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Cinéma

L’art du mariage par Éric Rohmer

Éric Rohmer a quitté ses fans, il y a quinze ans, le 11 janvier 2010. Pour lui rendre hommage, visionnons, une fois encore, « Le Beau Mariage », un film au sujet mince mais magistralement mis en scène. Une jeune femme décide de se marier sans savoir qui sera l’heureux élu ! La légèreté, l’humour, l’ironie et la gravité sont au rendez-vous.

 

Éric Rohmer (1920-2010), de son vrai nom Maurice Scherer, est un cinéaste de la Nouvelle Vague, mouvement qui voulait revivifier le cinéma et l’aérer en tournant dans la rue et les (vrais) appartements et non dans les studios. D’abord critique aux Cahiers du cinéma dans les années cinquante, parallèlement à cette activité Rohmer tourna quelques courts métrages avant de passer au long en 1959 avec Le Signe du lion. Dès le suivant, il eut l’idée d’accomplir un cycle intitulé Six Contes moraux (1962-1972) dans lequel il obtint du succès notamment avec Ma nuit chez Maud (1969) et L’amour l’après-midi (1972). Dix ans plus tard, il entama un nouveau cycle, Comédies et proverbes (1981-1987).

Comédies et proverbes

Second film du cycle Comédies et proverbes[1], Le Beau Mariage (1982) possède les caractéristiques de cette nouvelle série. Les fictions des Contes moraux étaient strictement circonscrites géographiquement (à un quartier, à une ville) et le personnage principal masculin décidait de se conformer à sa vision du monde en suivant une ligne de principe. En revanche, dans les Comédies et proverbes, divers lieux sont montrés et les centres d’intérêt sont distribués à plusieurs personnages qui essaient de projeter une idée d’eux-mêmes vers les autres. Chaque film est sous le signe d’un proverbe ou de sagesse populaire. Pour Le Beau Mariage, il s’agit de vers de la fable de La Fontaine La laitière et le pot au lait : « Quel esprit ne bat la campagne ? / Qui ne fait châteaux en Espagne ? »

Éric Rohmer dans son cinéma a le souci constant de l’exactitude, de la précision, de l’authenticité, que ce soit pour les choix des interprètes, des costumes, des décors et des objets. Ce choix réside, tout d’abord, dans les détails plastiques. Les personnages féminins sont modernes et classiques dans un même temps. Sabine (Béatrice Romand), très libre, a malgré tout le projet de se marier, d’obtenir la respectabilité par le mariage. C’est une « brune, petite, fine et gracile » qui a tendance à se vêtir comme Clarisse (Arielle Dombasle), une jeune femme grande, blonde et sculpturale. Celle-ci, l’amie qui peint des abat-jours, est sujette à l’affectation dans sa manière de parler et de bouger, c’est donc le modèle de Sabine.

Le type rohmérien

Quand le cinéaste choisit une actrice, c’est qu’elle correspond au rôle mais aussi, plus largement, à son univers constitué de préciosité et de réalisme. Une fois choisies, il laisse ses interprètes parler selon leur façon, leur intonation, leur rythme. À cet égard, Arielle Dombasle est probablement l’actrice la plus rohmérienne de toutes les interprètes du cinéaste par sa manière de s’exprimer et de se mouvoir comme une chatte. L’héroïne principale de ce film est non pas Clarisse mais Sabine qui, par son interprète, a une qualité majeure pour Rohmer de savoir détacher les syllabes, d’articuler distinctement, voire de surarticulé. Ce qui est un avantage certain pour le spectateur qui ne perd aucun mot des dialogues soutenus.

Les deux personnages masculins sont très opposés dans leur caractère. Simon (Féodor Atkine), l’amant de Sabine, est un séducteur par l’allure qu’il se donne, certain de son charme machiste. Edmond (André Dussollier), l’avocat parisien, à rebours de Simon, est réservé ne se compromettant que par des aveux trop directs, souriant d’un sourire contenu. Malgré leurs différences, les deux comédiens incarnent, chacun dans son genre, le type rohmérien : le bourgeois libertin justifiant ses idées et son comportement avec les femmes.

