Le centre Pompidou a créé la Galerie de photographies, une nouvelle salle de 200 m2, laquelle est inaugurée par l’exposition « Jacques-André Boiffard – La parenthèse surréaliste ». Le photographe est devenu mythique auprès des aficionados du surréalisme. Possédant une collection importante, le musée national d’art moderne a choisi un ensemble représentatif de ses diverses périodes. Cette exposition monographique est la première consacrée à l’artiste qu’André Breton jugeait avoir « fait acte de surréalisme absolu »… avant de l’exclure.
Dans un groupe littéraire et artistique, il est fréquent que des individus sans production intense se fassent un nom grâce à son aura. Le groupe s’apparente à un tremplin qui met en orbite les individus qui le composent. Le mouvement surréaliste regorge de personnes qui sont passées en coup de vent, néanmoins ils appartiennent désormais à l’histoire littéraire aux côtés d’André Breton, Louis Aragon, Philippe Soupault, Antonin Artaud. Ce phénomène s’explique par le besoin d’accueillir toutes les bonnes volontés lorsqu’un groupe est nouveau dans le champ littéraire. La solidarité de ses membres résulte de leur faiblesse institutionnelle. Une fois le statut du groupe bien établi, les personnalités les plus créatrices et talentueuses demeurent.
Le surréalisme, c’est émonder la vie
Introduit chez les surréalistes par ses amis Pierre Naville et Gérard Rosenthal de la revue amie L’œuf dur, J.A. Boiffard (1902-1961) se révèle, dans un premier temps, très actif. En effet, il tient, avec Simone Breton, la permanence du Bureau de recherches surréalistes qui recueille les témoignages des quidams sur leurs expériences surréalistes. Il se livre à des récits de rêve et à des textes poétiques dans le genre du Glossaire j’y serre mes gloses de Michel Leiris. Dans cet esprit, il reprend, en juillet 1925, dans le numéro 4 de La Révolution surréaliste, le procédé des définitions homophoniques, sous le nom de « Nomenclature », appliquées cette fois aux noms de ses amis. Ainsi définit-il Michel Leiris par « le risque des échelles irisées », Louis Aragon « L’ouragan » et André Breton « prête aux dés l’encre tonne » Et surtout, il signe, dans le premier numéro, en décembre 1924, la préface avec Roger Vitrac et Paul Eluard, qui se termine par ces mots : « Le réalisme, c’est émonder les arbres, le surréalisme, c’est émonder la vie. » Alors qu’il est connu pour avoir été un des photographes du surréalisme, dans la revue aucune illustration ne lui est attribuée.
Dans l’ombre de Man Ray
Malgré ses participations littéraires, du moins dans les premiers numéros, il s’aperçoit que l’écrit n’est pas son domaine et se dirige vers la photographie en devenant, en 1926, l’assistant de Man Ray (1890-1976). Dans cet atelier, il apprend les ficelles du métier et, dans l’exposition, on le voit sur des clichés, dans l’ombre de son initiateur, préparant les lumières, à moitié caché derrière un paravent pour laisser la vedette au toréador Vincente Escudero. Prenant de l’assurance, lui-même, dans l’atelier de Man Ray, se charge de photographier la célèbre modèle des peintres, Kiki de Montparnasse, alanguie sur un lit. La photographie n’est pas son seul intérêt, il se forme également avec Man Ray au cinéma expérimental (L’Étoile de mer [1928], d’après un poème de Robert Desnos) et finit, en 1929, sa collaboration avec lui par le film Les Mystères du château de dé.
