En février 2022 a paru aux éditions Hugo Sport un ouvrage sur le cyclisme Classiques – Lieux de culte et champions mythiques de Laurent Galinon. Un livre sur le sport qui ne manque pas de souffle, un livre d’écrivain à la pédalée soyeuse.
Que ne fut pas ma surprise en constatant que Laurent Galinon, auteur d’une magnifique biographie poétique Delon en clair-obscur, avait publié un ouvrage sur les « classiques » cyclistes. Comment un auteur pouvait-il s’intéresser au cinéma, à Alain Delon et au sport cycliste ? C’est que les goûts d’une personne peuvent être diversifiés. On peut aimer la Bretagne et la Côte d’Azur, Debussy et Ravel, la musique classique et… le cyclisme !
Cyclisme, écriture, cinéma
Ce qui m’avait fort troublé c’est que Laurent Galinon et moi-même avions en commun ces deux intérêts. Cinéphile depuis mes vingt ans, dans mon adolescence j’avais pratiqué le sport cycliste de compétition durant cinq ans ; j’étais admirateur des champions de l’époque, entre la fin du règne d’Eddy Merckx et la carrière de Bernard Hinault. Ayant échangé quelques courriels avec l’écrivain, celui-ci m’offrit une heureuse formule : « Cyclisme, écriture, cinéma, Delon… Je crois aux affinités électives. Delon était lui-même fasciné par Merckx. »
Course d’un jour, l’essence du cyclisme
Le principe de l’ouvrage de Laurent Galinon est d’évoquer des « lieux de culte » où se livrent des batailles homériques entre demi-dieux, d’autant plus violentes quand les intempéries s’invitent pour troubler les forces en présence. Ainsi par cet angle d’attaque, le lecteur accède aux courses et aux coureurs qui s’y sont illustrés, tout cela rappelle des souvenirs que l’on garde précieusement au fond de soi.
Il convient de rappeler que le sport cycliste sur route distingue les courses par étapes des courses d’un jour. Parmi les premières, les plus importantes sont les Tours de France, d’Italie, d’Espagne, tandis que parmi les secondes, les classiques sont les plus anciennes et prestigieuses. Les courses d’un jour sont l’essence même de la compétition cycliste, car s’il est possible de gagner une course à étapes sans en remporter une seule, en revanche une course en ligne n’a de vainqueur que celui qui franchit en premier la ligne d’arrivée.
Monuments
Laurent Galinon retient dans son ouvrage les cinq plus belles classiques (les « Monuments » comme on les nomme depuis une vingtaine d’années) dans l’ordre chronologique de la saison : Milan-San Remo (la « Primavera », 1907), le Tour des Flandres (le « Ronde », 1913), Paris-Roubaix (l’« Enfer du Nord », 1896), Liège-Bastogne-Liège (la « Doyenne », 1892), le Tour de Lombardie (la « classique des feuilles mortes », 1905). Il y adjoint la Flèche wallonne (1936), plus récente et sans surnom, mais néanmoins renommée. Les lieux de culte sont représentés par des côtes, des passages pavés, ou des lieux d’arrivée.
Poggio
Dans Milan-San Remo, c’est le Poggio, une colline qui fait figure d’arbitre avant la descente sur San Remo. Avant 1961, le Poggio n’était pas placé sur le parcours et les arrivées finissaient souvent par un sprint massif. Eddy Merckx (vainqueur à sept reprises*) savait utiliser au mieux cette montée de quatre kilomètres à faible déclivité, en moyenne de 4 %, qui se monte puissamment sur un grand braquet, en déployant un maximum d’intensité.
Si la montée est cruciale, la descente ne l’est pas moins. Elle permet à la fois de conserver son avance, voire de décrocher dans les virages négociés avec maestria, ses obstinés derniers adversaires. Ainsi, le coureur arrive sur la Via Roma en solitaire ou en comité réduit, en levant les bras au ciel… s’il remporte le sprint final. Merckx, à partir de 1969, veut gagner avec « l’art et la manière », c’est pourquoi « il applique au Poggio une chorégraphie en trois tableaux qui servira de canevas aux générations suivantes : une attaque franche dans la montée, les mains sur les cocottes ; une descente de virtuose, les mains en bas du guidon ; et un sprint en puissance, ventre à terre. » CQFD !
