Il y a soixante ans sortait, en décembre 1964, à Noël, le deuxième diptyque des aventures de Tintin au cinéma en prises de vue réelles, « Tintin et les Oranges bleues ». Trois ans auparavant, en décembre 1961, était à l’affiche « Tintin et le Mystère de la Toison d’or ». Depuis, aucun film avec acteurs n’a vu le jour. Revenons sur ces films qui donnèrent une incarnation humaine aux personnages de Hergé.
Lorsque l’on aime un personnage de bande dessinée, en l’occurrence Tintin, lire les albums, les relire un nombre incalculable de fois, ne suffit pas à étancher sa soif. Pour l’enfant, il manque quelque chose. Comment faire en sorte qu’il continue de vivre en soi en dehors des albums, en d’autres termes : que faire de son amour ?
Enfin, les voilà au cinéma !
Pour prolonger l’existence du héros et de son univers, se procurer des produits dérivés est une des possibilités : on peut enfiler une panoplie de Tintin, acquérir des vitrines miniatures exposant l’univers de Hergé, collectionner des figurines des personnages et des objets emblématiques, des badges, des pin’s, des voitures. Mais le succédané le plus proche de l’esthétique de la BD est le dessin animé dont on fit beaucoup usage de 1947 à 2011. Le dernier en date, Les Aventures de Tintin : Le Secret de la Licorne de Steven Spielberg, a été fabriqué grâce à la technique de la « capture de mouvement[1] », autrement dit un artefact entre le dessin et la réalité.
Dès les années cinquante, les albums de Tintin connurent un grand succès en langue française, et à l’international depuis que le héros à la houppe avait été traduit en néerlandais, en allemand, en anglais britannique, en espagnol et, en 1959, en anglais américain. Cependant, les enfants avaient envie d’en avoir plus. Alors le producteur André Barret proposa à Hergé d’incarner ses personnages par des acteurs, ce qui n’avait jamais été tenté jusque-là. C’est comme cela qu’apparut le film Tintin et le Mystère de la Toison d’or. L’affiche indiquait, exprimant ainsi l’impatience du jeune public : « Enfin, les voilà au cinéma ! » Le scénario original fut écrit par Remo Forlani et André Barret, il conserve l’esthétique hergéenne et fait de nombreuses allusions à des scènes d’albums. Tandis que la réalisation fut confiée à Jean-Jacques Vierne, un assistant-réalisateur qui faisait ainsi ses premiers pas en solo.
Des natures
Le parti pris du producteur était de choisir les acteurs en fonction de leur nature, proche de celle des personnages. Ainsi le professeur Tournesol, toujours à l’ouest, est joué par le clown du cirque Medrano, Georges Loriot ; les Dupond(t) par des jumeaux, les frères Gamonal ; Nestor, le serviteur stylé et zélé de Haddock, par Max Elloy, un des anciens Collégiens de l’orchestre de Ray Ventura et batteur de jazz réputé ; Midas Papos, propriétaire d’un bazar à Salonique, par le prince de l’opérette, Dario Moreno ; Alexandre Timoshenko, père orthodoxe au monastère d’Agía Triáda des Météores, dans la région de Thessalie, est interprété par Charles Vanel, l’acteur du Salaire de la peur.
Pour le capitaine, omniprésent à l’écran, il ne fallait pas se tromper sur le choix de l’acteur. Ce fut Georges Wilson, le directeur du Théâtre national populaire (TNP), qui s’imposa comme un Haddock crédible, possédant une faconde, une truculence irréprochable et une carrure physique proche de celle de son modèle. Quant à Milou, il fut incarné par sept fox-terriers, chacun ayant une fonction bien précise : ouaf, ouaf !
