La marge du temps, un blog culturel et littéraire
Ecrits personnels

Quand Paris était occupé

Dès les premiers jours du confinement se dégagea une atmosphère particulière qui fit penser furieusement à la période de l’Occupation (1940-1944). L’élément le plus évocateur était les files d’attente devant les magasins d’alimentation, les pharmacies ou encore les bureaux de poste, non en raison d’une pénurie (encore que certains produits eussent disparu des rayons), mais pour respecter le mètre de distance sanitaire. Mais ce n’était pas tout, d’autres faits survenus entraient en résonance avec la période historique.

L’exode

Débuté quatre jours avant l’annonce officielle du confinement généralisé le 17 mars, l’exode des Parisiens fut massif. Le Monde parla de 17 % de la population, soit plus d’un million de fugitifs. De nombreux articles dans la presse décrivirent la ruée vers les gares parisiennes qui étaient prises d’assaut dans une confusion qui rappelait, en mode mineur, l’exode des Français en juin 1940. Lucien Rebatet, un écrivain collaborationniste dans Les Décombres (1942) décrivait la fuite sur les routes avec réalisme, si l’on en croit les spécialistes, bien que son regard fut dénué de compassion : « Tous les aspects de la plus infâme panique se révélaient dans ces voitures, remplies jusqu’à rompre les essieux des chargements les plus hétéroclites, […] mâles en bras de chemise, en nage, exorbités, les nuques violettes, retombés en une heure à l’état de brute néolithique, pucelles dépoitraillées à pleins seins, belles-mères à demi-mortes d’épouvante et de fatigue, répandues parmi les chiens-chiens, les empilements de fourrures, d’édredons, de coffrets à bijoux, de cages à oiseaux, de boîtes à camemberts, de poupées-fétiches, exhibant comme des bêtes devant la foule leurs jambons écartés et le fond de leurs culottes. »

Les Parisiens de mars 2020, ayant de la famille en province, fuyaient également la capitale redoutant le confinement pénible dans les petits appartements parisiens. D’ailleurs, jugés inconséquents, ils furent montrés du doigt tant par le président de la République que par les simples citoyens. Dans le Télégramme nous pouvons lire le témoignage d’une Parisienne fugueuse : « Ils nous reprochent d’apporter le virus, de vider les rayons des supermarchés et de risquer de prendre les rares lits d’hôpital. Mon voisin m’a fait la morale derrière sa haie, alors que je déchargeais mes valises… Du coup, on culpabilise et on fait profil bas. »

Nous pouvons mentionner un autre événement qui fait écho à la Débâcle. L’exposition « 1940 : Les Parisiens dans l’exode », organisée au musée de la Libération, ouvrit ses portes le 27 février pour les refermer deux semaines plus tard, le vendredi 13 mars au soir, jour où commença le nouvel exode. Pour continuer sur l’ironie du sort et le hasard fait bien les choses, une autre coïncidence interpelle. Autour de chez moi, il y avait des affiches de ladite exposition, qui restèrent tout le long du confinement comme si un malin génie persistait à faire un clin d’œil insistant en direction de ce moment historique traumatique.

L’Ausweis et le contrôle policier

L’instauration des Ausweis (carte d’identité) qui pendant l’Occupation était destinés aux Allemands pour circuler légalement dans Paris, mais aussi pour les Français voulant traverser la ligne de démarcation, est l’autre élément à porter au dossier. L’Ausweis ou le Passierschein (laissez-passer) que l’on obtenait difficilement auprès des autorités allemandes, devait être présenté avec la carte d’identité. Combien de films sur l’Occupation n’évoquent-t-ils pas ces fameuses apostrophes : « Ausweis bitte ! » ou encore « Papieren, bitte, mein Herr ». Pour donner le change, certains apprenaient un poème en allemand, pour éviter une vérification intempestive de la part de la police française, comme on le voit dans La Traversée de Paris (1956) de Claude Autant-Lara avec les personnages de Bourvil et de Jean Gabin qui transportent des valises pleines de cochon.

Pendant le confinement du printemps 2020, le document en question était à télécharger sur le site du ministère de l’Intérieur. Les premiers temps, l’« attestation de déplacement dérogatoire » ne comportait que les motifs de la sortie (une seule case à cocher) et la date, puis il fallut ajouter l’heure de sortie. La sortie en guise d’exercice physique était tolérée pendant une heure sans s’éloigner de plus de deux kilomètres de son domicile, puis la distance fut réduite à un kilomètre. J’avais deux attestations : une pour les commissions et une pour l’exercice physique quotidien. Il ne fallait pas se tromper. Le problème c’est qu’il m’arrivait de l’oublier ou encore d’oublier de changer la date, puis l’heure de sortie, car la règle était de changer d’attestation comme de chemise. Le but était manifestement de rendre la sortie compliquée. Pour ne pas m’embêter excessivement, je changeais la date inscrite au crayon de papier. Mais une voisine m’indiqua que c’était rigoureusement Verboten.  Malgré tout, je persistais dans mes errements ; je me sentais presque un résistant entré en clandestinité, car j’étais muni de faux papiers, trafiqués par mes soins. Par conséquent mes échappées étaient toujours anxieuses. Pour résumer, je n’avais pas la conscience tranquille.