Mur de Grammont
Si l’épreuve Milan-San Remo est sans réelles difficultés, en revanche, le Tour des Flandres, le « ronde », regorge de collines et de monts escarpés (berg en néerlandais). C’est avec l’introduction en 1950 du Mur de Grammont que l’épreuve acquit un nouveau souffle, car ce berg est le plus redoutable de tous. Le Mur est une pente raide, avec des passages à 13,5 %, d’une longueur d’un bon kilomètre, revêtue de pavés placés horizontalement en forme d’escalier, ce qui forçait de nombreux coureurs à mettre pied à terre. Les chutes, les irrégularités lors de l’ascension, tout cela faisait désordre, et le Mur fut supprimé dès 1952 du parcours du Tour des Flandres, mais il fut remis au goût du jour en 1969, vu que les dérailleurs s’étant améliorés permettaient plus de souplesse dans les braquets que vingt ans auparavant.
Pluie, boue : apocalypse now !
Dans les années 1970 et au-delà, le Mur joua un grand rôle pour la victoire et le spectacle. La foule s’amassait sur les bas-côtés pour voir les coureurs, montant au pas, souffrir le martyre à cause de la forte inclinaison et des trépidations du vélo sur la chaussée aux pavés disjoints. Les premières années de la nouvelle introduction du Mur, celui-ci était situé à 80 kilomètres de l’arrivée, distance trop lointaine pour désigner à coup sûr le vainqueur. À partir de 1973, l’arrivée fut déplacée à Meerbeke, à 18 kilomètres du Mur, ce qui en fit alors un juge de paix.
De plus, les conditions climatiques souvent exécrables en avril renforcent les difficultés. Les suiveurs se souviennent de l’édition de 1985, apocalyptique, qui offrit à la foule munie de parapluies un héros en la personne d’Éric Vanderaerden : « Avec sa nonchalance habituelle, il parv[int] à éviter les pièges et les chutes de ses adversaires, dévalant les rivières de boue comme s’il roulait sur l’eau. Au pied du Mur de Grammont, l’enfant terrible rattrape et dépasse le vieux Kuiper, le poussant vers la pré-retraite en même temps qu’il l’élimine du champ de vision de la caméra. Les reins solides, les coudes écartés, le Limbourgeois, glisse, patine, dérape et, le cul sur la selle, assied sa victoire en même temps qu’une réputation de dur au mal. »
Trouée d’Arenberg et carrefour de l’Arbre
Le Tour des Flandres a les pavés pour point commun avec Paris-Roubaix, toutefois c’est cette dernière épreuve qui possède les secteurs pavés les plus longs, c’est pourquoi on lui attribua son surnom d’« Enfer du Nord ». Deux lieux de culte sont présents sur le parcours de Paris-Roubaix : la trouée d’Arenberg et le carrefour de l’Arbre. Le premier est un passage de 2 300 mètres le plus difficile de la course en raison de ses pavés humides, glissants en cas de pluie et joints d’une manière anarchique. Cependant, la trouée d’Arenberg étant éloignée d’une centaine de kilomètres du vélodrome de Roubaix personne ne peut prédire, à ce stade-là, le nom du triomphateur.
