Le musée de Montmartre (12, rue Cortot – 75018 Paris) organise l’exposition « Jacques Prévert. Rêveur d’images » du 18 octobre 2024 au 16 février 2025. Celle-ci survient à point nommé pour fêter le centenaire du Manifeste du surréalisme et les soixante-dix ans de l’installation du poète dans le bas Montmartre, près du métro Blanche. Un Prévert inexploré nous est présenté : l’as des arts visuels qui jongle avec les images autant qu’avec les mots.
Jacques Prévert (1900-1977) – qui avait élu domicile, de 1955 à 1975, au 6 bis cité Véron, dans le XVIIIe arrondissement de Paris – est connu comme poète avec le succès de Paroles (1946) et pour être l’auteur de scénarios de films, particulièrement ceux de Marcel Carné dont beaucoup sont devenus des classiques du cinéma[1]. Si l’exposition que l’on nous propose met l’accent sur l’aspect visuel de ses activités, de son rapport aux arts plastiques et de sa pratique méconnue des collages, elle dépasse ce cadre en parcourant la vie et l’œuvre de Prévert dans toute sa durée et ses dimensions.
54, rue du Château
La vie artistique de Prévert commence par la rencontre au régiment, en 1920, d’Yves Tanguy, le futur peintre surréaliste, dans une caserne de Lunéville. Puis s’étant fait nommer à Constantinople, il y rencontra en 1921 Marcel Duhamel, le futur directeur de la collection « Série noire » aux Éditions Gallimard. Après la quille, de 1923 à 1928, les trois amis habitèrent un pavillon loué par Duhamel au 54, rue du Château, dans le XIVe arrondissement, un faubourg de Montparnasse. Ce lieu était un phalanstère, où se réunissaient des artistes, mais aussi un refuge pour certains ne sachant où dormir.
Ayant rencontré dans les cafés de Montparnasse des membres du groupe surréaliste, notre trio l’intégra en 1925, en raison d’une communauté d’esprit, et leur maison devint ainsi un pôle d’attraction du surréalisme. C’est au 54, rue du Château que fut inventé le « cadavre exquis[2] », jeu littéraire mais aussi graphique dont Prévert était l’un des premiers joueurs. Prévert inspira en ces lieux Yves Tanguy qui peignit : Le Testament de Jacques Prévert (rue du Château). On lit sur la toile que le dédicataire est qualifié d’« oisif », ce qui est ironique vis-à-vis du régime soviétique qui, dès 1917, stigmatisait la catégorie sociale des « oisifs » en ne leur accordant pas de carte alimentaire.
Groupe Octobre
C’est à la fin des années vingt que Prévert, passé par l’expérience surréaliste, commença à écrire de la poésie. Mais en 1930, ne pouvant supporter les exigences de Breton, il quitta le groupe. Avec les oppositionnels, il participa au pamphlet Un cadavre en écrivant un texte sévère et drôle, « Mort d’un Monsieur » : « C’était un grand honnête homme, il mettait parfois sa toque de juge par-dessus son képi, et faisait de la Morale ou de la critique d’art […] ».
S’étant toujours senti du côté des ouvriers – son père, sans le sou, exerçait des métiers précaires tout en étant critique dramatique et cinématographique amateur – Prévert devint compagnon de route du Parti communiste en 1927. En 1932, il rejoignit le groupe Octobre – une troupe théâtrale ouvrière mêlant communistes orthodoxes, trotskystes et anarchistes. Le principe était de se rendre dans les lieux où vit le peuple pour l’inciter à se révolter ou pour le soutenir dans ses actions émancipatrices. Ainsi, les acteurs se produisaient dans les usines en grève, les bistrots, les arrière-salles, les rues : c’était de l’« agit-prop », de l’agitation-propagande.
