur place, il dessinait à l’encre de chine (Paysage de Tahiti et Tahitiennes), photographiait et décrivait ses impressions dans un carnet. Au cours de son séjour de trois mois à Tahiti, il assista fortuitement au tournage de Tabou (1931), le chef-d’œuvre de Murnau et de Robert Flaherty. Le visiteur visionne un extrait de ce film, la formidable scène où un bateau au large attise la curiosité des Tahitiens, habillés de pagnes, qui se précipitent en pirogues pour aller à sa rencontre. La végétation luxuriante, les lagons bleus, les plages, la réfraction de la lumière sur les eaux des mers du Sud auront un effet sur son travail ultérieur. Ces œuvres, aux détails simplifiés et aux aplats de couleurs vives, directement inspirés de son voyage, sont de grands cartons destinés aux manufactures de tapisserie (Fenêtre à Tahiti ou Tahiti I, 1935, une huile sur toile ; Fenêtre à Tahiti ou Tahiti II, 1935-1936, une gouache sur toile).

Le goût de Matisse pour les civilisations non occidentales était partagé par les artistes de l’art moderne, il se retrouve sous la forme d’objets océaniens qu’il avait acquis et introduisait dans ses toiles bien longtemps avant son voyage à Tahiti. Ainsi nous admirons un collier de coquillages tahitien, une sculpture de cérémonie funéraire malagan de Nouvelle-Irlande, en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Composée de bois de feuillu sculpté et peint, de fibres végétales et de coquillages, cette sculpture fut achetée par Matisse à Paul Éluard.

La Danse

Lors de son retour en France, Matisse repassa par New York et rencontra le collectionneur Albert C. Barnes qui lui commanda une grande décoration murale de cinquante-deux mètres carrés (La Danse) pour la salle principale de sa fondation de Merion, près de Philadelphie. À Nice, Matisse loua un immense garage pour préparer sa commande. Alors qu’il avait presque terminé, il abandonna sa fresque en 1932 à la suite de mesures erronées. Cette Danse inachevée sera reprise par le peintre un an plus tard sous l’appellation Danse de Paris. Sans perdre son courage, remettant sur le métier, Matisse accomplit une nouvelle décoration La Danse et utilisa à cet effet une méthode inédite pour lui : une composition au moyen de formes découpées dans des papiers préalablement gouachés. Cette technique du « papier gouaché découpé » lui permettra de placer et de déplacer les formes jusqu’à obtenir satisfaction. En 1933, sa seconde Danse terminée, il se rendit à la fondation Barnes pour la livrer et l’installer. Toujours aux aguets, Les Cahiers d’art (1939, n° 5-10), par la plume de Christian Zervos lui-même, firent paraître l’article « Deux Décorations de Henri-Matisse – Réflexions sur l’Art mural » et reproduisirent les états successifs des deux décorations.

Un modèle russe

Matisse, pendant le travail de la fresque, engagea en 1932, comme aide à l’atelier, Lydia Delectorskaya, une jeune Russe émigrée qui deviendra rapidement son modèle privilégié, à la suite de son retour à la peinture de chevalet, et lui redonna une seconde jeunesse. Grand nu couché (Nu rose), une huile sur toile de 1935, l’occupa pendant plusieurs mois. Vingt-deux étapes (dont les photos placées dans une vitrine témoignent) furent nécessaires au peintre pour parvenir à la version définitive. Les pieds, les mains débordent du cadre comme pour souligner que la peinture ne peut contenir la totalité du monde. Entre 1936 et 1940, toujours avec Lydia pour modèle, Matisse entama une série de toiles de nus et de figures portant des parures et des blouses roumaines à la mode sur la Côte d’Azur (Blouse roumaine, 1940). D’autres de ces figures sont placées dans des jardins d’hiver ayant pour décor des philodendrons géants, des volières d’oiseau exotiques. Par exemple, Corselet sur fond de « Tahiti » (La Biche), 1936, ou encore Robe rayée, fruits et anémones, 1940.

L’exposition de l’Orangerie se révèle à première vue destinée aux spécialistes de l’art, notamment à travers les références autour des Cahiers d’art, puis, au fur et à mesure de la visite, les tableaux de Matisse s’imposent comme une évidence. La crise personnelle du tournant des années trente lui fut bénéfique en l’incitant à accomplir le voyage de sa vie qui eut des répercussions sur sa peinture. Lavé de ses habitudes par la vue de paysages tahitiens, il sortira de son ornière pour repartir dans une nouvelle direction.

Vive la crise !

Didier Saillier

(Mai 2023)

Illustration : Henri Matisse, Intérieur au vase étrusque (1940) © Succession H. Matisse / Artists Rights Society (ARS), New York.

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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