Le musée Picasso (5, rue de Thorigny, 75003 Paris) organise l’exposition « L’art “dégénéré” – Le procès de l’art moderne sous le nazisme », du 3 décembre 2024 au 25 mai 2025. Celle-ci montre les œuvres peintes qui furent présentées dans la grande exposition de Munich sur l’art dégénéré en 1937. Tous les peintres de la modernité, à travers leurs toiles, furent regroupés à cette occasion : Pablo Picasso, Otto Dix, Vassily Kandinsky, Paul Klee, Georg Grosz, Emil Nolde, Marc Chagall et même Vincent Van Gogh !
L’exposition du musée Picasso a pour titre une formule nazie, mais ce qui fait la différence avec l’originale, c’est que l’adjectif « dégénéré » est guillemeté, indiquant ainsi qu’il s’agit de l’avis des nazis et non celui des commissaires de l’exposition actuelle, alors que la couverture du guide de l’exposition de 1937 entourait de guillemets Kunst (« art »), signifiant « qui se prétend être de l’art ».
L’expression « art dégénéré » est une notion vague qui ne repose sur aucun critère précis esthétique ou philosophique. Dans cette appellation sont regroupées les différentes tendances modernes : l’expressionnisme, le dadaïsme, le constructivisme, l’école du Bauhaus, la Nouvelle Objectivité. C’était l’expressionnisme qui était le plus visé par le régime nazi, car il montrait une réalité subjective, déformée, peut-être plus vraie, car exprimant les émotions désagréables des peintres comme l’angoisse engendrée par les combats de la Première Guerre mondiale. Le peintre le plus représentatif de cette esthétique est certainement Otto Dix qui consacra son œuvre à montrer l’horreur de la guerre à travers des figures effrayantes.
Dégénérescence
L’idée de dégénérescence remonte à la fin du xviiie siècle, dans le domaine de l’histoire naturelle (Buffon) ; d’abord appliquée à l’espace animal, la dégénérescence (variations physiques), s’opposant à la perfectibilité, va passer de la médecine, à la psychologie et à l’anthropologie. Dans la seconde partie du xixe siècle, elle domine la psychiatrie et mènera au xxe siècle à l’eugénisme, à la sélection du patrimoine génétique.
Au fil du temps, selon les conceptions scientifiques de l’époque, les caractéristiques biologiques de l’être humain ne sont pas inaltérables, mais au contraire peuvent verser dans la régression qu’elle soit physiologique, ou mentale. L’étiolement va à l’encontre de « l’homme nouveau » que prônent les totalitarismes en général et, en particulier, le nazisme qui veut retrouver l’homme archaïque, avant d’avoir subi l’aliénation culturelle, due à la religion chrétienne et à la Révolution française, et l’aliénation physique imputable aux mélanges des races perturbant ainsi l’hérédité germanique.
L’art et la race
Dans les vitrines, sont exposées des ouvrages médicaux et de théorie de l’art qui connurent leur heure de gloire : Bénédict Morel, Traité des dégénérescences (1857), Max Nordau, Dégénérescence (1892), Paul Schultze-Naumburg, L’Art et la race (1928). Dans ce dernier ouvrage, l’architecte, pour illustrer ses propos racistes, met en parallèle des illustrations de toiles modernes, dont trois de Picasso, et des photos de personnes atteintes de difformité physique ou d’affection pour affirmer que l’art moderne était une maladie cultivée par des artistes déviants, des « malades mentaux » et des « idiots ». Souvent pratiqué par des Juifs et des bolchéviques, cet art malsain serait, selon l’auteur, l’un des responsables de la dégénération allemande. Schultze-Naumburg devint, partageant l’optique nazie, le responsable des revues sous le IIIe Reich.
