Après 26 ans d’absence, Philippe Chatel, à 68 ans, revient avec un nouvel album CD, Renaissance (EPM Musique, 15 €) , sorti au début de l’année 2016.
Pour beaucoup, son nom reste associé au conte musical Émilie Jolie (1979) qui lui a permis d’atteindre un large public et de subsister matériellement jusqu’à aujourd’hui. Ce bonheur a été aussi son malheur : Émilie Jolie a éclipsé son œuvre discographique et l’a « vampirisé », comme il l’a déclaré un jour dans la presse. Le conte musical est l’arbre qui cache la forêt, c’est pourquoi je parlerai de la forêt.
Bien qu’il soit plutôt oublié, on constate, néanmoins, que Philippe Chatel possède une discographie importante (10 albums originaux, 140 chansons enregistrées) avec des titres qui connurent le succès comme « J’t’aime bien Lili » (1976), « Mister Hyde », « Ma lycéenne » (1978). Au-delà des standards durables (non des tubes éphémères !), beaucoup de ses chansons restent des réussites et présentent une grande sensibilité. Comme son maître Georges Brassens (qui le conseillait à ses débuts), il est un orfèvre pour façonner des histoires de trois à cinq minutes. On reconnaît, dès la première écoute, la « griffe Chatel » avec sa voix tendre, ses textes poétiques, ses mélodies mélancoliques. D’ailleurs, il n’est jamais autant en adéquation avec lui-même que lorsqu’il fait remonter à la surface, sous la forme d’instantanés, ses souvenirs d’enfance ou qu’il nous parle de ses angoisses. En revanche, lorsqu’il s’éloigna de son univers personnel – voulant probablement se renouveler –, en 1982, avec son 33 tours Yin Yang réalisé avec Louis Chédid, il ne fut pas aussi convaincant. Le résultat semblait être d’un autre, à cause d’une musique trop électrique, ne correspondant pas à son style, et de textes moins inspirés, bien que narrant, sur le mode elliptique, l’histoire de ses parents en Indochine – moment clé de son histoire familiale. Comme il l’affirma dans le magazine Numéros 1, en 1984, à propos de Yin Yang : « L’essentiel est de parvenir à l’adéquation la plus parfaite entre un chanteur et une chanson. Je n’ai pas toujours eu cela. Au début si, mais pas après. »
Bien que Philippe Chatel soit un auteur-compositeur-interprète dans la lignée de Brassens, donc genre éloigné de ce qu’appréciait la jeunesse du courant dominant au début des années quatre-vingt, étrangement, il figurait dans les magazines pour adolescents de type Podium, Salut, Numéros 1, Disco, Stéphanie… Ainsi, on le voit sous la rubrique « 24 heures avec… » (Podium, juillet 1982) en compagnie d’une admiratrice qui le suit à ses rendez-vous. Dans un autre reportage, en Tunisie, il fait le mannequin pour présenter des modèles d’été (Podium, mai 1983). On peut considérer qu’il y a eu un malentendu touchant à l’injustice en voulant faire de lui une « idole », comme l’on disait dans les années soixante. Une des raisons principales, c’est qu’il avait un physique avantageux de brun ténébreux. Il est présenté ainsi dans les articles : « garçon au physique romantique de jeune premier de cinéma » ; « Il a l’air secret et distant qu’on retrouve sur les photos. »
Je suis resté seul dans mon lundi
Philippe Chatel est arrivé à maturité sur la scène musicale au mitan des années soixante-dix. Né en 1948, il a débuté sa carrière en 1971 et a enregistré sept 45 tours avant son premier 33 tours Analyse, en décembre 1976, qui contient outre, « J’t’aime bien Lili », « Pensée d’une carte postale», « Je suis resté seul dans mon lundi » (pour laquelle j’ai une affection particulière), « Du thé de Chine ou du thé de Ceylan », « Marie et François ». Cet album, joué à deux guitares avec Michel Haumont, fut un coup de maître. Il contient déjà ses thèmes de prédilection qu’il ne cessera de déployer par la suite : l’amour malheureux, la difficulté de vivre à deux, la nostalgie d’une époque que l’on n’a pas connue, ou que l’on a connue, la peur du temps qui passe, la brièveté de la vie, la rêverie, la solitude, la grisaille de la vie quotidienne, la blessure de l’enfance non cicatrisée, le mal de vivre généralisé. « Je suis resté seul dans mon lundi » résume assez bien la situation : « J’crois qu’la vie c’est pas mon voyage / J’ai plus envie de tourner les pages / Même le Valium me laisse tomber / Il n’peut plus rien j’suis habitué ». Dans un de ses entretiens, à la question : « Tu es anxieux de ton avenir ? », il répond : « Surtout du quotidien. Tous les jours, je me lève dans des ruines. Je mets la journée à me reconstruire. Je suis un être terriblement angoissé. J’ai d’ailleurs écrit une chanson qui s’appelle « Bonjour l’angoisse » » (Stéphanie, juin 1979).