En revanche, le carrefour de l’Arbre proche de l’arrivée d’une quinzaine de kilomètres est souvent le lieu où se joue la victoire si le coureur parvient à décrocher à l’usure, un par un, ses adversaires sur les pavés raboteux. Une fois détaché, dans le meilleur des cas, l’homme solitaire entre dans le vélodrome en vainqueur comme le fit Marc Madiot en 1985 et 1991 : « […] le Mayennais connaît par cœur chaque centimètre du parcours et ne commet pas d’erreurs. Il foudroie du regard les nids-de-poule, dézingue les bas-côtés en chassant de la roue arrière, et assoit son autorité en haut du pavé, les poignets lestes, le regard posé dix mètres devant lui […] »
Côte de la Redoute
Après les deux classiques pavées, Liège-Bastogne-Liège est la plus grande classique ardennaise et la côte de la Redoute est un des lieux de culte de l’épreuve. Longue de plus de deux kilomètres, cette côte a un dénivelé de 180 mètres et une pente maximale de 16 %. Si dans le passé cette embûche, située à trente-cinq kilomètres de l’arrivée, était décisive, depuis 2005, nous explique Laurent Galinon, les coureurs se réservent pour la côte de la Roche-aux-Faucons, située à une dizaine de kilomètres de Liège, et la côte de Saint-Nicolas, placée dans les faubourgs de Liège. En 1999, la Redoute jouait encore un rôle crucial, dans laquelle le Belge Frank Vandenbroucke, dans un duel splendide, lâcha au sprint, dans les derniers virages, l’Italien Michele Bartoli, pourtant vainqueur des deux précédentes éditions. C’est dans cette côte que l’on élimine les adversaires les plus coriaces avant de porter l’estocade dans les dix derniers kilomètres.
Lac de Côme
Le dernier « monument » de la saison est le Tour de Lombardie au parcours exigeant passant entre lacs et montagnes. En 1961, son arrivée fut déplacée de Milan au lac de Côme, offrant un superbe écrin à l’épreuve automnale. Si Liège-Bastogne-Liège a des côtes abruptes et relativement courtes, le Tour de Lombardie possède des cols qui favorisent les grimpeurs-rouleurs, qualités que Bernard Hinault possédait ô combien et qu’il mit en valeur à deux reprises en 1979 et en 1984.
En 1979, le Breton faussant précocement compagnie à ses rivaux, son directeur sportif Cyrille Guimard chercha à calmer son ardeur en lui recommandant la prudence, alors que 180 kilomètres restaient à parcourir ! Le « blaireau » lui répliqua vertement : « Toi, tu t’occupes de ton volant et moi de mon guidon ! » Finalement, l’animal plein de rage châtia de sa témérité Silvano Contini – qui s’était réfugié dans la roue du champion sans prendre le moindre relais – par un sprint magistral sur le lac de Côme, reléguant à deux longueurs le hardi italien.
Sport populaire
Le cyclisme fut longtemps un des sports les plus populaires ; les coureurs étaient issus de milieux prolétaires et surtout paysans, et n’avaient pas de master de philosophie… Coppi, Poulidor, Anquetil, Moser, Hinault, tous ces champions avaient passé leur enfance dans des fermes… Aujourd’hui, ce sport, largement occulté par le football, n’a plus la même aura que jadis. À une époque, des écrivains comme Antoine Blondin, Paul Fournel, plus récemment, étaient férus de cyclisme, sport qui leur inspirait des œuvres littéraires, et certains le pratiquaient le dimanche matin, à l’instar de René Fallet, de Michel Audiard, de Louis Nucéra qui, pour l’anecdote tragique, fut renversé mortellement par une voiture sur une route des alentours de Nice, en 2000, lors d’une sortie d’entraînement.
Laurent Galinon nous présente dans un style élégant aux métaphores filées, sous l’angle inédit des lieux de culte, l’histoire des champions mythiques, parfois mystiques, qui se distinguèrent en dehors du Tour de France, épreuve dissimulant par son prestige une autre facette glorieuse de la compétition cycliste – les courses classiques.
Didier Saillier
(Mai 2024)
* Eddy Merckx est le détenteur du record de l’épreuve remportée en 1966, 1967, 1969, 1971, 1972, 1975, 1976.
Laurent Galinon, Classiques – Lieux de culte et champions mythiques, Éditions Hugo Sport, 2022, 335 p., 19,95 €.
Photo : Bernard Hinault en 1978. Carte postale promotionnelle de l’équipe cycliste Renault-Gitane-Campagnolo.