Une chronologie éclairante nous montre que les actes du régime nazi tendent vers l’idée de préservation de la pureté de la race et qu’il convenait de chasser l’impureté que représentait la culture de la République de Weimar, le cosmopolitisme, les idées et l’art décadents. Dès mai 1933, un autodafé eut lieu à Berlin : 25 000 livres ne représentant pas l’ « esprit allemand » s’embrasèrent ; en juillet débuta la politique de stérilisation des handicapés mentaux ; du 23 septembre au 18 octobre eut lieu à Dresde la première exposition d’art dégénéré ; en 1935, les lois antisémites de Nuremberg furent promulguées ; en 1936, la salle de l’art moderne à la Nationalgalerie à Berlin fut fermée ; à partir du 30 juin 1937, la confiscation des œuvres « dégénérées » des musées allemands fut entreprise par Adolf Ziegler, le peintre préféré du Führer.
Confiscation
Le 19 juillet 1937 eut lieu l’inauguration de la grande exposition d’art dégénéré à Munich, au sein de l’Institut archéologique, qui fut l’acmé de la campagne contre l’art moderne. Furent exposées plus de 700 œuvres, symptômes de la dégénération, pour beaucoup confisquées à des musées, mais aussi à des galeristes et des propriétaires privés. La scénographie soulignait la « révélation de l’âme de la race juive », le « sabotage délibéré des forces armées ». Cette peinture était la preuve de la malignité des forces obscures qui voulaient détruire les fondements de l’essence allemande. Le naturalisme de l’art figuratif était plus à même de révéler son âme à la faveur de beaux paysages, en particulier les montagnes impressionnantes, des portraits sans déformation, des visages sans crispation, comme, à l’inverse, l’effectuait l’expressionnisme.
L’exposition dura quatre mois. Puis pendant quatre ans, elle circula dans d’autres villes germaniques et autrichiennes pour porter la bonne parole et montrer d’où provenait le déclin de l’Allemagne avant que le pays ne soit repris en main par le régime nazi. Elle a accueilli trois millions de visiteurs. Sous chaque tableau, un cartel précisait combien la république de Weimar avait payé ces « croûtes », alors que le peuple souffrait de la crise économique. Déjà en 1933, la toile de Marc Chagall La Prise (1923-1926), représentant un rabbin ayant vendu son âme au diable pour une pincée de tabac, avait été traînée dans les rues de Mannheim avec une pancarte sur laquelle on lisait : « Vous qui payez des taxes, vous devriez savoir où votre argent est dépensé. »
Bolchévisme culturel
Les visiteurs de l’exposition adhéraient de toute évidence à l’idéologie, mais certains pouvaient aussi admirer au sein d’un même lieu, une dernière fois, des chefs-d’œuvre de l’art moderne promis à la destruction. Hannah Höch, une artiste du mouvement dada berlinois, écrit dans son journal après avoir visité l’exposition Entartete Kunst : « Il y a beaucoup de visages fermés et on sent aussi beaucoup d’opposition. Les gens ne disent presque rien. » Admirer au lieu de détester ce qui doit l’être se révèle être une forme de résistance.
Dans la salle dédiée à l’exposition de Munich de 1937, nous admirons Forme de croix (1926) de Valissy Kandinsky, peintre apprécié des nazis, car quatorze de ses toiles furent accrochées aux cimaises ! Georg Grosz était pour sa part considéré comme un adepte du « bolchévisme culturel » en dévoilant son Metropolis (1916-1917), une allégorie des grandes villes occidentales. Karl Hofer et son tableau Amis représentant deux hommes torse nu, l’un derrière l’autre, manifestement homosexuels, eut aussi l’honneur d’être accroché, tout comme sept autres de ses toiles expressionnistes. Seule ombre au tableau : exclu de son poste de professeur à l’Académie des beaux-arts de Prusse pour être marié à une Juive, Karl Hofer divorça en 1939 pour tenter de trouver la faveur auprès des nazis, ce qui entraîna la mort de son ex-femme à Auschwitz en 1942.
