La marge du temps, un blog culturel et littéraire
Jean-Pierre Léaud lit le journal dans le film de Jean Eustache "La Maman et la Putain". Un portrait mosaïque.
Cinéma,  Essai

« Le Cinéma de Léaud », un portrait mosaïque

En mai 2024, Gérard Gavarry a sorti chez POL Éditeur, « Le cinéma de Léaud », un ouvrage sur le mode impressionniste, qui décrit la singularité d’un acteur unique en son genre. Une quarantaine de fragments pour un portrait façon puzzle d’un homme drôle et fragile.

 

« La vie n’existe que quand je tourne ». Cette réflexion qui place le cinéma avant la vie renvoie à la fameuse réplique, dans La Nuit américaine (1973), du réalisateur Ferrand (joué par Truffaut lui-même) adressée à Alphonse le comédien interprété par Léaud : « Ne fais pas l’idiot, Alphonse. Tu es un très bon acteur, le travail marche bien. Je sais, il y a la vie privée, mais la vie privée, elle est boiteuse pour tout le monde. Les films sont plus harmonieux que la vie, Alphonse, il n’y a pas d’embouteillages dans les films, il n’y a pas de temps mort, les films avancent comme des trains, tu comprends ? Comme des trains dans la nuit. Les gens comme toi, comme moi, tu le sais bien, on est faits pour être heureux dans le travail, dans notre travail de cinéma. »

Burlesque

Jean-Pierre Léaud n’existe pas en dehors du cinéma, seulement entre les interjections « moteur ! » et « coupez ! », ainsi l’ouvrage Le Cinéma de Léaud de Gérard Gavarry est consacré à l’acteur observé uniquement à travers le filtre de l’écran de cinéma, la pellicule impressionnée. Gérard Gavarry a revisité la filmographie de l’acteur et a repéré ce qui faisait sa spécificité, sa substance, sa poétique.

Dans l’ordre chronologique de ses films, Gérard Gavarry commente des scènes où apparaît Léaud. Ses attitudes, ses gestes récurrents, ses mouvements du corps, ses expressions du visage sont décrits avec exactitude, ce que l’on ne remarque pas toujours au premier abord. En voyant les films dans lesquels joue Léaud, on constate que sa manière d’être devant une caméra est atypique. Notre acteur ressemble à un clown, à un burlesque des premiers temps du muet, qui mêle l’agilité à la gaucherie, la précision aux gestes brouillons. L’autre veine, c’est le jeune homme de bonne famille qui parle avec élégance, avec un phrasé surarticulé, notamment dans la série des Antoine Doinel de François Truffaut et de La Maman et la Putain (1973) de Jean Eustache.

Juvénile

Les Quatre Cents Coups (1959) sont la première apparition d’un adolescent de 14 ans, qui montre une spontanéité juvénile néanmoins compensée par une inquiétude existentielle. Le premier texte de l’ouvrage souligne une manière de protection de l’acteur et du personnage en remontant fréquemment le col de son pull « jusque sous les narines ». Léaud est un personnage et un homme fiévreux, voire angoissé derrière une attitude enjouée. Cette juvénilité que l’on retrouve dans les films suivants, jusqu’à un âge avancé, se traduit par l’éclosion d’un sourire éclatant, enjôleur, angélique avant de reprendre une mine songeuse ou inquiète : « L’homme mûri et sagement socialisé se met tout à coup à hurler. Et même devenu vieux : sourit-il, aussitôt la juvénilité est là, radieuse, insolente et qui illumine visage et écran. »

Son jeu repose avant tout sur la vivacité des gestes et son fameux index, levé sentencieusement pour indiquer qu’il énonce une phrase définitive, n’éclipse pas d’autres gestes de l’acteur moins repérables comme « le bras qui s’élance pour ouvrir l’espace », les mains « dansantes, papillonnantes », les doigts, les yeux, les jambes, désynchronisés, à la vie autonome : « Oublieux du reste du corps, [les doigts] prennent chacun position, un par-ci, un par-là, un autre relevé de biais, raide, un autre plié en trois. Et tandis que les lèvres tout en parlant s’avancent en une moue passagère ou sourient avec malice, les yeux de leur côté regardent à gauche, regardent à droite, regardent en l’air avant de soudain s’aviser que plus bas les jambes, sans prévenir, ont improvisé une cavalcade. »

Fils spirituel

En étudiant le jeu de Jean-Pierre Léaud, le spectateur peut conclure que la distance entre le personnage et l’acteur qui l’interprète est assez réduite. Léaud n’est pas un comédien qui enfile des rôles, les taillant à sa mesure, mais un acteur qui offre sa personnalité à son personnage donnant ainsi l’impression que chaque film dans lequel il apparaît est un documentaire sur l’homme Léaud.

Le Cinéma de Léaud, n’est pas une biographie sur l’acteur le plus emblématique de la Nouvelle Vague et le fils spirituel de François Truffaut, mais il nous fait connaître, par un portrait mosaïque, l’acteur décalé, observé au microscope : mains, doigts, geste, sourire, rire, toucher, voix qui « donne à entendre l’énonciation autant sinon plus que l’énoncé. » Si Jean-Pierre Léaud a des fans comme Gérard Gavarry, il a aussi des détracteurs qui l’accusent de ne pas savoir jouer ou ne sachant que jouer lui-même ou de jouer faux. Pour contredire ces critiques acerbes, Jean-Pierre Léaud aimait citer la phrase de Jean Cocteau : « Ce qu’on te reproche, cultive-le, c’est toi. » Reste comme tu es, Jean-Pierre, on t’aime !

Didier Saillier

(Septembre-octobre 2024)

Gérard Gavarry, Le Cinéma de Léaud, POL Éditeur, 2024, 108 p., 15 €.

Photogramme : Jean-Pierre Léaud dans le film de Jean Eustache, La Maman et la Putain (1973).

 

 

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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