En attendant le nouveau film de Philippe Garrel, Un été brûlant, qui devrait sortir en salles les mois prochains, retour sur une œuvre exigeante.
Philippe Garrel est un produit de son époque. Né en 1948, fils du comédien Maurice Garrel1, il représente la génération de l’après 1968. Celle-ci après les événements a cru que l’avènement d’une autre société était possible, puis, le temps passant, s’est désillusionnée percevant que le mois de mai n’était pas une répétition mais le point culminant de la contestation. Le cinéma de Garrel témoigne de cet état d’esprit.
Enfant de la balle, il a tourné son premier court métrage à l’âge de 14 ans, puis son premier long métrage, à 19 ans, Marie pour mémoire (1967). Les critiques l’ont immédiatement comparé à Rimbaud pour sa jeunesse et pour la poésie qui s’y dégageait.
Nico
En 1969, il fait la rencontre qui va bouleverser sa vie et son art. Nico, la chanteuse du groupe Velvet underground et l’actrice des productions de la factory d’Andy Warhol, devient sa compagne. Dans l’esprit de cette période, la vie, l’amour et l’art ne sont pas séparés. Tous les deux élaborent des films dans l’esprit du cinéma indépendant « underground » américain, contemplatifs et abstraits. Par exemple, dans La cicatrice intérieure (1971), il filme Nico et lui-même dans des déserts. Cette période est jugée hermétique même pour les admirateurs les plus fervents du cinéaste.
En 1979, après sa rupture avec Nico, Garrel modifie son cinéma en passant à la narration autobiographique.2 Les dix années passées en compagnie de sa muse seront le terreau de son cinéma futur. Ses films deviennent alors nostalgiques et parlent du temps enfui, de leurs difficultés de couple et de leur génération refusant la compromission au nom de l’art et de l’amour.
Une mélancolie lancinante
Les personnages principaux, à partir des années 1980, sont souvent des artistes ou cinéastes, ils traînent une mélancolie de tous les instants. Marginaux, pauvres et inadaptés, ils ne veulent ou ne peuvent prendre leur place dans la société. Seul l’amour – et encore imparfaitement – leur permet de survivre à leur désenchantement. Les artistes honnêtes qui se refusent à la marchandisation de l’art se heurtent à la société qui ne peut que les rejeter. Les contraintes sociales conduisent, selon Garrel, à un type de déviances comme l’alcool, la drogue, la solitude ou le suicide. Il n’est pas rare que ses films se closent par le suicide du « héros ».
Garrel est un révolté romantique – plus qu’un révolutionnaire – qui se vit sur le mode de l’artiste sincère contre la société moloch qui élimine ceux qui n’entrent pas en son sein. Bien qu’il n’ait jamais adhéré à aucun parti, il pratique un cinéma politique. On sent l’influence décisive du situationnisme dont il a côtoyé des représentants à la fin des années 1960.
Recherche des origines
Outre leur thème, l’esthétique de ses films est particulière. Garrel cherche par le choix d’un beau noir et blanc, jugé plus poétique que la couleur, à retrouver la pureté du cinéma des origines, celui du cinéma muet. Certains de ses films des années 1970 sont complètement muets (Athanor (1972), Les Hautes solitudes (1974), Le bleu des origines (1978). A cette époque, il semble dire qu’il suffit d’installer une caméra et de filmer pour capter le réel qui est la seule vérité qui tienne. En ce sens, ses influences proviennent davantage des frères Lumière que de Méliès, le créateur des premiers trucages. Par la suite, il révisera cette affirmation.
Des fictions documentaires
Pour le cinéaste, la création repose sur le geste unique et définitif, à la manière d’un artiste de l’Action painting projetant une giclure de peinture sur la toile. Afin de préserver leur fraîcheur, il impose la prise unique aux acteurs qui devant la caméra se sentent fragilisés et expriment, en improvisant sur un canevas réduit à l’essentiel, une vérité sur eux-mêmes. Parfois, le cinéaste va jusqu’à les filmer à leur insu pour leur voler une part de leur « âme ». En quelque sorte, ses films sont des documentaires sur ses acteurs. Comme on peut le comprendre, l’art n’existe que lors du tournage, le scénario n’étant qu’une série de notes conçues pour alimenter son imaginaire.
Alors qu’auparavant ses personnages soliloquaient ou gardaient le silence, à partir des Baisers de secours (1988), ils dialoguent et se complexifient. Ce changement notable s’explique par sa collaboration avec le dialoguiste, Marc Cholodenko, par ailleurs romancier. Grâce à cette nouvelle orientation, Garrel, sans devenir un cinéaste grand public, élargit son audience et fait appel ces dernières années à des vedettes telles que Catherine Deneuve dans Le vent de la nuit (1999), Laura Smet dans La frontière de l’aube (2008) et Monica Bellucci dans son dernier film, Un été brûlant, pas encore sorti en salles.
Pour certains spectateurs, les films de Garrel peuvent avoir l’apparence d’essais inaboutis. Cependant, il est incontestable que des fulgurances poétiques surgissent de ses images. On se souvient, dans Liberté la nuit (1983), de scènes inoubliables, comme une conversation entre les personnages joués par Maurice Garrel2 et Christine Boisson, couverte par le bruit des draps blancs qui claquent au vent.
Philippe Garrel reste notre dernier romantique du cinéma.
Didier Saillier
(Juin 2011)
Photo : Christine Boisson et Maurice Garrel dans Liberté la nuit (1983) de Philippe Garrel.
1 Maurice Garrel qui vient de disparaître le 4 juin dernier a joué dans de nombreux films de son fils.
2 Dans Les Baisers de secours, il a réuni plusieurs membres de sa famille : lui-même, son père, sa femme, Brigitte Sy, et son fils, Louis Garrel, âgé de quatre ans, qui deviendra par la suite une jeune vedette.