Art germanique
Pour faire pendant à « l’art dégénéré » et montrer aussi ce qu’était, selon le national-socialisme, l’art germanique, robuste et vigoureux, l’exposition du musée Picasso nous propose des archives filmiques montrant l’inauguration de la « troisième grande exposition d’art allemand », elle aussi organisée à Munich, le 18 juillet 1937 – soit vingt-quatre heures avant l’inauguration de l’exposition de l’art dégénéré – dans la Maison de l’art (Haus der Kunst). Les sujets peints, de facture néoclassique, sont ici mythologiques ou historiques, des scènes de la vie quotidienne rurale, loin de l’agitation de la ville corruptrice.
Adolf Hitler, dans son discours d’ouverture de plus de deux heures, proclamait « la guerre implacable de purification » contre l’art dégénéré et faisait l’éloge de la beauté d’un art éternel que le peuple comprenait d’instinct. Parallèlement à cette exposition, une procession intitulée « 2000 ans de culture allemande » – le genre kitch, dirions-nous aujourd’hui, accessible au peuple – parcourait les rues de Munich : 4 500 hommes athlétiques moulés dans des costumes historiques étaient entourés de 300 cavaliers dont les chevaux étaient bardés de croix gammées. Sur une trentaine de chars étaient juchés des personnages historiques du Moyen Âge, comme Charlemagne et Frédéric Barberousse, ou des déesses et des dieux issus de la mythologie germanique ou nordique.
Vente aux enchères
Même si beaucoup d’œuvres furent détruites par les bombardements et surtout par les nazis par idéologie, dès 1937 Goebbels considéra que certaines toiles, dessins et sculptures, les plus monnayables sur le marché de l’art devaient être vendues pour financer la future guerre du Reich. Présidée par Goebbels, la « commission pour l’exploitation des produits de l’art dégénéré » sélectionna alors les œuvres les plus susceptibles de trouver acquéreur à l’étranger. De grands marchands spécialisés dans l’art moderne furent choisis pour solliciter des acheteurs étrangers.
Toutefois, la plus belle opération eut lieu le 30 juin 1939, une vente aux enchères à Lucerne, en Suisse, organisée par la galerie allemande Theodor Fischer. Sur 125 œuvres proposées 85 trouvèrent preneurs auprès de plus de 350 personnes réunies au Grand Hôtel national. Parmi elles, des marchands d’arts, des collectionneurs, des représentants de musées européens, notamment belges, et américains. Pour ne pas effrayer les acheteurs, la vente aux enchères ne fit pas allusion à l’art dégénéré, mais nomma cet événement par un titre anodin : « Tableaux et sculptures de maîtres modernes provenant de musées allemands ».
Actualité
Si cette exposition est proposée aujourd’hui, ce n’est pas un hasard, elle est conçue pour nous mettre en garde devant l’actualité qui évoque des pays interdisant certaines conceptions de l’art qui dérangent le pouvoir. Nous pensons aux États-Unis de Donald Trump qui a signé un décret pour en finir avec les programmes DEI (Diversité, équité et inclusion) considérés comme « radicaux et dépensiers » et les jugeant être une « discrimination honteuse ». Ce qui a entraîné l’annulation de deux expositions à l’Art Museum of the Americas consacrées à des artistes noirs et gay. De l’autre côté, en Russie, depuis la guerre contre l’Ukraine, le régime impose la fermeture d’expositions si les artistes contemporains s’expriment contre la guerre, abordent l’homosexualité ou d’autres formes de liberté personnelle. Fermez le ban !
Didier Saillier
(Mai 2025)
Illustration : Vassily Kandinsky (1866-1944), Forme de croix (1926).
2 Comments
Jacques Lefebvre
Très forte évocation d’une période que l’on croyait lointaine. Sans doute, l’art ne peut-il naître que dans la liberté. Sans elle, il n’est pas d’originalité. Elle est le sceau d’un créateur.
Didier Sailllier
je vous remercie, Jacques, pour votre commentaire.