Nous étions dimanche et, comme tous les dimanches, nous finissions le repas familial sur un digestif à base de café. J’étais un peu éméché ; le déjeuner avait été copieux ; le canard aux navets avait été fortement arrosé d’un Médoc et nous avions même ouvert une autre bouteille que, il est vrai, nous n’avions qu’à peine entamée. Finalement nous étions plutôt raisonnables.
Papa nous avait conté, une fois de plus, une histoire du temps où il était prisonnier en Autriche pendant la guerre. Maman et ma sœur discutaient sur les mérites de la tarte aux pommes. La cuisson avait peut-être été un poil trop long et la cannelle ne venait-elle pas altérer le goût du fruit ? On ne le saurait pas encore aujourd’hui, les avis étant divergents.
L’automne commençait juste officiellement sur le calendrier et pourtant il était installé depuis quelques semaines. Dans deux heures, on prendrait la voiture pour aller dans la forêt de Moulière. En attendant il fallait occuper le temps. Je montai dans ma chambre et ouvris une série de livres de mon enfance qui m’enchantaient à l’époque. Maintenant je trouvais les histoires un peu simplistes et l’écriture assez plate. J’avais autant changé que cela ? Il est vrai que j’avais maintenant vingt ans. Depuis combien de temps ne les avais-je pas ouverts ? Cinq ans ? Cinq ans c’est une éternité pour cet âge.
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Cinq ans plus tard, une nouvelle éternité, un peu moins longue. J’étais monté à Paris pour le travail et un de mes collègues m’avait proposé de me joindre à un groupe de ses amis. Il habitait un deux-pièces que je trouvais très grand par rapport à mon studio. Quelques personnes discutaient sur le canapé, tandis qu’un petit groupe devisait debout. L’hôte m’avait abandonné pour aller chercher quelques victuailles. Je me retrouvais esseulé dans cette assemblée inconnue. Tout le monde semblait se connaître, les invités m’ignoraient. Près de la fenêtre ouverte une jeune fille fumait une cigarette. Je m’approchai et lui demandai qui elle était. « Je suis la copine de Fabio, et toi ? » Fabio était le collègue en question. « Euh ! moi aussi, enfin je veux dire que c’est un copain de travail ». Elle me regardait avec amusement. Je sortis une cigarette et l’accompagnai dans ses ronds de fumée. J’essayais de trouver un sujet de conversation, mais en vain. Elle me regardait avec des yeux rieurs qui m’intimidaient. « Alors comme ça, vous fumez ? » lançais-je. « Quelle marque ? ». Elle me fit lire le nom qui était inscrit sur le paquet. « Oui, elles sont pas mal ». Je me concentrai, il fallait que je dise quelque chose d’un peu consistant. « Ils ne sont pas spécialement bavards les invités, enfin… avec moi. Vous les connaissez ? » « Oui, pour la plupart, ce sont les copains de karaté de Fabio ». Ainsi Fabio faisait du karaté. Il ne m’avait rien dit. « Et vous, vous faites quoi, de la danse classique ? » Pourquoi pas du crochet ! Et voilà, j’avais encore gaffé. Maintenant, elle ne faisait plus attention à moi. Son regard était plongé dans le lointain au-dessus des cheminées. Il fallait que je rattrape le coup. « Vous savez, moi, je ne fais rien de spécial. J’attends tout simplement. Simplement, c’est vite dit d’ailleurs. » Elle se retourna et m’observa d’un drôle d’air. « Ça fait longtemps que vous m’attendez ? » « Oui, une éternité… »
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Quelques années plus tard, lors d’une autre soirée, je fis l’expérience du manque des contraires.
Nous étions en été, les fenêtres étaient grandes ouvertes sur une terrasse. Maintenant, j’avais des amis qui avaient une terrasse. Je progressais socialement… Depuis quelque temps, j’avais envie de boire un verre d’eau, voire plusieurs tant j’avais soif. La table ne présentait que des bouteilles d’alcool, gin, whisky, porto, Martini Bianco, Rosso et quelques pichets de sangria et de punch. Je me dirigeai vers la cuisine pour demander s’il était possible d’obtenir un verre d’eau, j’ouvris le frigo mais non, seul du lait était rangé verticalement. Je décidai de me rabattre sur l’eau du robinet, on dit qu’elle n’est pas mauvaise pour la santé, même si le chlore altère son goût. J’ouvris et, stupéfaction, l’eau refusa de couler. « Tu ne sais donc pas qu’il y a une fuite dans l’immeuble, le plombier a fermé le robinet d’arrivée générale pour réparer », me dit le maître de maison. Ne pouvant tenir plus longtemps, je descends dans un petit magasin de proximité en bas de l’immeuble qui ne ferme pas l’été avant deux heures du matin, et achète une bouteille d’eau de source. Je bois la moitié du contenu sur le trottoir, tandis que l’autre moitié, je la finis en remontant les escaliers. Arrivé en haut, une envie pressante se déclare. On ne boit pas impunément un litre et demi de liquide. Je carillonne. La porte de l’entrée s’ouvre, bousculant le portier je lui explique l’essentiel de la situation : il faut que je passe dare-dare aux toilettes. Celles-ci étaient occupées. Je trépigne de longues minutes, puis quand une jeune fille daigne en sortir, je m’y engouffre et ferme le verrou. Ouf ! Soulagement. Je sors. Comme la vie est belle quand aucun besoin ne se fait ressentir, me dis-je philosophiquement. Quand le besoin s’éloigne, le désir se pointe à l’horizon.
