Le week-end du 8 mai 2025, le correspondant de « Culture et Liberté » fut envoyé par la rédaction en mission spéciale en Belgique, dans sa partie flamande occidentale, afin d’alimenter les pages culturelles du journal. Direction le musée Paul-Delvaux à Sint-Idesbald, une station balnéaire et village entre La Panne et Ostende.
Nous aimons Paris et sa région pour leur offre culturelle incomparable, mais de temps à autre, il convient de les quitter pour se ressourcer, voir le ciel, le soleil et la mer afin de retrouver le goût de la grande ville. Le week-end prolongé du 8 mai fut l’une de ces occasions. Cela faisait quelques années que nous avions envie de mieux connaître le peintre belge Paul Delvaux, et nous constatâmes qu’un musée lui était dédié à Sint-Idesbald, village dépendant de Koksidje.
Côte belge
Pour s’y rendre, c’est à la fois très simple et très compliqué… Départ à la gare du Nord de Paris arrivée à Lille Flandres, attente près d’une heure pour la correspondance en TER en direction de Dunkerque. Puis, emprunter deux bus, dont le second pour franchir la frontière. Enfin, dernière étape, sauter dans le tramway – le plus long du monde (67 km) qui dessert toute la côte belge – pour atteindre La Panne, la ville la plus proche de Sint-Idesbald.
Nous projetons d’aller au musée le lendemain 9 mai, mais avant profitons de notre présence pour visiter la plage d’Ostende qui est à une heure de La Panne. Plage impressionnante, de sept kilomètres de long et, à marée basse, d’un kilomètre de largeur. Le lendemain, en fin de matinée, nous marchons vers le musée, une jolie promenade le long de la côte, puis bifurcation sur la droite vers Sint-Idesbald. Dans ce village, nous admirons le quartier de villas avec ses maisons d’architecte. Dans une allée, une Ferrari est stationnée. Cela se confirme, le village est peuplé de gens riches. Enfin, le musée !
Fondation Paul-Delvaux
À l’été 1945, Paul Delvaux (1897-1994) découvrit Sint-Idesbald et éprouva un coup de foudre à son endroit, et finit par y vivre. Son neveu et admirateur, Charles Van Deun, décida de créer en 1982, dans une ancienne maison de pêcheurs, un musée pour honorer son oncle et sa peinture. Déjà en 1979, il avait créé la Fondation Paul-Delvaux à Bruxelles, et le musée ne fut que la continuation de son désir de divulguer l’œuvre de son oncle. Le musée s’est agrandi au fil du temps, en reliant les deux ailes par une galerie souterraine.
C’est dans ce lieu de plus de mille mètres carrés qu’est regroupée la plus grande collection au monde de Paul Delvaux, composée de toiles, d’aquarelles, de lithographies et de dessins. Malgré la surface importante, le manque d’espace est criant pour contenir l’ensemble des œuvres qui n’ont pas été achetées par les collectionneurs privés ou publics. C’est pourquoi des dépôts furent effectués au profit des musées du plat pays, sans compter les expositions temporaires qui germent régulièrement en Belgique ou à l’étranger. Au gré des départs et des retours des œuvres, de temps à autre, le musée modifie sa disposition, ce qui en fait, d’une certaine manière, un lieu d’expositions temporaires. La dernière installation se nomme « Décors et corps, parfait accord », titre général qui permet d’englober l’ensemble de la production du peintre.
Le chœur
Le parcours pictural allie l’ordre chronologique à l’ordre thématique. Dans la première salle, un tableau résume le style Delvaux, celui que le visiteur, qui connaît un tant soit peu le peintre, peut affirmer : « C’est du Delvaux ! » Le chœur, toile tardive de 1983 avant que le peintre ne devienne aveugle, reprend les éléments qui nous permettent de l’identifier : un décor antique géométrique et figé, des femmes dénudées, les seins nus, inexpressives. Cette froideur intrigue, envoûte et, paradoxalement, donne des émotions au spectateur qui se perd dans la profondeur de la toile. Le sentiment d’immaturité s’impose également, non pas celui du peintre qui atteint une grande perfection dans la facture lisse néoclassique, mais dans ses représentations où le refoulement poétisé transparaît.