Dans le 18e arrondissement de Paris, au début d’avril, deux fourgons de la gendarmerie étaient postés devant le métro Guy Môquet (un jeune homme de 17 ans fusillé pour avoir été, lui, un vrai résistant). De loin, je suivais les interpellations des passants, ce qui me conduisit à ne pas m’aventurer en pays hostile, vu le peu d’authenticité de mon Ausweis. Pourtant, j’avais reçu une mission : aller à la boulangerie rue Marcadet acheter une part de tarte aux pommes pour le thé de cinq heures. Que faire, que faire ? me disais-je philosophiquement. J’agitais mes neurones et décidai, non pas de me confronter à la maréchaussée qui allait probablement m’arrêter, vu mon air de faux coupable, et m’adresser une contravention carabinée. Je fis un détour pour rejoindre la rue Marcadet en passant par la rue Lamarck, puis par la rue d’Oslo. Je tournai à gauche dans la rue Marcadet et me mis à longer, tel un conspirateur, les immeubles qui me dissimulaient à la vue des policiers en faction. Arrivé devant la boulangerie, tout étonné de mon audace, je m’engouffrai par la porte de sortie et non par la porte d’entrée, car celle-ci donnait sur le carrefour Guy Môquet.

Montmartre désert

Après avoir télétravaillé, le soir nous partions à Montmartre pour nous dégourdir les jambes et effectuer un exercice physique en montant les nombreux escaliers dudit Montmartre célébrés par tant de photographes. Dès que l’on voyait un fourgon de police, souvent présent devant le Sacré-Cœur, on changeait immédiatement de direction, par exemple, rue du Chevalier-de-la-Barre, car outre les papiers modérément valables, nous étions manifestement au-delà du kilomètre toléré. Une fois, à l’autre bout de la rue, une voiture remplie de policiers se dirigea vers nous au pas. Nous étions pris dans la nasse. Alors, tentant le tout pour le tout, nous prîmes un air débonnaire d’honnêtes Montmartrois qui se rendaient à leur domicile, mettons, rue Cortot, à côté du musée de Montmartre, après une belle journée de confinement. Les policiers nous jetèrent un regard froid et passèrent sans nous héler. Nous l’avions échappé belle.

Le 21 mars, dans la rue Berthe, des fac-similés d’affiches sorties en droite ligne de l’Occupation étaient placardées sur les murs. On nous prévenait que, selon le président Pierre Laval, « C’était l’heure de la Relève », que l’Europe devait s’unir « contre le bolchévisme », que « parler sans discernement » c’était « nuire à la France ». Par un mystérieux sortilège, n’était-on pas revenus quatre-vingt ans dans le passé ? Je m’attendais à voir surgir à tout moment une Traction Avant dont allait sortir des hommes en imperméable noir en cuir épais.[1]

Paranoïa

Il faut bien avouer que le confinement finissait par me rendre bizarre. La paranoïa gagnait et le sentiment de culpabilité augmentait. Bref, à force d’être renfermé, mon état psychique se dégradait. Lors des applaudissements de 20 heures pour remercier ceux qui étaient en première ligne, comme notre président avait nommé les soignants, je finissais par croire que les gens aux fenêtres m’applaudissaient. Mais qu’avais-je fait de si extraordinaire ? A part être resté sagement chez moi confiné, je n’avais rien fait d’héroïque, je ne faisais que mon devoir. Puis je sortais de mon délire quand des immeubles de bons citoyens aboyaient : « Restez chez vous ! Rentrez chez vous ! » comme si l’on était des délinquants.

Ces promenades vespérales (mot à bannir, dire « exercice physique ») eurent l’avantage de nous faire mieux connaître la géographie de Montmartre. Ainsi nous pûmes découvrir toutes les rues et recoins, comme l’allée des Brouillards dont une plaque informe le promeneur que l’acteur Jean-Pierre Aumont – l’éternel jeune premier du cinéma – habita au numéro 4, durant une vingtaine d’années. Étant donné la petitesse du village de Montmartre, nous tombions invariablement sur un escalier à monter ou à descendre. Comme l’on dit que tous les chemins mènent à Rome, à Montmartre, tous les chemins mènent à la place du Tertre, si l’on est appelé par l’ivresse des sommets. Cette place, habituellement pleine de touristes, avait la nuit des allures fantomatiques quand passait soudainement une silhouette au profil de Nosferatu le vampire.

Didier Saillier

(Mai 2020)

Photo personnelle : Montmartre lors du confinement – place du Tertre, Paris 18e (16 mars 2020 à 19 h 15).


[1] Le 21 mai, deux mois jour pour jour après la découverte de ces affiches, revenu sur le lieu du crime, j’appris qu’on les avait placardées en vue d’un tournage de cinéma évoquant l’histoire d’un bijoutier juif pendant l’Occupation. Vu le confinement, le tournage du film Adieu Monsieur Haffmann de Fred Cavayé (avec Daniel Auteuil, Sara Giraudeau et Gilles Lellouche) avait été reporté. Des façades venaient récemment d’être recouvertes de papiers peints pour simuler des boutiques d’époque. Le tournage allait donc bientôt commencer. Finalement, moins romanesque que l’imagination, la vérité était décevante…

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

No Comments

  • JEAN YVES Saez

    Salut Didier,

    Très bon cet article.

    J’adore !

    Tu as du talent et un vrai style.

    Si tu es ok je vais le partager ?

    Amitiés à Sonia et toi

    A bientôt j’espère

  • audrey

    en lisant ton article,j ‘ai découvert qu’il y a eu le confinement à Paris, des parisiens et… le confinement dans le reste du monde….

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