Costumes et décors

L’autre intérêt esthétique majeur de Rohmer se porte sur les costumes et les décors. Les robes que portent les actrices sont couleur pastel et s’harmonisent avec le décor des appartements ou des maisons. Les pièces sont agencées avec goût de façon moderne. Le décor est la projection de leur aspiration ou de leur manière de concevoir la vie. Clarisse vit dans un monde en bleu (couleur liée à l’apaisement, à la sérénité) dans lequel se dégage un charme discret de la bourgeoisie sûr de son bon goût, loin du tape-à-l’œil.

En revanche, la maison de la mère de Sabine (Thamila Mezbah) fait davantage petit-bourgeois, au décor sobre mais d’une qualité moindre – insistant ainsi sur la différence de classe sociale des deux jeunes femmes. Les tons sont doux, les couleurs chaudes qui tirent sur le rose (couleur liée à la romance). Le cinéaste s’ingénie à marier avec soin les vêtements et les décors intérieurs avec les décors naturels automnaux, ce souci fait de lui un peintre.

Plan américain et plan séquence

Techniquement, Rohmer recherche la simplicité, le naturel évident, la logique. Les personnages dans les intérieurs sont filmés principalement en plans américains pour inscrire à la fois dans le détail les objets et les êtres. La mise en scène utilise peu les gros plans afin de conserver au procédé son caractère exceptionnel pour mettre en valeur un détail comme la plaque de la bibliothèque d’art et d’archéologie afin de montrer dans quel bâtiment est entrée Sabine et surtout indiquer son statut d’étudiante. À l’extérieur, dans les rues pavées charmantes du Mans, le cadre est large pour aérer le plan, laisser une profondeur de champ et, ainsi, une ligne de fuite aux personnages.

Le plan séquence, qui est le plan du discours, est privilégié pour laisser le temps nécessaire aux individus à exposer et justifier leurs motivations. Dans la rue, les personnages discourant se déplacent simultanément dans l’espace et le temps. Seul un travelling vertical nous fait découvrir l’immeuble HLM, tout en hauteur, qu’habite l’ex-petit ami de Sabine, Claude (Vincent Gauthier), un instituteur qui vit modestement. Le spectateur comprend que Claude n’est pas assez élevé dans la hiérarchie sociale pour Sabine, elle qui prétend se hisser en se mariant avec un avocat parisien.

Son et musique

La bande-son est déterminante, dans le cinéma de Rohmer, elle est dégagée de tout parasite. Rien ne vient troubler le message délivré. Les protagonistes ne demandent jamais de répéter, il est vrai que la diction est parfaite. Le spectateur de même perçoit dans sa totalité l’ensemble des phrases. La musicalité du film provient de la qualité des dialogues énoncés dans l’esprit du xviiie siècle, période qu’apprécie particulièrement Éric Rohmer. Dans les Comédies et proverbes, la voix hors champ est absente, contrairement aux Contes moraux, manifestant ainsi que l’histoire n’est pas observée d’un seul point de vue.

Le second élément musical, la musique proprement dite, retentit uniquement lorsqu’une situation du film la justifie : lors de l’anniversaire de Sabine, les invités dansent sur une musique électronique résumant les années quatre-vingt. Dans la plupart des films autres que ceux de Rohmer, les cinéastes intègrent des morceaux musicaux « au-dessus » du monde fictif dans lequel se déplacent les personnages qui n’entendent pas l’orchestre résonner. C’est ainsi qu’une musique sera utilisée pour exprimer de la tension dans une scène d’action ou des sentiments dans une scène romantique comme si une puissance supérieure commentait les images. Chez Rohmer, il n’en est rien, la musique est intégrée dans l’espace fictionnel.

Bovarysme

Pour en revenir à l’« histoire » narrée, la décision subite de se marier est un défi que Sabine lance non seulement à Simon, son amant, mais à elle-même : « Aucun homme ne me résiste ! » Ce qui l’intéresse dans le mariage – alors qu’elle n’a nul prétendant en vue –, c’est la liberté qu’elle espère obtenir en épousant un riche mari qui serait très occupé et ainsi la laisserait libre en journée « et même le soir », précise-t-elle.

La jeune femme est fascinée par la condition supérieure des personnes qui gravitent autour d’elle (Clarisse, l’antiquaire, Edmond). Son aspiration serait de se faire entretenir pour se consacrer à la création, bien qu’elle ignore dans quel domaine se situent ses aptitudes artistiques. Le bovarysme de Sabine lui permet, en rêvant sa vie, de supporter son présent insatisfaisant, et c’est pourquoi elle s’entiche davantage de la profession d’Edmond (« avocat parisien ») que de sa personne. Ce n’est donc pas le sentiment amoureux qui la guide dans sa recherche d’un mari mais le statut social.

