La Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, dans le 13e arrondissement de Paris, organise l’exposition « Pathé-Rural – Le cinéma en campagne », du 21 avril au 13 juillet 2022 (prolongée jusqu’au 1er novembre 2022). Un cinéma itinérant, conçu pour les villages, qui subsista dans le format 17,5 mm de 1928 à 1941. Sont présentés dans ce lieu, des appareils cinématographiques, des actualités Pathé-Revue projetées sur un écran et des affiches des films du catalogue.
La Fondation Jérôme Seydoux-Pathé a été créée en 2006 et reconnue d’utilité publique. Elle a pour mission de préserver le patrimoine historique de Pathé et de le mettre à la disposition du public. Le bâtiment a été conçu, en 2014, par l’architecte Renzo Piano, sur l’emplacement de l’ancien Théâtre des Gobelins, un cinéma Gaumont. La coque de verre qui recouvre les cinq étages est d’une élégance séduisante. En sous-sol, la salle Charles Pathé, d’une capacité de 70 places, accueille le public pour présenter des films muets accompagnés par un pianiste. Le jour de ma visite, dans le cadre du cycle « Sur les rails. Les trains dans le cinéma muet », était projeté le célèbre film La Roue (1923) d’Abel Gance, dans sa version originale de sept heures.
Le cinéma à la campagne
Après la Première Guerre mondiale, à la campagne, les pratiques culturelles étaient sommaires, la lecture en était une pour ceux qui en avaient le goût. Les loisirs se résumaient à la sociabilité qui se pratiquait dans les cafés, les bals, les veillées, les parties de pêche ou de chasse. Les déplacements étaient limités, la voiture ou la motocyclette étaient chères, la bicyclette permettait de se rendre dans les villages environnants pour rejoindre une « assemblée », une fête, des comices agricoles. En revanche, le cinéma était réservé au chef-lieu de département, souvent trop éloigné du village ou de la ferme. Le cinéma était un loisir des villes dans lesquelles on construisait des palais de cinéma. L’arrivée du cinéma à la campagne fut comme une entrée dans la modernité, un moyen de connaître ce qui se déroulait en dehors de son périmètre villageois.
Au cours des années 1920, on constata que la majorité des zones rurales était privée de cinéma dans la mesure où 97 % des localités possédaient moins de 5 000 habitants. Pourtant, les politiques eurent conscience que le cinéma était un levier important pour diffuser le savoir, faire changer l’état d’esprit des habitants et leurs conduites. Alors, l’idée fut la suivante : si les villageois ne venaient pas au cinéma, il fallait que le cinéma aille à eux !
Sous l’impulsion du ministère de l’Agriculture, Pathé-Cinéma répondit à l’attente des autorités et comprit, par la même occasion, tout l’avantage financier qu’aurait une exploitation rurale. La création de salles de cinéma au sein des villages étant jugée trop coûteuse, il fallait trouver une solution innovante. Les ingénieurs de cette société conçurent, dès 1924, le projecteur Pathé-Rural, au format 17,5 mm, idéal pour les projections itinérantes ou fixes, dans les patronages paroissiaux, les écoles, les mairies, les cafés.
Le projecteur 17,5 mm
Il convenait que ce projecteur ait une taille réduite, un poids relativement léger (15 kg), soit robuste et simple afin que les animateurs, les éducateurs, les prêtres, les instituteurs, tout un monde, loin du cinéma, puisse tenir le rôle de projectionniste. L’autre avantage de ce nouvel appareil était que sa pellicule était ininflammable, ce qui rassurait amplement les usagers, car avec le 35 mm « professionnel », en nitrate de cellulose, une matière dangereuse et parfois explosive, il n’était pas rare que la cabine de projection s’embrasât en raison de la chaleur qui se dégageait. Toutefois, il fallut attendre 1928, faute d’investissement massif dans l’invention, pour assister à une sortie commerciale. Par souci d’économie de la pellicule (le 17,5 mm coûtait 75 % moins cher que le 35 mm), les ingénieurs choisirent un format de pellicule réduit de moitié comparé au format standard, malgré cette surface moindre, la qualité de l’image était préservée.