Ses détracteurs étaient exaspérés par le climat musical ressemblant à un ciel gris et nuageux qui donnait envie de se jeter par la fenêtre. C’est partiellement vrai, son univers est profondément mélancolique, mais n’atteint pas pour autant les cimes du désespoir. D’une certaine façon, il est notre Cioran de la chanson qui exhale un désespoir mesuré. Il était idéal pour les adolescents en mal d’être qui se reconnaissaient, à la fin des années soixante-dix, dans ces paroles qui exprimaient une angoisse existentielle. En quelque sorte, il était leur grand frère. D’ailleurs, c’est une lettre de quinze pages, reçue d’une jeune fille, qui l’a inspiré pour écrire « Ma lycéenne » : « Même si ta vie commence à peine / T’as déjà plus envie de rien / Et ce frisson que tu étrennes / N’est qu’une larme sans chagrin ».
Salut au temps qui passe
Son succès a duré de 1977 à 1984. Pendant ces années, il a enchaîné les parutions et est passé dans les émissions de variétés aux heures de grande écoute. Son deuxième album, Salut au temps qui passe (1977), est probablement mon préféré. On y trouve le titre homonyme, ainsi que « Buenos Aires », « J’ai rien mis dans mon caddy », « Bonjour l’angoisse », « La machine à cheveux blancs ». Les musiciens qui l’entouraient étaient de tout premier ordre, tels le bassiste Bernard Paganotti, et les guitaristes Eric Kristy et Michel Haumont, le virtuose du Finger-Picking – technique qui consiste à jouer en même temps la mélodie et l’accompagnement. Cette débauche de cordes donna aux compositions de 1977 une coloration folk convenant à son style intimiste. Dans « J’ai rien mis dans mon caddy », le chanteur, légèrement satirique, présente une analogie entre l’existence et un supermarché : « Je crois qu’il y a de la place dans l’existence de Monsieur / Pour mettre un double pack d’événements heureux / Gardez bien les capsules pour la loterie générale / Dont le premier prix est une réussite sociale. »
Son thème préféré est incontestablement la fuite du temps et la brièveté de la vie : « Salut au temps qui passe » est emblématique de ce point de vue : « Entre l’auto, la guerre et l’infarctus / Mes chances d’éternité s’effacent de plus en plus / Le paradis c’est à deux pas / Et tu comptes vite je crois / Si dans l’histoire Adam et Ève ont fini par mourir / Laisse nous au moins le temps du souvenir ». « La Machine à cheveux blancs » parle du vieillissement redouté par le père et le fils : « ça fait longtemps qu’t’es mon père / J’peux même dire que c’est pas d’hier / Mais je t’aime autant qu’avant / Qu’tu passes dans la machine à cheveux blancs ».
Les albums Sentiments (1978) et Maquillages (1981) lui permirent de continuer de toucher ses happy few, même si la couleur musicale s’était gauchie par l’entrée de batterie, de percussions, de claviers, d’harmonica et de saxophone. Néanmoins, ils sont des réussites entières. On peut citer : « Erik Satie », « Papa donne-moi du courage » pour Sentiments, et « Tout quitter, mais tout emporter », « Robert Redford et Jane Fonda », « Chaleur humaine » pour Maquillages : « C’est une grande comédienne / Qui joue le rôle de l’Arlésienne / La chaleur humaine / La chaleur humaine ».
Après Yin Yang, il revint, en 1982, au conte musical – un genre qui lui avait réussi – avec Les aventures de Tom Tom Tommy. L’histoire d’un jeune employé de bureau qui rêve sa vie en s’imaginant être un pirate. Contre toute attente, le disque fut un échec, ce qui compromit la parution de la seconde partie, restée dans les cartons, et le spectacle envisagé.
All that jazz
En 1983, il retourna à sa manière des débuts avec Peau d’âme, particulièrement autobiographique, en relatant ses souvenirs d’enfance et d’adolescence. Dans « All that jazz » défilent, de sa naissance à l’âge adulte, les images qui le marquèrent comme des flashs : « Dans le juke-box du café / Les Beatles sont arrivés / On mettait tous les sam’dis / Love me do et Please Please me / Mais la vie un peu jalouse / Me gardait un vieux fond d’blues / Dans mon vin, y’avait de la vase / Et all that jazz / All that jazz ». Dans « Quand j’étais petit », un codicille de la chanson précédente, il raconte le quotidien de son enfance empreint de tristesse et d’ennui. Ennui qui, probablement, est à l’origine de sa carrière d’artiste : « L’imag’glacée d’une mèr’en queue d’cheval / Café au lait, tartin’ et vague à l’âme / Le mardi soir, allumer Paris-Inter / Pour avoir peur des « Maîtres du mystère » / Chez la grand-mère, à la port’ de St-Cloud / Tous les jeudis pour un curry trop doux / Il était tellement long l’après-midi / Qu’en sortant d’là, je croyais qu’j’avais grandi ».