Tracts oraux
Prévert était l’un des plus talentueux de la troupe et écrivait des pièces prolétaires, pour en faire un « spectacle vivant », en prise directe avec l’actualité, mettant en avant le ridicule bourgeois ; critiquant le capitalisme et le fascisme. Les acteurs entourant Prévert avaient pour nom Pierre Prévert, Maurice Baquet, Raymond Bussières, Marcel Duhamel, Paul Grimault, Paul Frankeur, Joseph Kosma, Jean-Paul Le Chanois, Jean-Louis Barrault, Marcel Mouloudji, encore enfant, et autres joyeux drilles de la révolte. Le principe était de changer de rôle, improviser dans une poésie de combat et lancer des « tracts oraux ». Tout ce beau monde se rendit en bateau à Moscou pour participer aux Olympiades internationales du théâtre révolutionnaire de 1933. Une photo prise sur le pont nous montre la troupe en béret et casquette, les attributs du prolétaire.
Le groupe Octobre dura jusqu’en 1936, puis le mouvement se dissout. Mais déjà en 1935, Prévert s’était éclipsé en rejoignant le cinéma pour écrire des scénarios et des dialogues. C’est probablement à cette époque que le dessin fit son apparition dans son travail. En effet, Prévert sur de grandes feuilles blanches dessinait des scénarios sur lesquels apparaissent les personnages avec leurs traits propres, les décors, des bribes de dialogues. C’est un véritable cheminement créatif auquel nous donnent à voir ces œuvres d’art dessinées. Peut-être, le plus splendide est la grande feuille des Enfants du paradis qui a l’apparence d’une harmonieuse planche de bande dessinée.
Peintres
À partir des années quarante, Prévert fréquenta des peintres et particulièrement Juan Miró, Alexander Calder et Pablo Picasso sur lesquels il écrivit des textes poétiques. Dans son Juan Miro (1956), le peintre dessine des lithographies autour desquelles Prévert place ses mots. Inversement, dans Adonines (1978), Prévert écrit à la main et Miró dessine des eaux-fortes en enluminant les poèmes : « Ce n’est pas moi qui chante / c’est les fleurs que j’ai vues / ce n’est pas moi qui ris / c’est le vin que j’ai bu / ce n’est pas moi qui pleure / c’est mon amour perdu. » En 1971, Calder et Prévert collaborent à Fêtes (1975), un ouvrage où le poète commente les gravures de l’artiste : « Jamais non plus il n’éprouva le désir de figer dans la glaise une figure de danse, un visage d’amour, le galop d’un pur-sang ou l’élan d’un élan […] ».
Prévert est surtout proche de Picasso, il écrit de la prose poétique à propos de sa peinture. Les textes « Lanterne magique » et « Promenade de Picasso » sont publiés en 1946 dans les Cahiers d’art : « C’est alors que Picasso / qui passait par là comme il passe partout / chaque jour comme chez lui / voit la pomme et l’assiette et le peintre endormi. / Quelle idée de peindre une pomme / dit Picasso / et Picasso mange la pomme / et la pomme lui dit Merci / et Picasso casse l’assiette / et s’en va en souriant […] » En retour, Picasso, qui a dessiné des portraits de son ami, semble satisfait des poèmes qui lui sont dédiés : « Il n’y a que dans ce qu’écrit Prévert que je me retrouve. » Bel hommage…
Garde-fou
Si Prévert a beaucoup écrit sur les peintres et collaboré avec eux à des ouvrages artistiques, une activité moins connue est celle du collage. En observant ses œuvres, Picasso ne lui disait-il pas : « Tu ne sais pas dessiner, tu ne sais pas peindre, mais tu es peintre ! » Tout a commencé par un stupide accident (mais les accidents ne sont-ils pas toujours stupides ?) Le 12 octobre 1948, à la Radiodiffusion française, au 116, avenue des Champs-Élysées, Prévert tout en bavardant s’appuie sur la porte-fenêtre du studio d’enregistrement, sans garde-fou, qui s’ouvre brusquement et notre poète tombe à la renverse sur le macadam, situé cinq mètres plus bas, et est victime d’un traumatisme crânien. Après dix jours de coma, il revient à la vie, mais la convalescence à Saint-Paul-de-Vence sera longue. C’est pendant ces mois de repos que Prévert se met au collage « pour s’aider à écrire », avoue-t-il. À partir de cette période, ses collages sont abondants.