Dans l’exposition, le visiteur peut observer divers projecteurs : le Continsouza, modèle muet, de 1927 ; le Continsouza, modèle sonore, « Pathé Junior » de 1932 et aussi des caméras : une Motocamera des ateliers Vancanson de 1929 ; une Pathé Webo M en 16 mm de 1949.
Le projecteur était proposé soit à la vente soit à la location. Le prix d’un projecteur Pathé-Rural sonore, en 1936, valait autour de 4 000 francs (environ 3 000 euros). La location coûtait 12,50 francs par semaine (8 euros) et le dépôt de garantie de 1 250 francs (780 euros). L’exploitant s’engageait à louer dans l’année au minimum douze programmes complets[1]. Comme on le constate, pour un patronage aux moyens limités, la location était la solution la plus accessible. Quant à la vente, les exploitants des cinémas des villes achetaient un projecteur qui circulait dans les villages environnants, dans un rayon de quinze kilomètres, afin de supplanter la concurrence.
17,5 mm versus 16 mm
Le format 17,5 mm, à la même époque, fut concurrencé par le 16 mm, fabriqué par la société américaine Kodak. Objectivement, le 17,5 mm gagnait sur tous les terrains : l’image était plus grande et de meilleure qualité, le coût de production moins élevé, les projecteurs coûtaient moitié prix. Et pourtant, malgré toutes ses faiblesses intrinsèques, le 16 mm s’imposa, grâce à la puissance publicitaire américaine. Quand la société allemande Agfa choisit de se rallier à ce format, la France se trouvait bien seule.
À partir des années trente, avec l’apparition du cinéma sonore et parlant, des congrès internationaux se réunirent afin de déterminer quel serait le format standard. Finalement, lors du congrès de Budapest, en 1936, c’est le 16 mm qui remporta la mise. Pathé-Cinéma qui fit faillite cette même année se mit à son tour, après avoir été remis à flot, à fabriquer du 16 mm, néanmoins des résistants dans le monde de l’éducation continuaient d’utiliser le format 17,5 mm jusqu’en 1941, année qui vit les forces allemandes occupantes interdire et détruire les projecteurs 17,5 mm afin de rendre la spécificité française inopérante.
Des publications Pathé-Rural
Autour du système Pathé-Rural, des publications paraissaient comme les programmes d’une séance ou les catalogues généraux annuels. Le catalogue général de 1936 mentionne les films Zouzou de Marc Allégret avec Joséphine Baker et Jean Gabin et Adémaï Aviateur une comédie de Jean Tarride avec Noël-Noël et Fernandel. Ces deux films, sortis en 1934, intégrèrent le catalogue Pathé-Rural seulement en 1936, étant donné qu’une règle prescrivait qu’un film en 35 mm ne pût passer dans le circuit du 17,5 mm – et encore dans une version courte – que deux ans plus tard afin de permettre une large exploitation du film en salle classique.
Le circuit bis avait même son journal : Le Cinéma partout et pour tous, sous-titré « organe des usagers de Pathé-Rural ». Dans l’exposition nous pouvons lire la « une » du numéro 8 de septembre 1932 qui montre une carte de France sur laquelle sont délimitées les cinq agences régionales avec leurs adresses postales : Lille, Paris, Bordeaux, Lyon, Marseille. C’était dans ces villes – ainsi que dans 400 points de vente sur le territoire – que les exploitants avaient la possibilité de louer ou d’acheter leurs films et projecteurs.
