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Essai,  Exposition

Vladimir Jankélévitch, un philosophe du « Je-ne-sais-quoi » et du « Presque-rien »

À la Bibliothèque nationale de France – site François Mitterrand – l’exposition « Vladimir Jankélévitch, figures du philosophe », du 15 janvier au 3 mars 2019, retrace la biographie de celui qui ne fut pas seulement un homme de cabinet mais aussi une personnalité engagée dans son temps. Cent-vingt documents sont présentés : photos, partitions, manuscrits, lettres, ouvrages, vidéos.

 

La petite exposition que nous propose la BNF a pour objet un philosophe. Le public apprendra peu concernant le contenu de la philosophie de Vladimir Jankélévitch (1903-1985), car l’objectif est avant tout de retracer sa biographie, de suivre ses faits et gestes, ses interventions politiques, ainsi que de transmettre sa passion pour la musique que le philosophe pratiquait chaque jour en jouant du piano. D’ailleurs, tout au long de la visite, retentissent des pièces musicales jouées par notre philosophe.

Vladimir Jankélévitch aujourd’hui est sous le feu des projecteurs : outre l’exposition, plusieurs ouvrages qui pour certains étaient indisponibles (Le Pardon [1967], La Mauvaise Conscience [1933], Debussy et le mystère de l’instant [1976] ou le recueil de plus de 1 000 pages, Philosophie morale [1998]) ont été réédités.

Sa philosophie a pour signe distinctif de traiter des sujets moraux, mais aussi de tenter d’apprivoiser des notions insaisissables, comme le « Je-ne-sais-quoi » et le « Presque-rien », ou des problèmes temporels : l’irréversible et l’irrémédiable, qui provoquent des sentiments tourmentés chez les êtres humains : le remords, la nostalgie, le désespoir, l’angoisse, l’ennui, etc. Comme le souligne Jankélévitch, le langage n’est pas adapté pour parler du temps bien trop complexe, « ineffable », « inexprimable », « intranscriptible », qui ne s’arrête jamais, même lorsqu’il parait immobile. Le philosophe tente de le saisir par l’utilisation fréquente de métaphores. C’est parce que ces notions sont insaisissables qu’il virevolte dans son écriture ou virevoltait dans ses cours, en rejetant d’un coup rapide sa mèche sur le côté.

Des origines russes

Les parents de Vladimir Jankélévitch, nés en Russie, fuirent les pogroms antisémites qui sévissaient sous le régime tsariste à la fin du xixe siècle. Ne pouvant s’inscrire à la faculté de médecine, en raison de la restriction faite aux Juifs d’accéder aux études secondaires et supérieures (le numerus clausus date de 1887), Samuel Jankélévitch, le futur père de Vladimir, émigra en France en 1889, pays dont les universités accueillaient volontiers les étudiants étrangers.

Étudiant à l’université de Montpellier, il y rencontra sa future femme Anna Rys (1873-1950), originaire de Rostov-sur-le-Don, qui était également étudiante en médecine. Le père, oto-rhino-laryngologiste, après son doctorat obtenu en 1895, ouvrit un cabinet à Bourges, avant de s’installer à Paris avec sa famille. Son autre activité, qui lui apporta une solide réputation, était la traduction d’ouvrages de philosophie allemande et russe (Hegel, Schelling, Berdiaev) en français. Il devint le premier traducteur de Freud et traduisit neuf de ses ouvrages. De plus, ses méditations le conduisirent à écrire des ouvrages de réflexion comme Nature et société (1906) et Révolution et tradition (1947).

Un philosophe français

Vladimir Jankélévitch était issu de la bourgeoisie intellectuelle. Particulièrement doué, il fit d’excellentes études qui le conduisirent à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, en 1922, et à la première place de l’agrégation de philosophie en 1926. Ses travaux de jeunesse manifestent une attirance, pour le néoplatonisme de Plotin, la philosophie vitaliste de Bergson, le mysticisme russe. La figure d’Henri Bergson, à qui il consacrera en 1931 son premier ouvrage, le mit sur la voie de sa philosophie future, celle du mouvant. Une carte de visite de Bergson, datée du 16 janvier 1923, envoyée à son admirateur, est la première trace de leur échange.