Hergé adoube Jean-Pierre Talbot
Tous les acteurs avaient donc été choisis. Tous ? Et Tintin alors ! Eh oui, la difficulté essentielle était bien de trouver l’oiseau rare, l’acteur qui interpréterait, jouerait, mimerait, incarnerait le personnage aux culottes de golf. Après avoir auditionné pendant deux ans une multitude de postulants qui se révélaient peu probants, une directrice de casting, à l’été 1960, croisa sur la plage d’Ostende un moniteur de centre de loisirs de seize ans, qui se révélait être le sosie de Tintin. Ouah ! Bingo ! se dit-elle. Les essais confirmèrent que Jean-Pierre Talbot pouvait tenir le rôle, mais avant il convenait de le présenter à Hergé. Après avoir observé attentivement le jeune homme, celui-ci confirma : « Oui, c’est bien lui. » Ouf ! Comme Tintin, notre jeune acteur est dynamique, souple, sportif, enthousiaste, curieux, courageux, sympathique…
Mais avant d’entamer le tournage, l’adolescent adoubé par Hergé, devait recevoir pendant quatre mois une formation complète : judo pour les scènes de bagarre, natation pour la plongée sous-marine, diction, mime pour s’approprier les attitudes du héros et, bien sûr, comédie, car la ressemblance physique et morale de Jean-Pierre Talbot ne suffisait pas pour incarner le héros belge.
M. Karabine et ses sbires
Comme Tintin, dans les albums, n’était jamais encore allé en Turquie ni en Grèce, les scénaristes s’aventurèrent dans ces contrées, ce qui offrit du pittoresque à cette équipée. On voit à Istanbul sur une musique orientalisante, les échoppes bariolées, les petits métiers, des scènes de rue où les passants deviennent des figurants sans le savoir. Si le film est tourné en décor naturel, dans de magnifiques paysages grecs de carte postale, en revanche les intérieurs sont tournés dans les studios de Boulogne-Billancourt pour agencer au mieux la cabine de la Toison d’or ou la boutique bariolée du commerçant Midas Papos.
L’histoire en deux mots. Thémistocle Paparanic un forban des mers, qui vient de mourir, lègue à son vieux camarade le capitaine Haddock, un rafiot sans valeur apparente. Pourtant, un homme d’affaires – dont le logo de l’entreprise est un crocodile ! –, Anton Karabine, cherche à l’acheter à un prix démesuré. Bizarre… Tintin et Haddock, avant de comprendre pourquoi le navire a de la valeur, vont subir des attaques de la part de M. Karabine et de ses sbires. Le film repose essentiellement sur l’action menée par le duo Tintin-Haddock. Jean-Pierre Talbot, un sportif accompli, parfait dans le rôle, réalise lui-même les cascades à la Belmondo : il descend en rappel la tour de Galata à Istanbul, se bat à main nue avec le fourbe Angarapoulos (Marcel Bozzuffi), un lâche membre de l’équipage de la Toison d’or et manieur de couteau à cran d’arrêt.
On change une équipe qui gagne
À la suite du succès du film (3,6 millions d’entrées) un autre film, Tintin et les Oranges bleues, fut mis en chantier. Trois ans passèrent entre la première sortie et la seconde en raison, notamment, de l’activité professionnelle de Jean-Pierre Talbot devenu instituteur à défaut d’être professeur de sport, comme il en avait émis l’idée au cours d’un reportage sur le tournage du Mystère de la Toison d’or. La production alla à l’encontre de l’adage sportif qui postule : on ne change pas une équipe qui gagne. En effet, parmi les acteurs, seuls Tintin et Nestor furent épargnés par la métamorphose générale. Georges Wilson laissa sa place à Jean Bouise, qui en retour insuffla de la poésie au capitaine Haddock qui manque tout de même d’envergure corporelle.
Le scénario fut écrit encore par le producteur André Barret et adapté par le nouveau réalisateur et Remo Forlani. Alors Philippe Condroyer (qui avait une expérience limitée avec quelques courts métrages) remplaça Jean-Paul Vierne aux manettes. Cette fois, la destination de nos amis sera l’Espagne – elle aussi non visitée dans les albums –, dans la région de Valence, superbe ville qu’ils parcourent à pied en long, en large et en travers, car la production franco-espagnole, ayant un budget limité, se cantonna dans la ville et ses environs. Le film est moins spectaculaire que son devancier, les cascades moins périlleuses, bien que la descente à une vitesse vertigineuse des escaliers par Tintin se révèle acrobatique.