Les affiches, la vitrine de Pathé-Rural
L’exposition valorise particulièrement les affiches créées pour les films Pathé-Rural, de magnifiques lithographies, en couleurs, dessinées par des illustrateurs de la culture populaire, tels que Henri Florit, Adrien Magne, Maurice Tamagno, René Péron. L’affiche, au format 80 × 120 cm, placée devant la salle et à proximité des usines, des ateliers, avait une fonction publicitaire : dévoiler aux potentiels spectateurs le contenu et le genre du film, et surtout leur donner l’envie de pénétrer dans la salle.
Le visiteur arpente les deux salles et observe attentivement ces affiches aux titres souvent inconnus de lui : Feu ! (1927) de Jacques de Baroncelli, Les Cinq Gentlemen maudits (1920) de Luitz-Morat et Pierre Régnier, Jim le harponneur (1926) de Millard Webb, Le Joueur d’échecs (1927) de Raymond Bernard. Pourtant ces films firent les belles heures du cinéma muet ; ils étaient produits par Pathé lui-même, mais aussi achetés à des sociétés françaises et étrangères, souvent américaines, car les westerns (Fred l’intrépide et Fred l’insaisissable (1925), d’Albert S. Rogell), les courts métrages comiques, comme ceux de Charlie Chaplin ou de Harold Lloyd, avaient la faveur des spectateurs.
Tous ces films appartenaient aux genres les plus populaires comme la comédie, le drame et son sous-genre le mélodrame, l’aventure ; certains étaient aussi inspirés par la littérature : Le Petit Chose d’André Hugon (1923), d’après Alphonse Daudet, Poil de carotte de Julien Duvivier (1925), d’après Jules Renard. Des séries également étaient mises en scène, en huit épisodes : Surcouf de Luitz-Morat (1925), L’Enfant des halles (1924) et Fanfan-la-Tulipe (1925), tous deux de René Leprince. Le rôle principal de ce dernier film était tenu par Aimé Simon-Gérard, moins connu, aujourd’hui, que Gérard Philipe dans la version de Christian-Jaque de 1952.
Les actualités Pathé-Revue
Le point fort de cette exposition est la projection sur un écran des actualités cinématographiques (les Pathé-Revue, 1919-1930 et les Pathé-Revue Sonore, 1930-1932), qui étaient intégrées dans les programmes du Pathé-Rural. Le visiteur de l’exposition choisit une des fiches cartonnées, qu’il place sur une surface en verre. Aussitôt, le reportage de quelques minutes se déclenche et se répète en boucle, s’il ne change pas de fiche ! Par exemple, nous pouvons voir une vue de New York prise à partir d’un ballon dirigeable ; un record du monde sur terre à Daytona Beach, en Floride, effectué dans un long bolide qui dépasse les 400 km/h.
L’exposition est petite, mais passionnante à propos d’une époque que le cinéphile connaît si mal, elle lui inspire des pensées sur la relativité de la célébrité. Comment des metteurs en scène et des acteurs, consacrés et adulés en leur temps, n’évoquent plus rien, ou si peu, près de cent ans plus tard ? À part quelques individus qui émergent, c’est le lot d’un artiste, quel que soit son domaine, d’être oublié, plus ou moins longtemps après sa mort. Sans parler du quidam, de l’homme de la rue…
Didier Saillier
(Été 2022)
[1] Un programme complet de neuf bobines – d’une durée de 2 h 30 en moyenne – était composé d’un long métrage, de bandes d’actualités, d’un documentaire, d’un court métrage burlesque et de bandes publicitaires. Le prix était de 100 francs (62 euros). Voir l’article sur Internet de Christel Taillibert, « Le Pathé-Rural ou les aléas du 17,5 mm », 1895, revue d’histoire du cinéma, n° 21, 1996, pp. 124-145. « Du côté de chez Pathé 1895-1935) ».
Photo : Affiche pour le circuit Pathé-Rural (auteur inconnu). Fanfan-la-Tulipe (1925) de René Leprince avec Aimé Simon-Girard.