Bien que d’origine russe, Vladimir Jankélévitch, naturalisé à l’âge d’un an, se revendiquait philosophe français, chose qui n’était pas évidente lorsque, dans la société française, l’on portait un nom étranger en contexte dans l’entre-deux-guerres. Et c’est pourquoi, il préféra la prononciation « Jeankélévitch » à celle slave « Yankélévitch ». Ce désir d’assimilation provient certainement du désir de ses parents et aussi de sa fréquentation de l’école de la République qui était un puissant levier d’assimilation. Pour autant, la culture russe eut chez Jankélévitch une importance notable. Tout d’abord, pendant ses années d’étudiant, il s’intéressera à la philosophie russe, en écrivant, en 1925, l’article « Les thèmes mystiques dans la pensée russe contemporaine » ; en émaillant ses ouvrages de mots empruntés à la langue russe que ce soit en cyrillique ou en transcription ; ou encore en tirant des exemples de la littérature, des contes et de la musique russes.

Après l’obtention de l’agrégation, Jankélévitch commença une carrière d’enseignant en intégrant l’Institut français de Prague de 1927 à 1932. C’est à Prague qu’il écrivit sa thèse L’Odyssée de la conscience dans la dernière philosophie de Schelling, publiée en 1933, avant d’être appelé à enseigner dans le secondaire, puis à l’université. Avec la déclaration de guerre, sa vie bascula.

Le philosophe résistant

Lors de l’invasion allemande, le lieutenant Jankélévitch fut blessé sérieusement à Mantes et pendant sa convalescence, dans un hôpital de Marmande, en juillet 1940, il apprit sa révocation par le régime de Vichy – n’étant pas Français à titre originaire –  puis, en décembre, il fut l’objet d’une seconde révocation en vertu des lois raciales. Cette mise à l’index le fit entrer dans la clandestinité à Toulouse dans le réseau de Jean Cassou, son beau-frère, sous le nom d’André-Charles Dumez dont la fausse carte d’identité vichyssoise de 1942 nous renseigne sur sa prétendue profession : « professeur de piano ».

Pendant la période de l’Occupation, il participa à des actions de résistance, notamment en distribuant des tracts, en compagnie de jeunes intellectuels comme le futur psychanalyste Jean-Paul Valabrega et le futur historien spécialiste des mythes de la Grèce antique Jean-Pierre Vernant. Pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, qu’il fit venir à Toulouse, Jankélévitch dispensait des cours privés dans des cafés. Pendant ces années de guerre, il rédigea son premier ouvrage d’envergure le Traité des vertus, qui ne sera publié qu’en 1949. On peut d’ailleurs voir quelques pages de ce manuscrit, à l’écriture fine et illisible qui semble chercher à gagner tout l’espace de la feuille.

Cette vie de paria partagée entre l’action, l’écriture et les publications clandestines – notamment une brochure Psycho-analyse de l’antisémitisme – le marqua à jamais, et c’est pourquoi, il ne se résolut pas à pardonner à l’Allemagne et aux Allemands d’avoir voulu anéantir le peuple juif. Après la guerre, il resta en contact avec les associations d’anciens combattants et de déportés et il était présent lors des cérémonies du souvenir. Il publia une lettre le 3 janvier 1965 dans Le Monde pour réfuter le projet de la prescription des crimes de guerre. Jankélévitch pouvait être intransigeant, lui qui depuis la fin de la guerre refusait d’écouter de la musique allemande et à plus forte raison d’en jouer.

Un philosophe et la cité

Les dix dernières années de sa vie, Jankélévitch poursuivit ses « résistances » en soutenant le mouvement de Mai 68, quitte à passer auprès de ses collègues mandarins pour un démagogue ; en 1975, il se prononça, avec d’autres de ses confrères, contre la réforme Haby afin que la philosophie ne devienne pas une spécialité optionnelle en classe de terminale. Ainsi Jankélévitch, entre la philosophie et la musicologie, s’engageait dans les affaires de la cité, car pour lui philosopher n’était pas seulement écrire, faire des discours, mais mettre en œuvre sa philosophie de l’action. C’est pourquoi il aimait répéter cette phrase de Bergson : « N’écoutez pas ce qu’ils disent, regardez ce qu’ils font ».

Cette exposition à la BNF permet un premier contact avec Vladimir Jankélévitch, mais ne dispense pas de lire son œuvre. Pour donner un aperçu de son style et de sa philosophie, sur les cimaises de la salle sont inscrites trois phrases dont l’une est tirée de Philosophie première (1954) : « On peut, après tout, vivre sans le je-ne-sais-quoi, comme on peut vivre sans philosophie, sans joie et sans amour. Mais pas si bien. » Tout un programme.

Didier Saillier

(Février 2019)

Photo : Vladimir Jankélévitch et Patrice Chéreau. Manifestation de soutien à Andreï Sakharov, devant l’ambassade d’URSS, le 7 décembre 1981. Photo Patrick Zachmann. Magnum.

 

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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