Impulsion et fantaisie

Sabine a pour modèle, sans se l’avouer, Clarisse qui possède une grande beauté, des aptitudes artistiques et est mariée à un futur médecin. Lorsque Sabine avouant à son amie le peu d’intérêt qu’elle porte à son emploi de vendeuse chez une antiquaire, Clarisse lui propose de devenir sa collaboratrice, voire de l’associer à son affaire. Mais elle refuse, se disant trop indépendante pour se laisser diriger par quiconque. Elle finit d’ailleurs par démissionner de son emploi chez l’antiquaire en lui criant son mépris du commerce, comme elle l’avait déjà confié à Edmond : « l’argent est la seule raison d’être du commerce. On ne vend pas par plaisir mais uniquement pour gagner. » Paradoxalement, son désintéressement pour les choses de l’art va à l’encontre de sa conception de l’art du mariage, qui, elle, est calculée.

Sabine affirme se déterminer par impulsion, par principe pour le général, en bonne héroïne rohmérienne, et pour le particulier, elle écoute sa fantaisie. Elle est persuadée de diriger sa vie selon sa volonté. À une critique de Clarisse qui lui reproche de vouloir se marier sans amour, elle réplique : « Moi je décide. Je ne suis pas obligé de faire comme les autres ! » Si elle croit décider elle-même, en réalité, elle se fait manipuler par Clarisse qui lui présente son cousin Edmond et ne cesse de la conseiller pour parvenir à ses fins. Le désir des deux femmes (que se concrétise un « beau » mariage) se perçoit au moment de l’anniversaire qu’organise Sabine, les deux amies portent des robes blanches devançant la réalisation (hypothétique) dudit mariage.

Volontarisme et action

Si Sabine échoue dans son projet, c’est en partie lié à l’insistance qu’elle met à vouloir réaliser son rêve de revanche sociale : « Il faut que je quitte mon milieu, et je ne peux le faire que par volonté délibérée. » Elle ne parvient plus à se détacher de cette idée obsédante : c’est l’échec du pur volontarisme. Sa vision sur le monde qui l’entoure s’est restreinte. Seuls les lieux richement aménagés lui permettent d’admirer le paysage à travers les fenêtres. De la maison des parents médecins de Clarisse, elle contemple la « vue fantastique » alors que le paysage pratiquement identique vu du HLM de l’instituteur est à peine regardé. Seul le point de vue est pris en compte.

Le Beau Mariage décrit les tentatives infructueuses d’une jeune femme du début des années quatre-vingt afin de parvenir à se faire épouser par un homme qui ne le souhaite pas. Cette œuvre n’est pas exclusivement une critique sociale, mais une description précise des motivations qui poussent à une action définie. Éric Rohmer dans la suite de ses Comédies et proverbes continuera en moraliste à tracer le même sillon, à réfléchir sur les mœurs, les comportements des êtres humains, leurs désirs, afin d’en tirer une morale déjà inscrite dès le début du générique.

Éric Rohmer est mort

En écrivant cet article, aujourd’hui me revient la chanson nostalgique de Clio Éric Rohmer est mort (2016) qui finissait par ces paroles désenchantées : « Éric Rohmer est mort / Et moi j’en veux encore / Il y a sur l’étagère au rayon Éric Rohmer / Une trentaine d’orphelins qui attendent le prochain. » Oui, Éric Rohmer est mort, mais il reste ses films qui nous consolent.

Didier Saillier

(Mars 2025)

Éric Rohmer, Le Beau Mariage (1982) (Comédies et proverbes – 2), DVD – Films du Losange.

[1] Les six films de la série Comédies et proverbes comprennent La Femme de l’aviateur (1981), Le Beau Mariage (1982), Pauline à la plage (1983), Les Nuits de la pleine lune (1984), Le Rayon vert (1986), L’Ami de mon amie (1987).

Photogramme : Éric Rohmer, Le Beau Mariage (1982). Sabine (Béatrice Romand) et Clarisse (Arielle Dombasle).

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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