Souvenir personnel de cette époque. Au printemps 1988, j’assistai à l’un de ses rares concerts au parc floral du bois de Vincennes. Avec son humour à froid, le chanteur, en entrant sur scène, remercia le public « d’être venu si nombreux », alors que nous étions moins d’une cinquantaine de spectateurs. Au cours du concert, se déclara une averse frappant bruyamment la pergola, ce qui contraignit lui et ses musiciens à s’interrompre à plusieurs reprises. Ce moment était en parfaite symbiose avec l’univers chatellien : peu de spectateurs, la pluie qui vient perturber le spectacle, l’ambiance mélancolique du concert. À la fin, l’auteur, qui proclamait « Je suis une carte postale », m’en remit une dédicacée à l’effigie de la couverture de Peau d’âme. Je ne pus lui dire le moindre mot.
Anyway
Après Peau d’âme, six ans passèrent avant que ne paraisse Anyway (1990). Cet intermède s’explique en partie par l’écriture d’un roman autobiographique, Il reviendra (1988), prenant pour matériau encore et toujours ses souvenirs d’enfance et, notamment, la séparation de ses parents ; mais, probablement aussi, par les déconvenues de Tom-Tom-Tommy et le demi-succès de Peau d’âme. En écoutant Anyway, on comprend, à demi-mot, que la fin des années quatre-vingt fut personnellement difficile pour le chanteur et pour l’homme. C’est un album-concept : les morceaux sont liés par un thème (le divorce et ses conséquences) et se répondent l’un l’autre. Ce sont des sismographes qui renseignent sur les mouvements de son âme et, en pointillés, sur sa biographie. Parmi les titres, « Retour à la case espoir » recense, sous la forme métaphorique du jeu de Monopoly, l’accumulation d’ennuis et de souffrance, à la manière de coups de dés du destin : « Drôle de monopoly, ma vie / Des nuits méchantes, des jours pas gentils / Et le cœur en prison / Mais pas d’maison / Pour s’cacher, pour pleurer un coup / En attendant d’être complètement fou ».
Le grave accident de 2006 de quad, dont il fut victime, fut la cause principale de ce silence de 26 ans, même si le peu de succès d’Anyway y a certainement contribué. Pendant dix ans, avec courage, il est revenu progressivement à la vie, ce dont atteste le nom de ce nouvel album, Renaissance, composé durant ses années de convalescence. Celui-ci, qui est dans la continuité de ses précédents opus, donne le sentiment que l’artiste n’a tracé qu’un unique sillon. En ce sens, on peut affirmer que Philippe Chatel est resté un grand adolescent qui a vieilli par inadvertance. La voix, qui a peu changé, est devenue plus chaleureuse, sa prononciation est toujours aussi nette, même si le phrasé est plus lent. On retrouve ses thèmes fétiches qu’il sait rendre touchants : le vieillissement (« Le temps qui passe »), l’abandon (« L’absence », « Chanson du père »), l’amour en fuite (« Petite que j’aime »). Même si tous les titres sont d’une grande qualité, on peut préférer – en toute subjectivité – « Quelque chose pour toi » où se manifeste l’« adéquation la plus parfaite entre le chanteur et sa chanson », pour reprendre les termes de Philippe Chatel : « Je ne connais rien de la vie / Mais je le sais, je t’aime / Ton chagrin, ton mal, ton ennui / Ont fait de toi mon amie ». Ce disque, comme l’ensemble de sa carrière, est sous le signe de l’humain et évoque la célèbre phrase de Térence : « Je suis un homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. »
Pour terminer, je voudrais exprimer mon souhait de voir bientôt cet immense mélodiste et auteur se produire sur scène pour faire partager à ses admirateurs ses nouvelles chansons, ainsi que les anciennes qui ont accompagné leur jeunesse. Que l’avenir permette que nous puissions encore lire sur les livrets : « Paroles et musique de Philippe Chatel ».
Didier Saillier
(Septembre 2016)
Photo : Philippe Chatel en studio le 10 janvier 1980 (Photo © Tony Frank).
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Olivier
Bonjour,
Quelle magnifique prose de présentation de ce chanteur qui a accompagné la mélancolie de mon adolescence et dont je connaissais l’album « salut au temps qui passe, par coeur, guitare comprise!! Je ne suis pas un pro du « suivi » des artistes que j’aime, mais j’ai eu tous ses albums qui ont suivi. J’ai raté Emilie Jolie (mais j’étais en Afrique à l’époque).
Depuis quelques semaine je prépare un tour de chants (de complet amateur je précise), et Philippe Chatel représente 50% des titres que je reprends.
Je reconstruits pas à pas les partitions avec accords, je me replonge dans les interprétations rares de certains titres pour retrouver l’ambiance.
Philippe Chatel est et restera la contre-star qui parle à l’intimité la plus fragile de notre être. Et c’est cette intimité que la plupart des gens refoule.
Merci de cet hommage si bien écrit!