Alchimie visuelle
Son imaginaire fertile prend sa source dans l’enfance pendant laquelle il acquiert une culture populaire : cinéma familial, fête à Reuilly, visite du musée du Luxembourg où il découvre les impressionnistes, promenade avec son père dans les quartiers pauvres de Paris, lecture d’histoires, telles que les contes de fées, les livres illustrés comme Sitting Bull – le dernier des Sioux. Bien qu’ayant quitté l’école à quatorze ans, muni de son certificat d’études, Prévert possède une culture large qu’il a acquise au contact de ses amis de la rue du Château et des surréalistes.
Breton et Éluard dans leur Dictionnaire abrégé du surréalisme écrivent : le collage est « une alchimie visuelle », « un miracle de la transfiguration totale des êtres et des objets avec ou sans modification de leur aspect physique ou anatomique », citation qui « colle » parfaitement aux collages de Prévert qui se plaît à recréer des œuvres picturales classiques revisitées. Si Prévert est fortement influencé par le collage surréaliste, le sien possède toutefois un style particulier, « prévertien », tant il est reconnaissable, où l’étrange se mêle à l’inquiétant. Pour pratiquer le collage, il faut avoir du matériel : une paire de ciseaux de haute qualité capable de découper avec tant de précision que les œuvres ressemblent à de la peinture ; du papier en tout genre : livres, magazines, revues. Et du talent !
Collages surréalistes
Les œuvres exposées sur les cimaises du musée de Montmartre sont esthétiques et spectaculaires. Le principe repose sur le mélange de fragments de photos ou d’œuvres picturales, ce qui en fait des collages surréalistes par excellence qui rappellent la fameuse phrase du comte de Lautréamont : « Beau comme une rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. » Mes collages préférés sont « Le désert de Retz » un collage d’une tête de cerf sur une photographie d’Izis qui illustre l’affiche de l’exposition ; « Le mouvement des marées » : une femme dessinée est allongée sur la grève éclairée par la lune.
Si les collages sont à découvrir en priorité, les éphémérides sont aussi une des réussites de notre poète-artiste. Chaque jour, pendant une dizaine d’années (de la fin de 1950 à la fin de 1960), celui-ci, sur une grande feuille blanche, déposait un dessin d’une fleur ou de plusieurs fleurs de couleurs vives qui lui servait de pense-bête et d’agenda. Une trentaine d’éphémérides nous sont proposées, l’équivalent d’un mois de vie poétique à la Prévert : « Une pierre / deux maisons / trois ruines / quatre fossoyeurs / un jardin / des fleurs / un raton laveur. »
Drôle d’oiseau
Jacques Prévert est un drôle d’oiseau, la dernière salle nous permet de le vérifier. Dans son bureau, reconstitué pour l’exposition, un écran nous propose d’écouter un entretien qu’il avait accordé en 1961 à la télévision suisse romande, la RTS. Un peu comme le professeur Tournesol, Prévert fait tourner en bourrique l’intervieweur en répondant à côté des questions. Évoquant ses collages, celui-ci revient à la charge : « Oui, mais on y retrouve vos grands thèmes… – Si vous voulez, mais comme moi je ne les connais pas… ni mes anathèmes, ni mes “antithèmes” ni mes chrysanthèmes. » Bref, Prévert fait le Jacques !
Didier Saillier
(Janvier 2025)
[1] Drôle de drame (1937), Le Quai des brumes (1938), Le Jour se lève (1939), Les Visiteurs du soir (1942), Les Enfants du paradis (1945), Les Portes de la nuit (1946).
[2] Dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme (1938), d’André Breton et de Paul Éluard, le cadavre exquis est défini ainsi : « Jeu de papier plié qui consiste à faire composer une phrase ou un dessin par plusieurs personnes, sans qu’aucune d’elles puisse tenir compte de la collaboration ou des collaborations précédentes. »
Illustration : Jacques Prévert, Le Désert de Retz (détail), av. 1963. Collage réalisé à partir d’une photographie argentique d’Izis • Coll. Eugénie Bachelot Prévert • © Fatras / Succession Jacques Prévert / Adagp, Paris, 2024.