La chronologie nous donne une indication qui n’est pas anodine. En 1929, à 32 ans, Paul rencontre Anne-Marie De Maertelaere, surnommée « Tam », dont il tombe amoureux, mais la quitte un an plus tard à la demande de ses parents. Sa mère autoritaire et possessive à souhait s’est efforcée de détourner son fils des femmes et de le rendre craintif vis-à-vis d’elles. Pour ses parents d’un milieu bourgeois (le père était un avocat réputé au Barreau de Bruxelles), Tam était jugée sans le sou et sans instruction, ce qui au début des années trente n’était pourtant pas exceptionnel : « C’est elle ou nous », telle était l’alternative. Et Paul se montra obéissant au-delà du raisonnable promettant que jamais il ne se marierait avec Tam, même après la mort de ses parents !
Géologue et astronome
La chronologie reprend : le 31 décembre 1932, sa mère meurt à 59 ans ; en 1937, son père meurt à 64 ans, et c’est après la mort de ses parents que Delvaux se marie, en 1937, avec Suzanne Purnal, une divorcée, gérante de la galerie Dietrich puis, après le mariage, secrétaire du directeur des Beaux-Arts de Bruxelles. Le plus beau de l’histoire est que, en 1947, dix-sept ans après la rupture avec Tam, Delvaux rencontra celle-ci dans un bureau de tabac de Sint-Idesbald et les deux tourtereaux éprouvèrent un nouveau coup de foudre. Après un divorce laborieux avec sa première femme, en 1949, le couple finit par se marier deux ans plus tard, écoutant enfin son cœur.
L’enfance fut l’un des lieux d’inspiration de la peinture de Delvaux. À l’âge de dix ans, il reçut un volume de Jules Verne, Voyage au centre de la Terre (1864), et fut fasciné par les illustrations représentant un géologue et un astronome. Il se mit à les dessiner sur ses cahiers, et des décennies après des savants avec binocle peupleront ses tableaux au milieu de femmes nues (Le congrès, 1941). Les scènes mythologiques furent aussi des découvertes de l’adolescent, qu’il reproduisit, tout comme les temples grecs, car à treize ans il était immergé dans cette culture au travers de ses humanités gréco-latines, et la lecture de L’Odyssée d’Homère l’enthousiasma. Son premier voyage en Grèce, en 1956, ne fera que renforcer dans ses toiles la présence de l’architecture grecque.
Trains et gares
À trente-cinq ans, en 1932, il reçut un nouveau choc en voyant à la foire du Midi de Bruxelles, dans la baraque foraine anatomique du Musée Spizner, La Vénus endormie, un automate représentant une femme nue couchée qui semblait respirer. Dès cette année-ci, la figure étrange apparaîtra dans diverses toiles, sans compter toutes les femmes inertes dévêtues, à la raideur de statues, qui semblent ne pas intéresser les messieurs en chapeau melon… Ce climat particulier de rêve éveillé renvoie à l’une de ses citations : « Toute ma vie, j’ai essayé de transcrire la réalité pour en faire des espèces de rêves où les objets tout en gardant l’apparence du réel prennent une signification poétique. »
Un autre élément qui prit sa source dans l’enfance est l’intérêt durable pour les trains et les gares, domaine qui sera l’un de ses grands objets picturaux. Dans le musée, nous avons l’occasion de voir des modèles réduits de locomotives et de wagons, qu’il conservait précieusement. Passant pour le spécialiste des trains, métros et tramway, Delvaux reçut une commande de la RATP bruxelloise de peindre une fresque de treize mètres de long dans la station du métro Bourses (Nos vieux trams bruxellois, 1978).
La gare forestière
Toutefois, la pièce majeure et la plus belle du musée se nomme La gare forestière (1960) : des trains entrent et sortent de la gare, un peu mélancolique, placée dans une forêt en clair-obscur, ressemblant à un tunnel végétal, vision qui produit chez le spectateur un mélange de sentiments d’étrangeté, d’inquiétude et de plaisir. Deux fillettes, l’une en robe rouge et l’autre en robe bleue, vues de dos, observent avec fascination de manière immobile ce va-et-vient de machines noires dont les fenêtres des wagons brillent d’une lumière orangée. Ce tableau hypnotique nous rappelle soudainement la psychanalyste Melanie Klein qui dans son travail avec les enfants faisait passer une locomotive dans un tunnel mimant ainsi l’acte sexuel.