Veine burlesque
Si Tintin et le Mystère de la Toison d’or est sur le versant aventureux, Tintin et les Oranges bleues se situe plutôt sur la pente du burlesque, notamment la scène drolatique quand Tintin réanime Milou, chloroformé par des bandits, en lui faisant des exercices de respiration en ouvrant et en refermant alternativement les pattes du chien, puis, miraculeusement, celui-ci, un peu cabot tout de même, se réveille avec entrain.
Une autre scène burlesque est à mettre au crédit du film. Poursuivis par des policiers Tintin et le capitaine se réfugient dans la loge de Bianca Castafiore (Jenny Orléans doublée au chant par Micheline Dax). La diva, pour donner le change, vocalise le fameux air des Bijoux de Faust de Gounod, tandis que Haddock, s’étant drapé dans la cape rouge de Méphistophélès, l’accompagne sur le même ton avec un jeu grandiloquent. Nos amis sont par conséquent sauvés par la cantatrice comme dans L’Affaire Tournesol.
C’est mon avis, et je le partage
Tintin et les Oranges bleues a été conçu pour le jeune public, et c’est pour cela qu’un groupe d’enfants joue un rôle important dans l’intrigue. Cette présence au sein du film permet aux jeunes spectateurs de s’identifier à ces petits Valenciens. Lors de l’arrivée dans la ville des personnages hergéens, Pablito, lecteur de Tintin et Milou, n’en croit pas ses yeux en les voyant prendre vie sous ses yeux : « Oh Tintin… et le capitaine Haddock ! » Avec sa bande de copains, il va aider nos amis à retrouver les professeurs Zalaméa et Tournesol enlevés par un méchant émir voulant s’approprier l’orange bleue, censée résoudre le problème de la faim dans le monde.
De l’avis général, le premier opus, Tintin et le Mystère de la Toison d’or, se révèle être le meilleur, et je dirais même plus, c’est le meilleur ! C’est mon avis, et je le partage ! Toutefois, Tintin et les Oranges bleues (qui connut un demi-succès avec 1,7 millions d’entrées) a pour mérite d’être, en quelque sorte, un documentaire sur l’Espagne qui était alors une destination de vacances prisée dans les années soixante pour ses paysages, ses plages, sa culture et son coût de la vie avantageux pour les Français.
Espagne exotique
C’est l’Espagne exotique que l’on nous présente : comme pour la Turquie et la Grèce, les petits métiers sont mis à l’honneur, par exemple les cireurs de chaussures, ainsi que la culture populaire avec le flamenco (danse et musique), la tauromachie. Le pays en 1964, sous Franco, était encore traditionnel et pauvre. On est très loin de la Movida qui sera mise en scène par Pedro Almodovar, vingt ans plus tard, symbolisant l’entrée de l’Espagne dans la modernité. Bien sûr, les deux films ne sont pas des chefs-d’œuvre dignes du cinéma d’Ingmar Bergman, tant s’en faut, malgré tout ils ont du charme et font figure de documentaire sur l’Europe méridionale des années soixante.
À l’issue de cet article, nous pouvons répondre à la question posée en introduction : quoi faire de son amour ? Eh bien, devenu grand, écrire des articles sur les amis de papier qui nous ont accompagné, afin de partager son enthousiasme, est peut-être le moyen le plus profond de prolonger la vie de nos héros et d’être en parfaite symbiose avec son enfance.
Didier Saillier
(Novembre 2024)
Tintin et le Mystère de la Toison d’or (1961) de Jean-Jacques Vierne. DVD – LCJ Éditions & Productions (2002).
Tintin et les Oranges bleues (1964) de Philippe Condroyer. DVD – LCJ Éditions & Productions (2002).
[1] « La capture de mouvements est le nom de la technologie qui enregistre les mouvements des personnes ou des objets. Le mouvement est capturé par la technologie et les données sont transférées vers une application pour accentuer le photoréalisme dans un environnement virtuel. » (Site Adobe.com).
Photogramme : Tintin et le Mystère de la Toison d’or (1961), Tintin (Jean-Pierre Talbot), capitaine Haddock (Georges Wilson), Dupond et Dupont (les frères Gamonal).