S’il est connu comme photographe du surréalisme c’est en raison de son travail pour le récit le plus réputé de Breton, Nadja (1928). Ses neuf clichés – insérés parmi ceux d’autres photographes – sont conçus pour se passer de la description, le point nodal de la littérature réaliste qui cherche à montrer tous les aspects d’une situation. La description se fera donc, pour le surréalisme, par la photo interposée. Quoi de plus précis qu’une photo, semble affirmer Breton, ne suffit-elle pas à donner au lecteur l’exacte description d’un lieu ? Les photos de J.A. Boiffard donnent l’impression que Paris est une ville endormie. En effet, par sa vision personnelle, Paris est désertée, vidée de sa population. Ses choix se portent davantage sur des lieux « figés » : les statues (« Monument de la défense nationale, par A. Bartholdi – porte des Ternes »), les façades de magasins, d’hôtel (« Hôtel des Grands-hommes »). Quelque temps après, pour préparer le court-métrage Souvenirs de Paris de Pierre Prévert, il fait une série de photos sur Paris, qui laissent percevoir cette fois que la ville est habitée et que le photographe sait intégrer l’humain : les berges sont fréquentées par des pêcheurs à la ligne, un prêtre marche sur le pont Alexandre III…
Une identité visuelle
Jacques-André Boiffard n’est pas, à proprement parler, une star du surréalisme à l’instar des noms cités ci-dessus, d’abord parce qu’il n’est pas un poète – même s’il commence en sacrifiant à ce genre – figure valorisée depuis le xixe siècle, ou un théoricien écrivant des manifestes, mais seulement un photographe, artiste encore jugé inférieur au poète. Son nom n’a donc pas de résonance auprès du grand public. Néanmoins, sans avoir été une figure majeure, il n’a pas été un comparse, car grâce à lui le mouvement a acquis une singularité et, selon l’expression heureuse du commissaire Clément Chéroux, il « a contribué à en forger l’identité visuelle ». Son style se veut sans style, neutre, à la manière d’un photographe du dimanche, par souci de ne pas « faire de l’art », comme il convenait dans la conception surréaliste.
Réfractaire du surréalisme
J.A. Boiffard qui a été exclu du mouvement en novembre 1928, participe, avec d’autres exclus et démissionnaires, au pamphlet Un cadavre, diatribe contre Breton à la personnalité trop pesante. Puis, dans le sillage de Leiris, il rejoint la revue Documents (1929-1931), animée par Georges Bataille. Documents accueille les réfractaires du surréalisme et se plaît à contrer ce dernier en se voulant le chantre, non pas de l’anti-esthétique mais du contre-esthétique. Dans cette revue, encore plus que dans La Révolution surréaliste, il se plait à prendre des sujets prosaïques pour illustrer les articles de Bataille, comme, par exemple, montrer de gros orteils.
Une autre de ses spécialités est de photographier des masques qui dissimulent les visages de ses modèles. Pierre Prévert, le frère de Jacques, se prête de bon cœur à cette mise en scène. L’idée de Documents est de modifier le regard que l’on porte sur les êtres, sur les choses, à rapprocher ce qui n’a aucun rapport : cela fait penser bien évidemment à la phrase du comte de Lautréamont dans Les Chants de Maldoror : « beau comme […] la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! » et aussi – même si l’équipe de Documents s’en serait défendue – à l’esthétique du surréalisme…
L’art du portrait
Parallèlement à cette expérience revuiste, au début des années trente, J.A. Boiffard ouvre un atelier de création photographique pour pratiquer l’art du portrait (Alberto Giacometti, Sylvia Bataille, Jacques Prévert, Jean Painlevé, le documentariste des fonds marins…), ou le photomontage d’affiches pour le musée d’ethnographie du Trocadéro et de couvertures de romans policiers. Simultanément à ces travaux plus ou moins alimentaires, il se plaît à photographier l’anatomie de sa compagne, Renée Jacobi, en utilisant des angles et des cadrages surprenants en vue de « déréaliser » cette femme à la plastique irréprochable.
Ayant abandonné ses études de médecine très jeune pour se lancer dans l’aventure surréaliste, qui n’aura pas duré plus de quatre années – d’où le sous-titre de l’exposition : « la parenthèse surréaliste » –, J.A. Boiffard, à la mort de son père, après une dense activité artistique, reprend, en 1935, (réalisme oblige) le chemin des amphithéâtres et renonce au monde de l’art. Sous l’Occupation, il obtient son diplôme de docteur en médecine et, en 1951, se spécialise dans la radiologie pour étudier les effets des rayons X. Malgré l’abandon de toute ambition artistique, il renoue avec la photo, comme par ironie, pour illustrer son mémoire lié à l’électro-radiologie. Une trentaine de microphotographies sont ainsi projetées sur un mur de l’exposition, ce qui laisse perplexe le visiteur. Si le proverbe affirme qu’en France tout finit par des chansons, pour Jacques-André Boiffard tout finit par des photos médicales !
Didier Saillier
(Janvier 2015)
Photo : Jacques-André Boiffard, Renée Jacobi, 1930.