Si certaines personnes ont reçu de fortes émotions dans leur enfance et dans leur jeunesse, confinant au traumatisme, les mettant à jamais dans un état obsessionnel, de dévastation, de peur ou de malaise, toutes ces personnes ne deviennent pas pour autant des artistes. Paul Delvaux, lui, aura fait de ses obsessions et de ses névroses « quelque chose », ce qui n’est pas si fréquent.
Surréalisme
Les femmes ou plus sûrement des jeunes filles dans les représentations du peintre belge sont souvent nues ou passablement dévêtues – ce que n’apprécia pas le cardinal Roncalli, futur pape Jean XXIII, qui censura, symboliquement, l’exposition du peintre à la XXVIIe Biennale de Venise en 1954 –, pourtant elles ne sont pas lascives, au contraire, elles apparaissent comme des mannequins de cire, n’éprouvant, apparemment, aucune émotion, indifférentes à leur monde, alors nous pouvons attester que leur nudité n’est pas immorale mais amorale, c’est-à-dire étrangère à la morale.
Paul Delvaux fut assimilé au surréalisme, bien que lui-même récusât cette appellation – ce qui ne l’empêchait pas d’exposer à leurs côtés –, pour autant il est difficile de ne pas reconnaître en sa peinture l’esprit de ce mouvement. D’ailleurs, un de ses modèles ne fut-il pas Georgio De Chirico (1888-1978) ? le peintre préféré d’André Breton, qui peignait des places vides sous un soleil de plomb, dont l’ambiance, la disposition, les perspectives ne sont pas sans rappeler notre peintre belge. Tout comme son compatriote René Magritte (1898-1967), lui, résolument surréaliste orthodoxe, eut une influence sur le travail de Delvaux. Tous les deux se plaçaient sous l’emprise de l’imagination et du rêve.
Succès tardif
Si Paul Delvaux est connu pour son art assemblant l’architecture, les décors antiques, les paysages mystérieux entre réalisme et rêve, des corps féminins aux poses indécises et somnambuliques, il commença sa carrière dans les années vingt dans le postimpressionnisme puis dans le style expressionniste où les formes sont déformées, tremblantes, pour suggérer le mouvement. C’est ainsi que nous pouvons voir une série de toiles et d’aquarelles peintes sur le motif au lieu-dit Rouge-Cloître et ses environs, dans la campagne bruxelloise : Allée dans la forêt (1921), Vue d’Auderghem (1923), Vue de Huy et Vue de Boitsfort (1925). Même si cette période des débuts n’est pas inintéressante, le visiteur peut préférer le monde caractéristique delvalien, qui se met en place à partir des années trente.
Le succès de Delvaux vint tardivement. Ce n’est qu’à partir de l’« Expo 58 », à plus de soixante ans, qu’il commença à vivre de son art, après avoir pendant près de quarante ans connu les échecs, la méconnaissance et surtout les vexations de la part de ses parents, qui considéraient leur fils aîné comme un raté, et de son entourage guère plus encourageant. Nul n’est prophète en son pays…
Univers onirique
Alors que Delvaux ne se sentait pas dans la vie comme un poisson dans l’eau, il substituait au réel un monde pictural qui s’accordât à ses désirs. Dans un extrait du documentaire de Wilbur Leguebe, Un tableau pour y vivre (1997), que l’on peut visionner à la fin du parcours, Delvaux n’avoue-t-il pas qu’il n’était heureux que lorsqu’il peignait, plongé dans son monde intérieur, et désemparé quand il devait en sortir, autrement dit quand il avait terminé sa toile : « Je voudrais peindre un tableau fabuleux, dans lequel je vivrais, dans lequel je pourrais vivre ». Cette expression « pourrait vivre » indique bien son incapacité à exister en permanence dans son univers onirique, car il faut bien vivre en dehors du bocal. Paul Delvaux était bien un rêveur, le rêveur de Sint-Idesbald.
Didier Saillier
(Été 2025)
Illustration : Paul Delvaux, Le chœur (1983). Tableau à l’huile présent dans la première salle du musée Paul-Delvaux à Sint-Idesbald (ou en français Saint-Idesbald).