A présent, je boirais bien un petit punch. Les invités étaient affalés sur le canapé et les fauteuils et certains, même, étaient allongés sur des tapis pseudo-persans. Sur la table de la terrasse, les bouteilles avaient été littéralement vidées. Plus une goutte. Même les pichets de sangria et de punch avaient été sifflés. Je repérai rapidement un verre solitaire qui été oublié sur le rebord de la table. J’approchai à pas de loup, pendant que quelques personnes sous la table et autour, émettaient des ronflements. J’enjambai les corps sans vie qui râlaient de béatitude alcoolisée et parvins à atteindre la région où se tenait le verre mi-plein de punch. J’allais le saisir quand un corps qui semblait dormir d’un lourd sommeil se releva brusquement et souleva la table en la percutant. Le choc violent fit que le dormeur éveillé se rendormit aussitôt. Hélas, hélas, trois fois hélas, le contenu du verre se répandit sur la table et dégoulina sur le sol. Décidément, ce soir-là je n’avais pas eu de chance avec la boisson.
Faute de combattants, je ne pus saluer et remercier mes hôtes. Je repartis en veillant à ne pas claquer la porte.
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Cette expérience de passer du vide au plein et vice-versa, m’était déjà arrivée dans mon enfance.
À la fin du cours de français, l’instituteur nous avait donné une récitation à apprendre par cœur pour le lendemain. Il s’agissait d’un quelconque texte aujourd’hui oublié.
Arrivé chez moi, je me mis immédiatement à l’œuvre, je savais que j’allais éprouver de grandes difficultés à graver ce texte dans ma pauvre mémoire perclus percée de trous noirs dans lesquels s’engouffraient les informations imprudentes.
Habituellement, j’apprenais mollement mes récitations faute d’intérêt pour ces mots qui n’évoquaient rien en moi et décourageaient mes velléités de travail. Cette fois, c’était décidé, je la saurai parfaitement.
Je commençais d’apprendre la première strophe. Les difficultés commencèrent. Les mots se percutaient, se chevauchaient, s’enroulaient, se précédaient, bref les vers pénétraient, mais en ressortaient dans le désordre. Le sens ne prenait pas, comme une mayonnaise à qui il eut manqué un ingrédient capital ou du moins un poignet suffisamment ferme pour la faire monter. Ne pouvant m’attarder indéfiniment sur cette première strophe, bien que sue imparfaitement, j’attaquais promptement la suivante. Les mots encore se suivaient en file indienne mais ne respectaient pas l’ordre initial. Bref, régnait la confusion la plus totale.
Les autres strophes furent abordées avec un égal sérieux. Il ne restait plus qu’à savoir l’ensemble de la récitation d’un seul trait. À présent, les inversions se produisaient non seulement à l’intérieur des strophes, mais aussi entre elles : la récitation devenait incohérente.
Il était nécessaire d’entrer dans une nouvelle phase de travail. Je repris une par une toutes les étapes précédentes. Au bout de plusieurs heures, j’avais finalement réussi par à remettre l’ensemble de la récitation dans l’ordre préconisé par l’auteur. Je me couchai avec le sentiment du devoir accompli. La nuit fut agitée, les vers passaient et repassaient dans mon sommeil.
Le lendemain matin, je me réveillais plein d’ardeur et rejoignis mon école avec optimisme, contrairement à l’habitude. Ils allaient voir de quoi j’étais capable. Enfin, j’allais passer sur l’estrade, mon heure de gloire allait sonner !
Mon nom fut prononcé par l’instituteur, je me levai avec l’assurance du bon élève à qui rien ne peut arriver. Le travail paie finalement me disais-je. Il fallait commencer. Je donnai le titre du texte et commençai à prononcer les premiers vers, ou plus exactement à vouloir les prononcer. Où étaient-ils ? Je mobilisais toute ma force intérieure pour retrouver ces mots en vadrouille. L’instituteur, magnanime, me fit l’aumône de ces quelques mots qui me manquaient comme s’il consentait à allumer le moteur qui allait prendre ensuite son cours normal. La première ligne offerte devait me permettre d’embrayer et faire défiler les images du film. Malgré cette aide, je ne parvins pas à faire remonter ces mots qui se dérobaient encore et toujours. L’instituteur excédé finit par me renvoyer à ma place en m’indiquant qu’il me mettait un zéro car je ne connaissais pas un traître mot de cette récitation. Je répliquai : « C’est pas juste, je la savais au rasoir ! » J’entendis derrière moi la voix d’un élève qui me chuchota : « C’est toi qui nous rases ! ». L’instituteur finit par inviter les deux belligérants à quitter l’enceinte de la classe et aller voir dans le couloir si la température était différente.
Didier Saillier
(Publié dans Culture et Liberté Île-de-France, mars 2018 – écrit en 2008)
Photo : Forêt de Moulière (Vienne). Site internet Grand Poitiers – Communauté urbaine.
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JEAN YVES Saez
Bien chouette aussi ce texte 👍👍😉😉