Le monde de l’édition fait rêver. Les deux ouvrages présentés dans cet article, l’un sorti en 2012 (Petits bonheurs de l’édition de Bruno Migdal) et l’autre à la rentrée littéraire automnale 2014 (Splendeurs et misères de l’aspirant écrivain de Jean-Baptiste Gendarme), confirment ce fait. Tandis que Bruno Migdal montre l’arrière-boutique d’un célèbre éditeur parisien, Jean-Baptiste Gendarme nous fait découvrir « les commencements » d’un auteur qui tâtonne pour écrire son premier roman, puis, une fois son contrat signé, son entrée dans la « vie littéraire ». Si l’on en croit ce dernier, 17 % des Français auraient un manuscrit rangé dans un tiroir, attendant, telle une Belle au bois dormant, qu’un prince-éditeur vienne le réveiller. La littérature, en France, est bien un sport national. Gallimard recevrait six mille manuscrits par an, Le Seuil cinq mille, Robert Laffont et Fayard quatre mille, Grasset et P.O.L. trois mille. « Écrire est un besoin féroce, tragique, chez tous les écrivains et souvent davantage chez les mauvais que chez les bons. », écrit Raymond Queneau.
Un stagiaire de quarante-six ans
Ayant été recruté en tant que stagiaire pour lire des manuscrits envoyés par la poste, Bruno Migdal, de janvier à mars 2004, a tenu quotidiennement un journal nous présentant ses activités et ses réflexions sur ce monde feutré. Âgé, à l’époque, de quarante-six ans, il a quitté provisoirement son emploi dans un établissement scientifique pour intégrer une célèbre maison de la rue des Saints-Pères à Paris, par goût de la littérature et par fascination pour l’édition.
Tout d’abord, il nous révèle que les manuscrits postés sont pris en charge par une armée de stagiaires, renouvelés périodiquement, qui ne verront jamais, sauf exception, leur statut évoluer dans l’entreprise. Un CDD pour ces intellectuels prolétaires, petites mains de l’édition, fait figure d’eldorado, eux qui touchent – lorsqu’ils sont payés – un euro de l’heure. Leur rôle consiste à effectuer une première sélection pour remettre les meilleurs aux éditeurs en titre. Ces naufragés, que sont ces manuscrits, seront à leur tour rejetés par les échelons supérieurs.
En définitive, seul un sur trois mille est publié, les bonnes années, s’empresse-t-il d’ajouter. Autant dire que les chances d’être édité, lorsque l’on envoie une bouteille à la mer, sont pratiquement nulles. Pour ceux qui voudraient se risquer dans l’aventure, ils apprendront que ce jeu est digne de la roulette russe. En revanche, la nouvelle rassurante est que les lettres de recommandation émanant d’un ancien ministre, d’un auteur à succès, vantant les mérites de leurs poulains, n’infléchiront en rien les décisions. Les éditeurs attendent de « bons manuscrits », déclarent-ils, mais la difficulté réside dans la manière de jauger une écriture, chacun ayant son point de vue sur la question de l’art d’écrire. Une fois adoubé, l’auteur aura davantage de facilité pour publier ses ouvrages suivants, d’autant plus si le premier a connu un succès d’estime. Autre nouvelle rassurante : dans la maison de la rue des Saints-Pères, tous les manuscrits sont lus.
Alors que Bruno Migdal est entré dans la place pour connaître les us et coutumes d’une maison née à la fin du xixe siècle, J.-B. Gendarme, quant à lui, se range davantage du côté de l’écrivain que de celui de l’éditeur. Le titre de son essai, et surtout son sous-titre (Conseils à l’usage de ceux qui souhaitent publier un premier roman [et qui pourraient bien y parvenir]), pourrait laisser présager que l’on a affaire à une méthode pour écrire un roman… et devenir écrivain. Or, il n’en est rien. Les conseils sont par trop généraux pour être d’une quelconque utilité. Le propos de l’ouvrage est tout autre. Il est davantage conçu pour gentiment désillusionner les aspirants écrivains et leur montrer la réalité de ce statut auréolé de romantisme.
Édité et anonyme
Après être passé sous les fourches caudines des sélections et du comité de lecture (« La principale activité d’un éditeur n’est pas de publier, mais de refuser de publier. »), le candidat parvient à ses fins : il est publié. Cependant la satisfaction éprouvée ne dure qu’un instant. Il prend conscience de ne pas être seul dans le cœur de l’éditeur qui ne fera aucune promotion pour son livre, préférant soutenir un auteur plus en vue ou possédant un potentiel commercial supérieur. Contrairement aux vedettes de la littérature, l’auteur de base a le sentiment de ne pas exister : les librairies souvent ne présentent pas d’exemplaires sur les étals ; les journaux ignorent superbement la nouvelle parution ; invité dans un salon du livre d’une petite ville de province, le néo-auteur fait l’expérience de l’anonymat, lui qui recherche la lumière. Seul un promeneur s’enquerra, auprès de lui, de la direction des toilettes. Finalement, le livre ne se vendra pas et finira au pilon. Adieu veau, vache, cochon.
La force de l’ouvrage de J.-B. Gendarme est d’avoir recouru aux témoignages des acteurs de ce monde impitoyable : éditeurs, auteurs, journalistes. D’ailleurs à la fin de son essai, est mise à la disposition du lecteur une bibliographie étendue qui donne envie d’approfondir le sujet.
Les deux ouvrages sont drôles, ironiques et apportent des informations de première main sur ce milieu qui reste un miroir aux alouettes. Travailler dans l’édition peut, vu de l’extérieur, faire rêver. Cependant, comme le montre Bruno Migdal, séparer le grain de l’ivraie finit par donner le dégoût pour la chose écrite. À force de lire de mauvais manuscrits, le découragement s’empare du lecteur, comme le confie à son éditeur Patrick Modiano, nommé au comité de lecture des éditions Gallimard pendant trois mois, en 1981, avant de rendre son tablier : « La plupart de ces lectures ne sont pas stimulantes et elles finissent par vous faire douter de ce que vous écrivez vous-même : après tout est-ce tellement mieux ? »* Remarque qui met le doigt sur la subjectivité de l’art en général et de la littérature en particulier : À quoi tient la réception d’une écriture ? À une impression, à un sentiment diffus, à une appréciation propre. De son côté, J.-B. Gendarme, lui-même romancier chez Gallimard, a mené une enquête auprès de ses collègues qui lui ont confié, pour sa revue Décapage, leurs réflexions sur la dure condition d’écrivain anonyme.
Malgré toutes les difficultés pour entrer dans le milieu de l’édition, en tant qu’éditeur ou en tant qu’auteur, il y aura toujours des prétendants qui croiront en leur bonne étoile. Les nombreux diplômes Master universitaires de l’édition existant sur le marché et les manuscrits envoyés à foison dans ces usines à rêve ne font que certifier : le monde de l’édition est bien magique.
Didier Saillier
(Mars 2015)
* Gallimard, 1911-2011 – Un siècle d’édition. Sous la direction d’Alban Cerisier et Pascal Fouché. Coédition Éditions Gallimard / BNF, 2011.